« Défendre l’environnement et les droits humains, à quel prix ? »

Publié le 18/04/2019

La Fédération des amis de la terre, association de protection des droits de l’Homme et de l’environnement, organisait le 26 mars dernier une soirée intitulée : « Défendre l’environnement et les droits humains, à quel prix ? ». Cette soirée visait à alerter sur le sort des militants écologistes, et à recenser les menaces dont ils font l’objet. Pour l’événement, étaient présents deux défenseurs de l’environnement venus d’Amérique latine : l’avocat équatorien Pablo Fajardo, opposé à la multinationale pétrolière Chevron, et Carlos Santiago, coordinateur de l’alliance colombienne contre le fracking.

Quatre-vingts personnes s’étaient donné rendez-vous à La Base, lieu associatif de rencontre et de débat récemment ouvert dans le Xe arrondissement de Paris. Un public jeune, qui, ne tenant pas sur les rangées de chaises installées dans la petite salle, avait fini par s’asseoir en tailleur devant le bar associatif. L’ambiance était aussi décontractée que le propos alarmant. « Notre soirée s’inscrit dans un contexte difficile », a d’emblée annoncé Juliette Renaud, des Amis de la terre, avant d’ouvrir la conférence. « On a eu une semaine assez mortelle, et l’Amérique latine est l’un des continents les plus touchés », a-t-elle pointé, avant de détailler le bilan humain des derniers jours : un militant du Costa Rica assassiné le lundi, une militante Colombienne, tuée le jeudi, une opposante aux barrages hydrauliques assassinée au Brésil le vendredi…

Plus de 200 militants pour la protection de l’environnement sont assassinés chaque année

Pour qui s’intéresse à la situation des défenseurs de l’environnement dans le monde, ce bilan n’a malheureusement rien d’étonnant. « Plus de 200 militants sont assassinés dans le monde chaque année parce qu’ils essayent tout simplement de défendre leur communauté, leur terre, leur mode de vie et aspirent à pouvoir continuer de vivre comme ils l’ont fait depuis longtemps. Ils sont face à des industries destructrices, notamment des industries extractrices pétrolières et minières, qui sont celles qui concentrent un tiers des violations aux droits humains commis par des entreprises dans le monde, mais aussi de plus en plus les industries de l’agrobusiness », a précisé Juliette Renaud. Les militants latino-américains sont les plus exposés au monde. C’est en effet sur ce continent que les disparitions forcées et les assassinats sont les plus nombreux. On y dénombre les ¾ des assassinats de militants écologistes.

Passée cette lugubre mais nécessaire entrée en matière, Katia Roux, chargée de plaidoyer Libertés à Amnesty International, a expliqué les différents obstacles à la défense de l’environnement. Si l’assassinat est la manière la plus spectaculaire de faire taire une voix dissidente, les intimidations commencent en amont. « On observe depuis quelques années un double phénomène : à la fois des attaques de plus en plus fortes contre ceux qui sont engagés pacifiquement pour la promotion des droits humains ; et, en parallèle, un rétrécissement des espaces de la société civile. En résumé, les attaques se multiplient, tandis que les espaces pour revendiquer, se mobiliser, s’exprimer, diminuent », a-t-elle analysé.

Elle est d’abord revenue sur les attaques subies par les militants. « Leur spectre est très large. Les assassinats arrivent après une série d’attaques moins visibles. Très souvent ces défenseurs sont d’abord intimidés, menacés, harcelés. Le plus souvent ces attaques se font dans une totale impunité, puisque les auteurs sont très rarement poursuivis et condamnés ». Parmi ces agressions, les persécutions judiciaires tendent à se développer. « De plus en plus, dans le monde entier, on observe un recours abusif au droit pour criminaliser celles et ceux qui se battent. L’idée est de les faire passer pour des criminels voire des terroristes. Cette persécution judiciaire passe par des arrestations arbitraires, des détentions préventives prolongées, des procès de masse inéquitables, des condamnations sur la base d’accusations mensongères », a précisé la militante. Elle a ensuite évoqué des campagnes de stigmatisation et de harcèlement qui peuvent avoir lieu en ligne ou dans l’espace public. « C’est quelque chose que l’on voit de plus en plus se développer en ligne avec un phénomène de trollage, ces ennemis invisibles qui vont nuire à la réputation. Elles n’ont qu’un seul but : isoler et stigmatiser celles et ceux qui en sont victimes. L’idée est de dénigrer et décrédibiliser les personnes pour que la cause qu’ils portent disparaisse avec eux ». Judiciaires, numériques, physiques : ces attaques, pour diverse que soit leur nature, ont toutes la même conséquence : « Les ressources qui sont mises pour répondre à ces attaques sont autant de ressources qui ne sont pas mises pour la cause elle-même. L’idée c’est de détourner les moyens », a-t-elle dénoncé.

