Juridictions spécialisées en matière de violences intrafamiliales : un coup d’esbrouffe politique

Publié le 05/12/2022

Adoptée par l’Assemblée nationale le 2 décembre dernier, la proposition de loi déposée par un groupe de députés LR portant création d’une « juridiction spécialisée aux violences intrafamiliales » ne suscite pas l’enthousiasme chez les professionnels de justice. Me Michèle Bauer nous explique pourquoi cela ressemble davantage selon elle à un « coup politique » qu’à un véritable progrès. 

Juridictions spécialisées en matière de violences intrafamiliales : un coup d’esbrouffe politique
Photo : Sophie Cottin-Bouzat/Adobe

Alors que les juges ont manifesté partout en France pour demander des moyens, que les magistrats et les avocats de Nanterre ont récemment saisi le Tribunal administratif pour contester une circulaire de localisation des emplois afin d’obtenir des effectifs supplémentaires, une proposition de loi portant  création de juridictions spécialisées en matière de violences intra-familiales vient d’être votée.

Elle est intervenue dans le cadre d’une niche parlementaire. Cette procédure permet, durant une journée,  à l’opposition de présenter des propositions de loi. Elles doivent être votées avant minuit, sinon c’est terminé, « les jeux sont faits » comme on dit. Ce qui a été le cas ici, les autres groupes parlementaires d’opposition ayant retiré leurs amendements pour que la proposition aille à son terme.

Rien qu’un coup politique ?

Lors de l’examen du texte, les interventions des ministres se sont succédé dont celle d’un Eric Dupond-Moretti exaspéré, dans l’objectif d’empêcher l’adoption du texte. Il faut dire qu’Emmanuel Macron en 2017 avait indiqué que la lutte contre les violences intrafamiliales serait une grande cause du quinquennat. Les Républicains en faisant voter cette proposition de loi, avec l’aide des autres groupes de l’opposition, ont donc réalisé un coup politique.

La manoeuvre n’intéresse guère les praticiens du droit, elle a même tendance à les énerver.

Cette loi n’est ni faite, ni à faire. Espérons qu’elle sera retravaillée, avant l’examen au Sénat, comme ceci est annoncé ; à défaut, ces juridictions resteront un beau coup politique sans lendemain.

La proposition de loi ne contient en effet que deux articles qui détaillent la compétence d’attribution et la compétence territoriale de ces juridictions spécialisées en matières de violences intrafamiliales.

Des postulats discutables 

L’exposé des motifs est inquiétant dès lors qu’il s’appuie sur des postulats erronés :

*La juridiction spécialisée permettrait au juge de juger plus vite et plus fermement. Il pourrait être saisi plus rapidement par les victimes, nous explique-t-on.

Il est difficile de comprendre en quoi la seule mise en place de juridictions spécialisées permettrait des décisions plus sévères. Une juridiction décide au cas par cas, la décision n’est pas sévère parce qu’elle est rendue par une juridiction spécialisée, mais parce que les faits de l’espèce sont graves. Il en est de même pour la saisine plus rapide des victimes. En matière d’ordonnance de protection par exemple, des délais doivent être respectés par le juge et surtout par l’avocat de la victime, ce n’est pas le caractère spécialisé qui permettrait dans ce cas une rapide saisine du juge, mais les délais très courts prévus par la loi. Surtout, on ne comprend pas très bien comment la création d’une juridiction spécialisée permettrait aux victimes une saisine plus rapide ; si les moyens ne sont pas donnés à ces juridictions spécialisées pour pouvoir instruire rapidement les dossiers et les juger, les victimes risquent d’être déçues. Certes, elles pourront saisir rapidement le juge, mais elles devront ensuite très probablement attendre longtemps avant d’être jugées comme devant toutes les  juridictions de France,  faute de moyens humains à la hauteur des besoins.

*La juridiction spécialisée serait la seule réponse efficace et fiable qui peut être apportée à toutes les victimes, quel que soit leur milieu social, leur lieu de vie et leur environnement, avance-t-on encore.

Cette affirmation est  idiote en ce qu’elle n’envisage pas d’autre remède que la sanction. Or, il existe d’autres méthodes que la répression comme moyen de lutte contre les violences intra-familiales. La prévention à l’école par exemple : éduquer nos garçons permettrait aussi d’éviter ces violences intra-familiales. Le juge des enfants peut ordonner des mesures d’assistance éducative ou de placement provisoire pour prévenir et former les parents, leur éviter de devenir des parents violents ou leur permettre aussi de réfléchir sur un acte violent qui a contraint la justice à prendre des mesures pour  protéger le mineur.

