CNDA : « Quand l’audience se passe aussi mal, cela peut paradoxalement jouer en la faveur du requérant » !
Lorsque son homosexualité a été révélée malgré elle, Madame S. a fui le Nigeria car elle craignait les persécutions. Comme si ce motif ne suffisait pas, son avocate l’a présentée, contre son gré, comme une victime de violence conjugale et de mariage forcé.
D’après son dossier, la femme qui s’avance devant les juges de la CNDA demande à être protégée pour trois raisons : parce qu’elle est homosexuelle, pour s’être soustraite à un mariage forcé, et parce qu’elle a fui à un réseau de prostitution. L’OFRPA, jugeant ses déclarations « brèves, impersonnelles et dépourvues de vécu », a refusé sa demande. La voilà donc quelques mois plus tard devant les juges de la CNDA, très calme, répondant pendant plusieurs heures aux questions de la Cour.
Où commence un mariage forcé ? Un mariage arrangé et accepté sous la pression sociale en est-il nécessairement un ? Ces questions planent sur l’audience. Pendant 13 ans, entre 1998 et 2011, Madame S. a été mariée à un homme dont elle a eu deux enfants. Pour son avocate, elle a été victime d’un mariage forcé. Mais dès que le président lui donne la parole, l’intéressée dément. « Je ne me suis pas enfuie d’un mariage forcé », affirme-t-elle, catégorique. Certes, se marier avec un homme n’a jamais été son désir. Elle raconte son mariage comme un passage obligé, auquel elle s’est résignée pour satisfaire sa famille et la société.
Pendant des années, Madame S. a eu une double vie. Un mariage de façade, et une vie amoureuse avec des femmes. Guidée par les questions de la Cour, elle explique comment elle a découvert son homosexualité, jeune adulte, quand une camarade d’étude l’embrasse sur la bouche pendant un anniversaire. Sa mère les surprend et décide prestement de lui trouver un mari. Madame S. aura deux enfants avec son époux. « J’ai couché avec lui deux fois et eu deux grossesses », confie-t-elle à la Cour.
Au bout de plusieurs années de mariage, le couple se sépare. « Il me prenait la tête à chaque fois qu’il voulait avoir des rapports et que je résistais », résume la requérante. Pour autant, elle ne décrit pas son ex-mari comme violent, et il ne lui semble pas venir à l’esprit que ces rapports non désirés pourraient être assimilés à des viols.
« Vous avez des craintes par rapport à lui ? Interroge le président de la Cour.
– Non ».
Après un temps de séparation, le couple reprend finalement la vie commune. « J’étais retournée vivre avec lui. Mais je ne ressentais rien pour lui ».
– Alors pourquoi avoir accepté de revenir vivre avec lui ?, questionne le président avec douceur, le regard bienveillant.
La question reste sans réponse, mais le reste de l’audience permet de comprendre qu’une fois encore, les familles se sont entendues.
Mariée, Madame S. continue à avoir des relations homosexuelles, et vit une longue histoire d’amour avec R. « Je ne sais pas si mon mari s’en doutait », dit-elle. Un jour, R., la femme qu’elle aime, se marie à son tour. Madame S. cesse alors de la voir. Quand R. se sépare de son mari, les deux femmes reprennent leur relation. Les deux femmes emménagent sous le même toit et vivent ensemble pendant 4 ans. « Ça ne posait pas de problème parce qu’officiellement, on était deux amies qui vivent ensemble », explique la requérante.
La Cour semble s’interroger : devoir se cacher, est-ce une raison suffisante pour demander les statuts de réfugié ? « Vous avez vécu pendant ces années sans être ennuyée », estime le président de l’audience. « Si je résume, pendant toutes ces années, vous avez réussi à vivre votre homosexualité à peu près normalement ? »
L’avocate ne cache pas son agacement. Elle souffle, interrompt les juges, leur fait remarquer que leurs questions sont « orientées ».
Mais sa cliente répond :
– « Oui effectivement. Je n’ai jamais été attrapée sauf en 1998 et 2022 ».
Comme le lui demande la Cour, elle revient sur l’événement qui a provoqué son départ, en 2022. Un jour, alors qu’elles n’ont pas fermé la porte de leur maison, Madame S. et son amante sont surprises au lit. L’homosexualité de Madame S. est révélée au grand jour, alors que sa famille ignore qu’elle a continué à avoir des relations homosexuelles. Madame S. se volatilise sans prévenir personne. « Je ne pouvais pas revenir chez mes parents après ça », explique-t-elle. « Je leur avais promis de ne pas recommencer. Ma compagne avait été interpellée. Moi, personne ne savait où j’étais. Ma mère ne savait pas chez qui je vivais. Aujourd’hui, je n’ai plus de nouvelles de ma famille. Ils ne savent même pas que j’ai quitté le Nigeria car j’ai gardé un numéro nigérian ».