Qui sont donc les responsables de ces attaques ? Souvent, les gouvernements eux-mêmes ont pointé la militante. Mais également des entreprises et des acteurs privés, comme des groupes armés. « Ces attaques ne viennent pas par hasard et de nulle part. Elles sont ciblées, et on peut facilement analyser qui est derrière », a-t-elle assuré.

Vers un rétrécissement des espaces d’expression dans la société civile

Elle a ensuite décrypté le deuxième phénomène observé : le rétrécissement des espaces d’expression dans la société civile. « Le doit à la liberté d’association, d’expression, de réunion pacifique ou de manifester est frontalement attaqué », a dénoncé Katia Roux. « Pourtant, le droit à la liberté d’association, par exemple, est absolument fondamental. Pour pouvoir revendiquer collectivement des droits, il faut pouvoir s’organiser. Cela passe souvent par la création d’associations. Cela nécessite de pouvoir s’enregistrer, s’organiser, chercher l’accès à des ressources financières. À tous ces niveaux il y a des obstacles qui sont posés pour empêcher ces associations de fonctionner librement. Plus la cause est sensible, plus les entraves sont fortes. Ce phénomène qui s’intensifie. On a documenté en l’espace de 2 ans plus de 40 lois répressives dans le monde entier, adoptées pour entraver le travail des associations. Cela touche une cinquantaine de pays », a-t-elle précisé, soulignant la dynamique mondiale de cette tendance.

Des témoignages édifiants

Les militantes ont ensuite laissé place aux deux témoins venus raconter leur quotidien. L’Équatorien, Pablo Fajardo, avocat principal de l’union des personnes affectées par la compagnie pétrolière Texaco, aujourd’hui propriété de Chevron, a d’abord pris la parole et a détaillé les intimidations de toutes sortes dont il fait l’objet. La multinationale pétrolière américaine a porté plainte contre lui et d’autres représentants du collectif des plaignants d’Amazonie. « Ils nous ont accusés d’être un groupe de mafieux qui s’était associé pour extorquer de l’argent à une entreprise », a précisé l’avocat, qui a dit faire l’objet de 8 ou 9 plaintes « au civil, au pénal, de toutes natures ». Il s’est dit victime d’une campagne de diffamation visant à le présenter comme un délinquant et à lui enlever toute crédibilité, ainsi que de persécution informatique. « En 2014, Chevron est arrivé à faire en sorte que Microsoft, Skype, Google lui transmettent toutes mes informations, tous mes courriers. Chevron a puisé dans cette matière et s’est servi de certains éléments, sortis de leur contexte, pour sa campagne de diffamation », a-t-il assuré.

Il a également témoigné de ce que la compagnie, non contente de s’en prendre à lui, attaquait ses soutiens. « Un autre axe de Chevron consiste à couper les financements des associations des défenseurs et de tous ceux qui luttent contre leurs agissements. La deuxième étape a été de porter plainte contre tous ceux qui nous aident : ONG, professeurs, étudiants, ont été accusés d’être complices de notre réseau mafieux », a-t-il détaillé.

Enfin, il a fait état de menaces physiques. « Dans mon cas, Chevron a reconnu en 2014 avoir déployé 150 espions en Amazonie pour surveiller nos faits et gestes. Je ne pouvais me rendre nulle part sans qu’il y ait quelqu’un pour observer ce que je faisais et à qui je parlais ». Sans donner de détails, il a relaté, manifestement très ému, que la compagnie s’en était même prise à ses enfants. « Ces attaques atteignent des extrémités incroyables quand tu ne te rends pas. Que cherchent-ils ? Que tu aies peur, que tu ne fasses plus rien. Il faut y faire face, ne pas céder. Si on cède à la peur, ils ont gagné », a-t-il conclu, la gorge nouée et les larmes aux yeux. Avant de retrouver un ton plus combatif. « Il faut reconnaître qu’on a un problème au niveau global, pas simplement les pays du Sud. Il est fondamental de créer des réseaux de lutte entre peuples affectés, et d’obtenir des informations réelles sur les commanditaires de ces crimes. Plus on mettra au jour les intérêts économiques qui se cachent derrière chaque crime, plus on pourra avancer », a-t-il exhorté.

Ce fut ensuite au tour de Carlos Santiago, coordinateur de l’alliance colombienne contre le fracking, technique visant à fissurer les roches pour en extraire le gaz de schiste, de prendre la parole. Ce jeune homme de 33 ans, Colombien, a déclaré venir du pays « dans lequel il y a eu, en 2018, le plus de décès parmi les défenseurs de la cause environnementale » !

