Déclaration universelle des droits de l’Homme : déjà 70 ans

Publié le 03/05/2018

En décembre prochain, la Déclaration universelle des droits de l’Homme fêtera ses 70 ans. Cet événement mondial, véritable pierre angulaire du droit international, a bouleversé la façon de définir et de qualifier les droits humains, tout comme de les défendre. Aujourd’hui, ils sont plus que jamais menacés dans de nombreux pays à travers le monde. Un colloque organisé à la Cour de cassation le 10 avril dernier revenait sur les enjeux historiques et juridiques de la Déclaration.

À l’origine de la Déclaration des droits de l’Homme fut une femme : Eleanor Roosevelt, militante progressiste, engagée pour le droit des femmes et contre la ségrégation, qui a œuvré habilement pour voir aboutir l’établissement d’une telle déclaration. Pour Patrick Wachsmann, professeur d’histoire à l’université de Strasbourg, Eleanor Roosevelt estimait que cet événement était d’une importance majeure pour l’humanité, et comparable à la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen français ou du Bill of Rights américain. Sa particularité était qu’il « ne s’agissait plus d’un peuple, mais d’un document à portée universelle, indépendant du statut des femmes ou des hommes bénéficiaires (État libre ou colonie…) ».

C’est aussi dans un climat historique d’extrêmes tensions qu’Eleanor Roosevelt prend la parole au Palais de Chaillot, le 18 décembre 1948, devant 58 États. Ainsi, avant que le monde ne plonge dans la guerre froide, le temps presse de faire reconnaître ces grands principes au plus vite, remis en cause par « des antagonismes croissants », précise Patrick Wachsmann. L’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’Homme à l’unanimité a donc été miraculeuse, mais le fait qu’elle n’ait pas de valeur juridique contraignante a pu jouer en sa faveur, reconnaît-il. Lors de son discours, Eleanor Roosevelt rappelle le « caractère fondamental de ce document », ainsi que « la déclaration des principes fondamentaux qui doit servir comme un idéal commun, par tous les peuples et les nations ». Les droits de l’Homme portent en eux l’espoir d’une paix durable. Dès 1941, René Cassin, l’un des principaux rédacteurs de la Déclaration, évoque déjà les « libertés essentielles de l’Homme ». Franklin D. Roosevelt de son côté les résume à quatre piliers essentiels : « liberté d’expression, liberté de croyance, droit d’être délivré du besoin et d’être délivré de la peur », qui seront repris dans le préambule de la Déclaration.

Un statut hybride

Cette déclaration fait figure d’« alien » du droit : elle n’est ni une loi, ni une convention, ni un protocole. C’est à René Cassin que l’on doit le remplacement du terme d’« internationalité » par « universalité », subtile modification pour mieux « transcender les nations », afin d’atteindre l’Homme dans son essence. Le texte impose une « portée historique sans précédent », « universelle et intemporelle ». La Déclaration se démarque par son caractère universel et qui consacre l’homme en tant que sujet autonome du droit universel, en établissant des droits supranationaux indépendamment de toute immixtion étatique. Comme l’a rappelé Kofi Annan, du temps de son mandat en tant que secrétaire général des Nations unies, « ces droits n’appartiennent à aucun gouvernement, ne se limitent à aucun continent ».

Cette Déclaration porte sur les droits humains partagés par l’ensemble de la communauté humaine, qui « sont intrinsèquement liés à la nature humaine et abrogent tous les clivages », selon les mots de Cécile Aptel, conseillère principale au Haut-Commissariat aux droits de l’Homme des Nations unies. Elle prend naissance dans la période succédant aux procès de Nuremberg, qui mettait en place les piliers d’une justice internationale. Le couperet était tombé, cruel : « Les institutions libérales [avaient] échoué à tenir leurs promesses : aucun obstacle efficace n’a pu être opposé à la barbarie, aux dictatures », reconnaît Patrick Wachsmann. Dans ce contexte, la Déclaration universelle provient d’un « besoin impérieux d’ériger les droits de l’Homme pour garantir la paix et empêcher que les crimes passés ne se reproduisent », a expliqué Jean-Claude Marin, procureur général près la Cour de cassation. « Après la charte des Nations unies, s’est imposée la rédaction d’un texte uniquement dédié aux droits fondamentaux », avec cette conviction qu’exprimait René Cassin qu’il n’y aura « pas de paix sur cette planète tant que droits de l’Homme seront violés en quelque endroit que ce soit ».

La Déclaration s’inscrit comme un outil de protection dans la lutte contre les fléaux tels que la guerre, les dictatures, la pauvreté, l’intolérance, la répression idéologique et religieuse, le terrorisme, les sévices sexuels, la discrimination raciale etc. Le type de fléaux évoluant avec le temps, à l’époque contemporaine, d’autres enjeux voient le jour, comme, avec « l’essor des technologies, la notion de vie privée, et les droits environnementaux, qui seront peut-être prochainement réévalués », a envisagé Jean-Claude Marin.

Car bien qu’elle ne soit pas une « juridiction chargée de juger les crimes contre l’humanité », elle a créé le terreau qui allait donner naissance à la Cour pénale internationale après la création du Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie, puis pour le Rwanda… Cependant, les « 30 articles de la Déclaration universelle forment un creuset de textes internationaux », avec valeur plus ou moins contraignante. Dans son sillon, en 1966 ont vu le jour les pactes internationaux des droits de l’Homme (droits civils et politiques d’un côté, droits économiques, sociaux et culturels de l’autre), qui, couplés à la Déclaration, forment la Charte internationale des droits de l’Homme. Cécile Aptel le résume ainsi : « La Déclaration a donné un coup de lancement et le socle sur lequel se sont construits tous les mécanismes onusiens », puisque dans la charte des Nations unies, les droits de l’Homme sont évoqués mais non définis.

