Val-de-Marne (94)

L’anonymat des dons de gamètes avant les lois de bioéthique (II) : la reconnaissance du Cecos du Kremlin-Bicêtre (1980-1994)

Publié le 16/08/2021

Depuis la première application de la méthode vétérinaire de la fécondation artificielle à l’espèce humaine à la fin du XVIIIe siècle, la pratique s’est développée sans aucun encadrement juridique. Le secret de l’identité du donneur est devenu le parèdre de l’insémination et la tendance s’est accentuée à la fin du XIXe siècle avec le développement des inséminations « hétérologues », soit le recours à des gamètes d’un homme autre que le mari. L’anonymat du donneur et la garantie de la discrétion de l’opération ont permis aux Centres d’étude et de conservation du sperme humain (Cecos) de prospérer au sein des plus importants hôpitaux de France, sur le modèle du Cecos du CHU de Bicêtre. En 1980, le modèle éthique élaboré par Georges David est sur le point d’être reconnu par le législateur, mais le processus législatif périclite.

La proposition de loi des sénateurs, Henri Caillavet et Jean Mézard, est examinée par le Sénat le 5 juin 1980. L’occultation du donneur est unanimement soutenue pour faire accepter par l’opinion un traitement qui reste, du point de vue psychologique, délicat. Monique Pelletier, ministre déléguée chargée de la Famille et de la condition féminine, s’inquiète plutôt que les enfants issues des fécondations artificielles bénéficient de toutes les protections données aux enfants légitimes. Henri Caillavet est le seul à voir le secret comme une protection du donneur : « Nous savons d’expérience que certaines personnes avaient poursuivi le donneur de sperme en recherche de paternité. Je citerai un exemple. Une jeune femme qui se trouvait dans un cabinet médical attendant l’insémination – le donneur étant de l’autre côté de la porte – avait posté une de ses amies au bas de l’escalier et n’avait pas hésité à poursuivre l’homme qui venait de donner son sperme. Il s’agissait d’un étudiant en médecine qui a eu, bien entendu, les pires difficultés à faire face à cette nouvelle situation ». L’anecdote poursuit un autre but, la femme en question étant manifestement célibataire voire lesbienne. Le sénateur en profite pour s’opposer, seul, à la confiscation de l’insémination artificielle aux seuls couples mariés : « Si donc, il y a eu une expérience malheureuse au plan des sentiments ou au plan de la nature de la femme, pourquoi ne pas permettre à une femme célibataire de bénéficier de cette insémination, puisque cette insémination est porteuse de vie, porteuse d’espoir et que, dès lors, on peut imaginer que cette femme apportera une certaine tendresse à l’enfant qui est né ainsi ? Ne voit-on pas des couples désunis qui s’entre-déchirent et n’ont d’autre souci que d’abandonner à des tiers la famille légitime qu’ils ont créée ? (…) J’aurai sans doute le regret de ne pas être entendu, mais j’aurai tout de même témoigné, non pas pour la postérité – je n’ai pas la vanité de penser que je serais lu et commenté plus tard – mais pour moi-même, pour rester fidèle à ce que je suis et à la conception que je me fais du monde et de la vie (…) Je ne doute pas que, dans vingt ou vingt-cinq années, l’insémination artificielle sera devenue si commode que le texte que vous n’aurez pas accepté sera cependant la loi de la société ». Les secrets de l’identité du donneur et de l’insémination sont consacrés par l’article 6. Le gouvernement fait voter un tempérament permettant que le secret de l’insémination puisse être levé en cas d’action en justice intéressant la filiation de l’enfant. Comme le précise Henri Caillavet, il faut éviter la procréation artificielle d’enfants adultérins. Le docteur Mézard rappelle à nouveau l’émergence des revendications d’accès aux origines dans les pays étrangers. Néanmoins, ces mouvements n’en sont qu’à leurs balbutiements : aucun gouvernement n’a encore reconnu ce droit et la France n’en sera certainement pas la pionnière du fait de la distinction entre les filiations légitime et naturelle.