Originaire de San Martín, petite ville de 20 000 habitants située dans le Magdalena, il a grandi dans une zone de guerre. Cette région bordée par la mer des Caraïbes, dans le nord du pays, fut en effet durement affectée par les luttes entre les FARC et les groupes paramilitaires. Malgré un processus de paix engagé en 2016 entre le gouvernement et le groupe de guérilleros, sa terre n’est pas pour autant au bout de ses peines. « Lorsque l’on a demandé au président de la compagnie nationale pétrolière Ecopetrol ce qu’il pensait de cet accord de paix, il a répondu que la meilleure des conséquences serait que l’on pourrait extraire du pétrole des zones auxquelles on n’avait pas accès jusqu’alors. Cela a aussi motivé les associations à se battre »…

Depuis 2016, la région de Magdalena est le théâtre des premiers essais de fracking, réalisés par la compagnie colombienne Ecopetrol et par l’américaine ExxonMobil. « Ma ville lutte contre l’exploitation des terres locales. On a cherché à empêcher ces premiers projets pilotes », a raconté Carlos Santiago. Des consultations publiques ont été organisées auprès des communautés pour savoir si elles souhaitaient ou non que le gaz de schiste soit exploité sur leur territoire, a-t-il précisé. Mais à chaque fois, L’État a décrédibilisé le résultat de ces consultations et a fini par cesser d’en organiser. « La mobilisation, d’abord locale puis régionale, est devenue nationale. On s’est rapproché de centaines d’autres organisations colombiennes pour créer l’alliance libre de fracking », a-t-il expliqué. « Nous avons utilisé les voies légales et le tribunal national de Colombie a donné suite à notre requête d’imposer un moratoire sur le fracking. En août 2018, nous avons proposé un projet de loi avec l’aide de neuf députés de l’Assemblée nationale de notre pays pour interdire cette technique. Toutes ces actions que nous avons entreprises ont provoqué des ripostes sous forme d’agressions, de stigmatisation, de violations des droits humains des défenseurs qui luttent contre le fracking », a-t-il ajouté. Comme plusieurs de ses compagnons de lutte, Carlos Santiago doit aujourd’hui être escorté par des policiers. « Plusieurs d’entre nous ont reçu des menaces de mort. Il y a eu des attentats et deux activistes sont morts dans des circonstances étranges. En Colombie, on ne peut pas défendre l’eau, la terre, la vie, sans risquer sa vie » !

Malgré la dureté de son témoignage, le jeune homme s’est dit déterminé et combatif. « Se retrouver dans des espaces comme celui-ci, voir l’implication des jeunes, des étudiants, des femmes au foyer, des travailleurs, défendre ensemble la planète, c’est encourageant ». Il a dit avoir également suivi les marches pour le climat qui se sont tenues le 15 mars à Paris et dans d’autres capitales européennes. « J’ai été très marqué par les images de ces milliers de personnes qui sont descendues dans les rues de Paris pour défendre le droit de notre planète. Finalement, la protection et la défense de l’eau, de la nature, de la Pacha Mama, cette terre mère sur laquelle nous habitons tous, nous rapprochent ». Il a ensuite pris la salle à partie, invitant les auditeurs à raconter ce qui se passe en Amérique latine, en Colombie, en Équateur pour « sensibiliser » et « faire passer le message ». « Faites pression sur vos politiques pour qu’ils prennent des mesures permettant d’aider ces populations qui souffrent », a-t-il recommandé. « Car si la France a interdit le fracking en 2011, cela n’empêche pas que Total se livre à cette pratique en Argentine » !

Après ces deux témoignages forts, Juliette Renaud, des Amis de la terre, et Katia Roux, d’Amnesty International, ont repris la parole. « Il y a des choses qui avancent », a estimé Juliette Renaud, rappelant que le lendemain de la conférence, on fêterait les 2 ans de la loi française sur le devoir de vigilance des multinationales, une loi pionnière qui, pour la première fois, reconnaît la responsabilité des maisons mères sur leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs. « Elle ouvre la possibilité pour les victimes de l’autre bout du monde d’aller devant un juge français et d’obtenir la condamnation de ces multinationales », a précisé Juliette Renaud, qui a précisé qu’ONG, associations et communautés affectées, cherchaient désormais à faire adopter un texte similaire à l’ONU. « On se bat depuis 2015 pour l’adoption d’un premier traité contraignant pour que les multinationales respectent les droits humains et de l’environnement », a-t-elle expliqué. Katia Roux a précisé que face aux si nombreuses attaques subies par les défenseurs de l’environnement, Amnesty restait fidèle à sa ligne : mobiliser, sensibiliser et faire un travail de plaidoyer pour empêcher que ces défenseurs ne soient présentés comme « des empêcheurs au développement », « des ennemis », ou pire, « des criminels ». Le travail est encore long et recquiert une viligance de tous les instants, partout dans le monde et même en France où des dispositions récentes inquiètent les défenseurs de l’environnement…

 

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