Des répercussions régionales ou nationales

Au niveau régional, la Convention européenne des droits de l’Homme de 1950 reprend dans son préambule les grands principes de la Déclaration universelle. D’autres continents ont repris ces grands principes, comme la Convention américaine de 1969, la Convention africaine de 1981, la Charte arabe de 2004 ou encore la Charte asiatique de 2012. Malgré des adaptations régionales, « la dimension universelle et indivisible persiste », a souligné Bertrand Louvel.

En France, pays d’attachement aux droits de l’Homme, pays de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, où sont nés l’humanisme de la Renaissance et les Lumières, cependant, le Conseil d’État et la Cour de cassation, la Déclaration universelle n’a pas de force contraignante directe mais ses principes s’imposent dans la Déclaration européenne, notamment reconnaissant le droit « à chaque personne que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant et impartial ». D’où, a souligné le premier président de la Cour de cassation, une « indépendance de la justice et de la magistrature, inscrite dans la résolution des Nations unies du 13 décembre 1985 », confirmant ainsi avec « satisfaction l’indépendance de la magistrature et la séparation des pouvoirs qui apparaît comme un pilier de l’État de droit ». À ce titre, la Cour de cassation a « inscrit cette exigence en tête des conventions de coopération avec des cours suprêmes étrangères ».

Ainsi, si la Déclaration universelle est dépourvue de valeur juridique contraignante, elle représente « une force morale », a précisé Jean-Claude Marin, dont découle de nombreux textes nationaux. Et de citer l’exemple de l’Espagne et du Portugal, qui s’y référent dans leur constitution. La France a-t-elle manqué ce rendez-vous ? « Dans les travaux de préparation de la constitution de 1958, une référence à la Déclaration universelle avait été envisagée », explique Karine Gilberg, cheffe du bureau de l’expertise et des questions institutionnelles à la Délégation aux affaires européennes et internationales, mais cela n’a finalement pas abouti.

D’autres conventions plus spécifiques en ont découlé, comme la Convention des droits des femmes (1979), droits des enfants (1989), droits des migrants (1990), contre la torture… Cécile Aptel pose la question de l’acceptabilité des traités. À ses yeux, elle est « excellente », puisque chaque État a ratifié au moins l’un des neuf traités des droits de l’Homme (droits des femmes, contre torture, discrimination, personnes handicapées, disparitions forcées, droits des enfants, droits des migrants, les deux pactes de 1966…), et 80 % de ces États ont signé quatre ou plus de traités. « Les États souscrivent donc à ces traités, et s’engagent à incorporer ces normes dans leur droit national ». Cécile Aptel a également abordé le rôle des Nations unies concernant l’application de ces traités, que ce soit les organes des traités — qui sont chargés de surveiller le respect des conventions ; le Haut-Commissariat qui, en tant que secrétariat de tous les différents mécanismes onusiens, veille à la jouissance par tous de tous les droits, civils, politiques, économiques et sociaux ; le Conseil des Droits de l’Homme, ouvert aux États mais aussi à la société civile et qui permet de créer des procédures spéciales ; et enfin l’examen périodique universel, qui permet d’évaluer les droits humains dans chacun des États membres.

À ses yeux, la Déclaration n’est pas seulement « une déclaration, mais une source d’inspiration », un engagement « devenu loi », par le truchement des accords régionaux, des lois nationales, des conventions, des projets de loi, des dispositions constitutionnelles. Dans un contexte de montée des populismes, des menaces très graves à la pérennité des droits de l’Homme sont formulés, s’est-elle inquiétée. Sans compter d’autres nouvelles « menaces », avec l’émergence d’entreprises de plus en plus puissantes, à même de concurrencer les États (comme les GAFA ou les compagnies de sécurité privées).

Les avocats, héritiers de la Déclaration universelle

Quant aux avocats, Marie-Pierre Peyron, bâtonnier de Paris, a rappelé que la Déclaration a eu des « répercussions sur les professions d’avocats, qui sont garants du respect des lois et du bon fonctionnement de la justice ». Elle a réitéré l’importance du « droit à la défense, le droit à un avocat, le droit d’être représenté par un avocat » et rappelé qu’aucune situation n’exclut ce droit. Ces nécessités se conjuguent « avec le respect d’un procès équitable, de la présomption d’innocence, et la tenue d’un procès dans un délai raisonnable ». Une idée d’égalité d’accès à la justice qu’elle a soulignée également en précisant que « dans des tribunaux ou des centres d’hébergement d’urgence, quel que soit l’âge ou le sexe, la nationalité, toute personne a le droit de faire examiner son cas par un juge indépendant, a le droit de s’exprimer dans sa langue et d’opter pour le défenseur de son choix ».

Le droit européen forme le noyau dur de la déontologie de cette profession et des barreaux, dans l’intérêt du client, du justiciable, mais aussi de l’avocat (en cas de perquisition chez un avocat…). Ces protections, « nous les devons à la Déclaration universelle, mais aussi à nos droits fondamentaux français », soulignant ainsi l’incorporation, dans notre droit coutumier, des principes de la Déclaration.

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