« Aujourd’hui, en quoi votre retour au Nigeria vous exposerait-il à de mauvais traitements ?, interroge le président.
– Il y a une pénalisation des actes homosexuels. Si quelqu’un est attrapé, il risque 14 ans de prison. Et moi, les gens sont au courant de mon histoire, la honte est sur moi et ma famille », répond-elle. Madame S. n’a plus jamais eu de nouvelles de la femme qu’elle aimait depuis des années. « Après cet épisode, chacune a repris la route. Je ne sais même pas si elle est encore vivante » !
La Cour se penche ensuite sur le parcours européen de Madame S. Aidée par une compatriote nigériane, elle aussi homosexuelle, Madame S. trouve un passeur qui vit en Espagne et lui propose de l’accueillir chez lui. Madame S. pense le dédommager en faisant des ménages. Mais l’homme chez lequel elle vit la contraint de coucher avec lui ainsi qu’avec un autre homme. « Nous étions cinq, les autres filles étaient contraintes de se prostituer également », explique-t-elle. Je suis sortie et j’ai été au supermarché. Là-bas, un Nigérian m’a conseillé d’aller en France, en me disant qu’il y avait une liberté de circulation pour les personnes homosexuelles ». Madame S. explique qu’elle n’est jamais revenue du supermarché. Au lieu de rentrer chez son passeur, elle a pris la direction de la France.
Ce départ sur un coup de tête, sans argent et sans préparation, étonne évidemment les juges.
« Je n’ai pas bien compris : comment arrivez-vous à fuir ? », demande l’assesseure du HCR, une jeune femme brune à lunettes. « Le Nigérian rencontré au supermarché m’a donné 100 euros pour prendre le bus ». La Cour ne semble pas convaincue, mais ne s’attarde pas. Elle préfère s’intéresser aux deux premiers motifs : l’homosexualité et la soustraction à un mariage forcé.
L’entretien dure depuis plus de deux heures lorsque l’avocate prend la parole. « Aucune des questions importantes a été posée », fulmine-t-elle. Elle redit avec force que sa cliente a bien été victime d’un mariage forcé, quand bien même cette dernière ne semble pas voir les choses ainsi. Elle pose des mots que sa cliente ne dit pas. « Elle a été punie par sa mère, forcée à se marier avec un homme qui la contraint et la viole. Quand elle a voulu quitter son foyer, sa famille l’a contrainte à y retourner. Elle a bien compris que si elle rentrait chez ses parents, elle serait à nouveau contrainte à y retourner », avance-t-elle pour expliquer le départ de sa cliente. Elle tance le président qui a fait dire à la requérante qu’elle avait pu vivre son homosexualité pendant plusieurs années. L’avocate, furieuse, dénonce des questions qu’elle perçoit comme des pièges, accuse le président de donner de la justice une image lamentable. « Vivre normalement, cela serait pouvoir tenir la main de son amie et l’embrasser dans la rue ». L’avocate rappelle que cette perspective, au Nigeria, relève de la science-fiction, et que les deux femmes, lorsqu’elles ont été découvertes, ont subi « la vindicte populaire ». « Les voisins s’agglutinent et invectivent les deux femmes. Plusieurs jours plus tard, un voisin lui dit : « on te recherche » ». La jurisprudence va dans le sens de ce récit. Les femmes homosexuelles au Nigeria constituent un certain groupe social au sein de la convention de Genève, et la CEDH rappelle qu’elles risquent la persécution.
L’audience se termine dans une ambiance électrique. Plus personne ne semble se préoccuper de la fuite rocambolesque et peu crédible de l’Espagne vers la France. Magistrats et avocats s’invectivent au-dessus de la tête de la requérante, qui reste imperturbable. On craint pour elle que la Cour ne se retire dans de bien mauvaises dispositions. L’assesseur du HCR désamorce toute crainte et s’adresse au traducteur : « Dites à Madame de ne pas s’inquiéter, ces débats ne la concernent pas et n’auront pas d’incidence sur la décision qui la concerne ». « Quand l’audience se passe aussi mal, ça peut paradoxalement jouer en la faveur du requérant », nous explique l’assesseure une fois que tout le monde est parti. « Après ce genre d’audience, on est tellement soucieux que le requérant ne pâtisse pas de ce qui s’est passé que cela peut jouer en sa faveur dans la décision ».
Les juges ont-ils été convaincus par les arguments de l’avocate, malgré leur mauvaise entente ? Ont-ils estimé que cette femme avait subi des violences quand bien même elle ne les nommait pas, ou seulement du bout des lèvres ? Ont-ils estimé que son appartenance au groupe social des homosexuels du Nigeria suffisait à la protéger ? La Cour lui a en tout cas accordé le statut de réfugiée sur le fondement de la Convention de Genève, la protection maximale.
Référence : AJU010c8