« J’accuse », Polanski et le tribunal médiatique

Publié le 03/03/2020

Depuis la sortie de son film « J’accuse » le 13 novembre dernier, Roman Polanski est l’objet d’attaques virulentes tandis que son film a fait l’objet d’appels au boycott. L’attribution le 28 février dernier du César du meilleur réalisateur, contre la recommandation du ministre de la Culture Franck Riester, a relancé la polémique. Et si l’affaire Dreyfus avait encore des leçons à nous donner, en particulier celle de nous méfier de la « justice » médiatique…

 

UnknownDimanche 8 décembre 2019 on projetait « J’accuse » au Studio 28 à Montmartre. Ce n’est pas un cinéma ordinaire. Fondée en 1928 par Jean-Placide Mauclaire, cette salle est dédiée dès sa naissance à l’avant-garde. Cocteau, Buñuel et Gance s’y côtoient. En 1930, « L’âge d’or » de Buñuel fait scandale, le film est interdit et le propriétaire du Studio 28, dans l’impossibilité de rembourser les billets, doit vendre son cinéma. Dix-neuf ans plus tard le film sera classé parmi les 100 chefs-d’œuvre du cinématographe par la Cinémathèque française… Aujourd’hui, cette salle ravissante, agrémentée d’un salon de thé, a su garder intacte sa passion du 7e art.

Il était donc logique qu’elle choisisse de projeter « J’accuse » en dépit du scandale entourant sa diffusion.

L’échec des appels à la censure

Un climat lié non pas au film, comme c’est souvent le cas, mais à la personnalité du réalisateur, ce qui est plus inédit, et depuis sa sortie, le 13 novembre 2019, en France, plusieurs séances de J’accuse ont été perturbées voire empêchées par des militantes féministes, notamment à Rennes et Saint-Nazaire. Les appels au boycott se sont multipliés. Ainsi, le 20 novembre, 9 communes de Seine-Saint-Denis ont décidé de déprogrammer le film avant de revenir sur leur décision face aux protestations. Motif de ces actions ? Un entretien accordé quelques jours plus tôt au Parisien dans lequel une femme accuse le réalisateur de l’avoir violée en 1975. Étrange situation dans laquelle on se retrouve face à la tentation de censurer un film dénonçant une injustice pour défendre les victimes d’autres injustices. À voir le succès remporté par « J’accuse », cette polémique semble toutefois être restée cantonnée à un cercle restreint d’associations militantes et de médias. La salle, ce 8 décembre, est bondée, au point qu’il faut emprunter des chaises au salon de thé pour asseoir tout le monde. Le film aborde l’affaire Dreyfus au travers du portrait du colonel Georges Picquart qui, à partir du moment où il découvre que c’est le commandant Esterhazy qui donne des renseignements aux Allemands, n’aura de cesse de plaider pour le rétablissement de la vérité, au péril de sa carrière, sa liberté et même de sa vie.

Si le film est tiré du roman de Robert Harris, celui-ci a été inspiré par la biographie publiée par Christian Vigouroux, président de section au Conseil d’État, en 2008. Dès la première scène qui montre la cérémonie de dégradation du Capitaine Dreyfus, Roman Polanski révèle ses qualités de cinéaste. L’esthétique est aussi sobre que remarquable. Tout au long du film, on se surprend à reconnaître dans un plan quelque chose ici d’une toile de Caillebotte, là d’un décor de Manet. Jean Dujardin est totalement habité par le rôle du colonel Georges Picquart, ce qui renseigne autant sur la qualité du comédien capable de faire oublier notamment son personnage d’OSS117, que sur la maestria avec laquelle le réalisateur dirige ses acteurs. Les autres comédiens essentiellement choisis parmi les sociétaires de la Comédie française dressent une étincelante galerie de portraits de militaires et de politiques. Les juristes reconnaîtront avec plaisir la première chambre de la cour d’appel de Paris où est filmé le procès de Zola. Ils souriront en voyant les avocats encore coiffés de la toque, dont certains assis par terre dans la salle bondée.