La proposition est adoptée sans difficulté par un Sénat dominé par la droite catholique, et le soutien du gouvernement de Raymond Barre semble en assurer une adoption rapide à l’Assemblée nationale. L’élection de François Mitterrand, le 21 mai 1981, et la dissolution de l’Assemblée enterre le processus législatif. Pour la première fois sous la Ve République, l’Assemblée nationale vire à gauche. Sa position face à la proposition issue du Sénat est imprévisible. Néanmoins, il semble évident que les idées d’Henri Caillavet, positionné au centre gauche, peuvent y rencontrer un écho favorable. La crainte de la légalisation de l’insémination post-mortem et de l’insémination des femmes célibataires l’a emporté sur la nécessité d’encadrer la pratique. François Mitterrand souhaite temporiser en créant le 2 février 1982 le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé. Cet organisme est invité à donner son avis sur les problèmes moraux posés par les progrès scientifiques et technologiques. « Plus vite va le monde, plus forte est la tentation de l’inconnu, et plus nous devons savoir prendre le temps : le temps de la mesure, le temps de l’échange et de la réflexion, c’est-à-dire le temps même de la morale », déclare-t-il, le 2 décembre 1982. Les techniques évoluent certes : la première fécondation in vitro française vient d’être réalisée. Cependant cet atermoiement étonne dans la mesure où l’insémination artificielle est pratiquée sur les femmes depuis près de deux siècles sans le moindre encadrement législatif. Le prolongement du vide juridique place en pratique les Cecos dans une situation dominante. Ainsi en 1983 le refus arbitraire du Cecos du Kremlin-Bicêtre de procéder à des inséminations post-mortem le conduit à s’opposer à la restitution des gamètes d’un mari décédé à sa veuve. Le sénateur, Francis Palmero, dépose aussitôt une courte proposition de loi sur l’insémination artificielle, le 7 avril 1983. L’unique article prévoit que si la volonté du défunt est formellement déclarée, lors d’un dépôt de sperme, l’insémination artificielle post-mortem demandée par sa conjointe est de droit dans les plus brefs délais. L’initiative n’est pas assez travaillée pour intéresser le Sénat, et la veuve obtient gain de cause au tribunal de grande instance de Créteil le 1er août 1984. Le parlementaire propose une mouture plus ambitieuse le 16 avril 1985 mais décède un mois plus tard. La suggestion orpheline est abandonnée. La stérilité législative profite néanmoins aux femmes célibataires, lesquelles peuvent toujours, et en toute légalité, bénéficier d’une insémination auprès d’un gynécologue compatissant.

Le 25 février 1988, le sénateur, Franck Sérusclat, présente, avec le soutien du groupe socialiste, une proposition de loi relative à la filiation des enfants nés par procréation médicalement assistée, prévoyant, comme en 1979, l’impossibilité d’établir une filiation entre le donneur et les personnes issues de son don. La vieille loi d’Henri Caillavet est enfin transmise à l’Assemblée le 7 juillet, dans l’unique but qu’elle soit frappée de caducité. Les sénateurs socialistes peuvent ainsi déposer leur propre proposition dès le lendemain. La nécessité d’exiger le secret professionnel est rappelée car elle protège la cellule familiale et les donneurs, mais pour la première fois la levée de l’anonymat au profit de l’enfant est sérieusement débattue. Le mouvement d’accès aux origines dans les pays nordiques, perçu par les parlementaires dès 1979, s’est concrétisé en Suède en 1984. La loi suédoise laisse les parents libres d’informer ou non l’enfant de son mode de conception. S’ils lui font connaître les circonstances de sa naissance, l’enfant peut avoir accès à l’identité du donneur. Les socialistes reconnaissent que la question est « très controversée », et que « les psychologues s’accordent à dire que l’existence d’un secret pèse sur le développement psychologique de l’enfant ». Néanmoins, l’accès aux origines est rejeté par crainte que les liens génétiques ébranlent la prééminence de la parenté sociale qui sous-tend ce mode de procréation. Le Sénat est trop bien tenu par la droite pour accepter d’ouvrir la discussion.

Le Premier ministr,e Jacques Chirac, adopte deux décrets relatifs aux activités de procréation médicalement assistée, le 8 avril 1988, accordant un quasi monopole aux Cecos via l’attribution d’agréments. Il satisfait ainsi le souhait formulé par le directeur du Cecos du Kremlin-Bicêtre en 1976. La proximité de l’élection présidentielle ne suffit pas à couvrir la manœuvre, et les protestations des médecins concurrents fleurissent. Les mécontents réfutent tant le fond que la forme. L’autorité de la loi est indispensable pour régir une telle matière. La loi fourre-tout du 31 décembre 1991 « portant diverses dispositions d’ordre social » fait l’affaire. Elle confirme cette logique d’agréments, dont le non-respect devient un délit pénal. La gratuité du don de sperme est rappelée et l’insémination par sperme frais interdite. Les cabinets gynécologiques sont ainsi définitivement exclus de la PMA au plus grand profit des Cecos.