* Le juge aux violences familiales pourrait, ainsi, par ses pouvoirs spécialisés mieux faire respecter le délai que la loi prescrit pour rendre les ordonnances de protection et renforcer son action et son efficacité, affirme-t-on encore.

Les juges aux affaires familiales doivent être « heureux » d’apprendre qu’ils ne respecteraient pas les délais pour rendre les ordonnances de protection et que ces dernières ne seraient pas efficaces. Sur quelle étude se fonde ce constat ? Sur le terrain, je n’ai pas encore remarqué que les juges ne respectaient pas le délai pour rendre leur ordonnance, bien au contraire, ils ont si peur de ne pas respecter les délais, qu’ils refusent tout report du dossier. Par ailleurs, c’est l’avocat de la victime qui est très contraint en matière de délais et le fait que l’on crée des juridictions spécialisées n’a aucune influence sur les avocats, c’est eux qui saisissent et sont maîtres de la procédure, juridiction spécialisée ou pas.

Un risque réel d’éloignement de la justice

Si l’exposé des motifs sonne creux, les articles de ce texte ne sont pas plus satisfaisants.

L’article 1 s’intéresse à la compétence d’attribution de ces juridictions. Pour résumer, elles seront compétentes pour les violences intra-familiales : sur les enfants, ascendants et conjoints.

A noter que dans certains tribunaux judiciaires, il existe déjà des chambres spécialisées, comme à Bordeaux, qui connaissent principalement des mesures intra-familiales. Aussi la création de ce genre de juridiction est-elle vraiment utile pour les tribunaux qui connaissent ces chambres spécialisées ?

L’article 2 s’intéresse à la compétence territoriale. Il est prévu qu’il y aura au moins un tribunal des violences intra-familiales par cour d’appel. Gageons que le « au moins » deviendra « un seul » ; en l’absence de juges supplémentaires, les juridictions ne pourront pas être multipliées à moins de déshabiller Paul pour habiller Pierre. D’autres contentieux en pâtiront. Par ailleurs, si une seule juridiction est créée par ressort de cour d’appel, ce sera désastreux pour les victimes. Prenons l’exemple de la cour d’appel de Bordeaux, si une seule juridiction y est installée, les victimes d’Angoulême ou de Périgueux seront loin de leur tribunal et renonceront peut-être à le saisir, faute de trouver un avocat qui acceptera l’aide juridictionnelle (AJ) pour s’y rendre. En effet, l’AJ ne prend pas en charge les frais de déplacements de l’avocat et ceux-ci, dans le contexte actuel, ne cessent de grimper.

Une spécialisation, pour quoi faire ? 

Pour finir, il se pose une vraie question, à laquelle cette proposition de loi ne répond pas dans l’exposé de ses motifs : les violences intra-familiales ont-elles besoin de juridictions spécialisées ?  La lutte contre ces violences est légitime mais est-ce un contentieux si technique qu’il faille créer des juridictions dédiées ? Si l’on peut comprendre la création de juridictions d’instruction spécialisées, les JIRS (juridictions interrégionales spécialisées) en matière pénale sur des contentieux techniques, on a du mal à identifier la technicité de ce contentieux de violences intra-familiales qui justifierait la création de ces juridictions dédiées. Je suppose et j’espère que les juges aux affaires familiales ou les juges correctionnels sont formés et, par exemple, n’ignorent pas le phénomène de l’emprise qui explique que certaines femmes ne quittent pas leur conjoint violent.

Encore une fois, la création de telles juridictions n’est qu’un effet d’annonce comme souvent. Le dernier paragraphe de l’exposé des motifs est d’une naïveté sans limite et démontre la démagogie de l’initiative : « Cette proposition de loi permettra de changer les choses. Aussi longtemps qu’il restera une seule et dernière victime de violences intrafamiliales en France, nous ne céderons pas. » Autant dire que ce genre de proposition reviendra  alors sur le tapis jusqu’à ma retraite et même au-delà s’il s’agit d’éradiquer à jamais toutes les violences intra-familiales.

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