Justice malade : « Votre avocat chanterait la Marseillaise que ça reviendrait au même ! »

Publié le 24/11/2022

Parmi les multiples conséquences du manque de moyens de la justice figure la réduction de temps de l’audience, et parfois même sa disparition pure et simple. Me Michèle Bauer décrit avec un humour teinté d’amertume les humiliations quotidiennes infligées aux avocats par des juges débordés qui n’ont plus le temps de les écouter plaider. 

Justice malade : « Votre avocat chanterait la Marseillaise que ça reviendrait au même ! »
Photo : ©P. Cluzeau

« C’est comme pisser dans un violon », cette expression me fait penser souvent à l’effet de la plaidoirie sur certains juges qui ne veulent plus entendre plaider les avocats.

Ces magistrats deviennent de plus en plus nombreux et utilisent des techniques plus ou moins élaborées pour nous décourager de plaider.

Certains fixent l’horloge accrochée au mur de la salle d’audience durant toute la plaidoirie de l’avocat tel un Jack Nicholson jouant dans Vol au-dessus d’une horloge coucou.

« Maître, il vous reste, une minute, il faut conclure »

D’autres, mettent un chronomètre en route et le montrent ostensiblement aux avocats plaidant leur dossier en leur signalant qu’ils ont dix minutes, pas une de plus. Au fur et à mesure que les secondes défilent sur le chronomètre, le président du conseil de prud’hommes (car j’ai assisté à cela au sein des prud’hommes d’une grande ville), décompte le temps : « Maître, il vous reste 5 minutes », « Maître, il vous reste deux minutes », « Maître, il vous reste, une minute, il faut conclure », et quand on a fini de plaider et que le minuteur sonne, ils pourraient presque dire « Maître les pâtes sont cuites, je répète, les pâtes sont cuites ».

Il existe aussi les magistrats dessinateurs, qui durant toute la plaidoirie, gribouillent sur nos conclusions en ne quittant jamais leur œuvre des yeux et sursautant quand on élève la voix, en soupirant, c’est bête on les a fait dépasser.

D’autres juges ont opté pour l’interruption incessante dans notre plaidoirie, on peut les nommer aussi les « commentateurs » : « Mais, Maître, vous dites n’importe quoi ! », « Quelle idée de faire appel pour une broutille ! », « Vous avez lu la lettre de licenciement ? », « abrégez on a compris, on a compris ! », « Monsieur le Président, mon client est présent, je me dois de plaider son dossier qui est important pour lui » et le juge s’adressant au client « Monsieur, la procédure est écrite, et je vous dirai avec un certain humour, votre avocat chanterait la Marseillaise que ça reviendrait au même ! ».

« Nous n’avons pas le temps d’écouter des heures vos conseils »

Les prêtres sont parmi les magistrats, ils commencent l’audience par un sermon, celui des observations : « Nous rappelons que la procédure est écrite, nous allons lire avec attention les écritures de vos avocats, nous n’avons pas le temps d’écouter des heures vos conseils car nous devons rédiger des arrêts, donc votre avocat plaidera par observations, 10 minutes et pas une minute de plus ». En bref nous n’avons pas que ça à faire, la messe est dite.

Il y a aussi les juges qui savent faire deux choses à la fois, et qui pendant les plaidoiries, en profitent pour s’avancer, pour rédiger les jugements d’autres dossiers, et malheureusement pour eux, ça peut se voir notamment quand on plaide devant un juge aux affaires familiales qui durant notre plaidoirie sort sa calculatrice alors que le litige qui est plaidé ne comporte aucune demande chiffrée, juste une demande de transfert de résidence.

J’ai connu un juge dormeur qui piquait un petit somme pendant les plaidoiries devant le tribunal correctionnel, il se calait bien dans son fauteuil et se laissait bercer par le doux son de la voix des avocats, ouvrant un œil lors du silence entre deux plaidoiries.

Les justiciables souffrent de cette situation

Ma description peut paraître caricaturale et prêter à sourire. Elle n’est malheureusement pas loin de la réalité. Nous, avocats, pour ne pas céder au découragement, nous nous soignons par le rire. Les justiciables, eux en souffrent. Ce comportement est perçu par nos clients comme un désintérêt à l’égard de leur dossier qui est l’affaire de leur vie. Ils ont attendu parfois plusieurs années pour assister à la plaidoirie, à l’exposé des arguments auprès du juge. Le juge, celui qui représente la justice.

Je sais que les contraintes des magistrats sont importantes, qu’ils doivent vider les stocks, que la justice est en voie de clochardisation ; la manifestation du 22 novembre est un appel au secours, sans doute le vingtième depuis ma prestation de serment !

Cette souffrance des juges les pousse à rationaliser le temps et le seul moment qu’ils peuvent écourter c’est celui des audiences, d’où les stratégies pour nous décourager de plaider.

Or, la plaidoirie est un moment essentiel pour le justiciable. Plaider son dossier, c’est aussi être certain que le juge aura, au moins une fois, entendu les points importants à trancher si par malheur il lui venait à l’esprit de survoler nos conclusions par manque de temps.

« Nous discutons de l’avenir d’un homme »

Je nous trouve bien dociles et obéissants, rares sont les confrères qui osent s’opposer au temps de plaidoirie de 10 minutes pourtant inscrit nulle part dans le Code de procédure civile, et plus rares encore sont ceux qui osent rappeler aux juges que cela fait partie de leur travail de nous écouter.

Peu après ma prestation de serment, j’avais assisté à une plaidoirie devant le tribunal correctionnel d’un ancien confrère réputé pour être un peu « à part ». Lorsqu’il a vu qu’un des assesseurs avait regardé sa montre, il n’a pas hésité et l’a interpellé : « Monsieur le juge, arrêtez donc de regarder votre montre, et écoutez, nous discutons de l’avenir d’un homme, de savoir s’il doit être emprisonné, l’auriez-vous oublié ? »

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