Logo du Cecos hebergé au CHU Bicêtre

François Reder

Livret d’accueil à destination des couples stériles, 1982

Le modèle économique des Cecos étant imposé, l’ultime étape est la légalisation du modèle éthique du professeur Georges David. Cet objectif est facilité par l’organisation des nouvelles lois de bioéthique de 1994 : le don de gamète n’est plus envisagé de manière autonome, mais lié aux dons de sang et d’organe. Or l’anonymat est déjà prévu pour la transfusion sanguine via l’article L. 666-1 du Code de la santé publique. Dès lors, la fondation de l’anonymat en un principe général équivalent à celui de la gratuité semble une évidence. L’article 16-8 s’applique ainsi à tous les dons sans distinction : « Aucune information permettant d’identifier à la fois celui qui a fait don d’un élément ou d’un produit de son corps et celui qui l’a reçu ne peut être divulguée. Le donneur ne peut connaître l’identité du receveur ni le receveur celle du donneur ». En apparence la singularité du don de gamètes n’a pas été prise en compte. Pourtant, l’accès aux origines des personnes conçues par don a été très discuté, notamment grâce à des amendements de Christine Boutin. La députée est l’une des rares à défendre l’accès aux origines lors des débats de novembre 1992. Désavouée par son groupe politique, elle affirme que l’anonymat est un « mensonge social » contraire au droit de l’enfant à connaître ses parents. Le rapporteur Bernard Bioulac reconnaît que l’anonymat pose des problèmes sur le plan psychanalytique, mais affirme qu’il est plus important d’assurer le respect de la famille adoptive et affective. « C’est d’abord à l’enfant que nous avons pensé mais on ne peut pas penser qu’à lui : il ne faut pas oublier la famille », affirme Bernard Kouchner, alors ministre de la Santé. Selon Jean-François Mattei, la levée de l’anonymat au profit des personnes conçues par don conduirait à revenir sur la possibilité de l’accouchement sous X, favorisant ainsi les avortements. De plus, les enfants nés sous X n’ayant pas accès à leurs origines, ceux conçus par PMA ne sauraient en bénéficier au nom du principe d’égalité. Pourtant lorsque qu’en 2002, ce droit a été reconnu aux enfants nés dans le secret, il n’a pas pour autant été accordé aux enfants conçus dans le secret. L’argument déterminant est que ce serait tout simplement la fin des dons de gamètes. La chute du nombre des donneurs suédois après la reconnaissance de l’accès aux origines constitua un terrifiant précédent, bien que les députés ignorèrent que les dons sont repartis à la hausse depuis, jusqu’à dépasser leur niveau initial. Cependant comme le rappelle le docteur Jacques Testart lors d’une audition du 12 janvier 1994, l’argument de la chute des dons ne peut être accepté, « l’éthique ne devant pas dépendre de considérations techniques ». Les parlementaires sont conscients de nuire aux enfants : même les plus ardents défenseurs du secret comme Jean-François Mattei qualifient l’anonymat de mal nécessaire. Le rapporteur Jean Chérioux résume bien la position dominante : « Si son origine est perçue par l’enfant comme étant trop imprécise, voire inconnue, comment imaginer que, bien que rassuré par de solides liens affectifs, il puisse envisager le futur dans de bonnes conditions ? (…) Dans la mesure où elle ne souhaite pas interdire la procréation médicalement assistée avec tiers donneur, votre commission vous proposera de retenir le principe de l’anonymat du don de gamètes ».

En 2021, les craintes des parlementaires sont levées, notamment grâce au retour d’expérience des nombreux pays ayant reconnu le droit de connaître ses origines biologiques. Le secret n’a pas pour autant disparu. Sans évoquer les difficultés soulevées par l’application de ce droit, le secret de l’insémination elle-même perdure pour les personnes nées au sein d’un couple hétérosexuel, signe d’un tabou latent. L’évolution législative demeure un message précieux adressé par l’État aux personnes conçues ainsi, dont l’auteur de ces lignes : la quête de nos origines biologiques est légitime.

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