 « L’horreur ne se répète pas, elle se renouvelle »

Comment ne pas faire le lien entre l’injustice que contient l’affaire Dreyfus et l’inquiétude que doit susciter l’émergence d’un tribunal médiatique coupant des têtes à un rythme de plus en plus frénétique ? Quelle horreur, s’exclamait-on dans la salle, lors de la scène de dégradation dans la cour d’honneur de l’École militaire. À la sortie, nombre de spectateurs semblaient à la fois effrayés qu’une telle injustice ait pu se produire et rassurés par le sentiment d’avoir, depuis, suffisamment évolué pour ne jamais commettre de nouveau pareille faute.

En est-on si sûr ? Dans Homo Juridicus, Alain Supiot met en garde : « L’horreur ne se répète pas elle se renouvelle, si bien que les lignes Maginot de la mémoire ne suffisent pas à prévenir son retour ». Comment ne pas songer à cette mise en garde en observant le contexte de la sortie du film ? Appels au boycott, déprogrammation, accusations violentes à l’encontre du réalisateur… Ce qui frappe dans ces procès organisés dans les médias et non pas en justice, c’est leur violence mais aussi leur indifférence, voire leur franche hostilité à l’égard de la présomption d’innocence, du contradictoire, du droit à l’oubli ou ne serait-ce que de la simple réalité des faits…

Avant le sentiment de justice, il y a le goût de l’exactitude

Christian Vigouroux souligne dans sa biographie une dimension psychologique capitale de Georges Picquart : ce n’est pas le sentiment de justice qui le faisait agir mais le goût de l’exactitude. Il n’est pas étonnant que le personnage ait donné lieu à des lignes élogieuses d’Hannah Arendt, cette philosophe pour qui précisément : “Les faits sont la matière des opinions, et les opinions, inspirées par différents intérêts et différentes passions, peuvent différer largement et demeurer légitimes aussi longtemps qu’elles respectent la vérité de fait. La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat” . Interrogé sur le lien entre Dreyfus et lui, Roman Polanski reconnaît que cela fait écho à sa propre histoire, précisant : « Je peux voir la même détermination à nier les faits et me condamner pour des choses que je n’ai pas faites ». Sans aller jusqu’à prétendre que Roman Polanski serait un Dreyfus moderne, force est de constater que son film rappelle le nécessaire attachement à la réalité des faits, et plus généralement au respect des principes d’un état de droit.

Tribunal médiatique

Or que voit-on actuellement ? Des salariés organisent une soirée de très mauvais goût à connotation raciste, voici que les réseaux sociaux exigent séance tenante leur licenciement (affaire dite du Slip français). Un écrivain qui se vante de ses penchants pédophiles depuis plusieurs décennies sans que nul ne songe à saisir la justice, est finalement dénoncé par l’une de ses victimes dans un livre (affaire Matzneff). Immédiatement les réseaux sociaux exigent et obtiennent qu’on le prive de la pension modeste versée aux auteurs impécunieux (6 000 euros par an), tandis que son éditeur annonce le retrait des étals de son journal et qu’il est question de lui retirer ses décorations… Un réalisateur accusé par une actrice est mis au ban de sa profession (affaire Haenel). L’actrice en question explique qu’elle a jugé préférable de le dénoncer dans les médias plutôt que d’aller en justice. Non que l’affaire soit prescrite, elle ne l’est pas, mais l’intéressée a considéré que la justice ne fonctionnait pas assez bien à son goût. Un ténor mondialement connu est obligé de renoncer à son poste de directeur d’opéra sous prétexte qu’il aurait été un peu trop pressant avec certaines partenaires il y a… 30 ans ! (affaire Domingo). Le point commun de tous ces dossiers c’est que la condamnation à mort sociale a été prononcée sous la pression médiatique et sur le fondement d’une connaissance partielle des faits. Cela ouvre la porte à toutes les dérives, vengeances, et autres manipulations. En particulier à l’ère de la post-vérité alors que, dit-on, la vérité ne semble plus revêtir de valeur particulière. Avant même de heurter le sentiment de justice, ils sont une atteinte à la plus élémentaire exigence intellectuelle. La liste n’en finit plus de ces procès expéditifs menés auprès de l’opinion publique et qui s’achèvent par la mort sociale des mis en cause. Le raisonnement est toujours le même : la cause est si juste qu’elle autorise le recours à n’importe quel moyen pour la faire triompher. Et tant pis pour l’injustice éventuelle que l’on commet, elle n’est que la juste rétribution de l’injustice initiale que l’on combat. Œil pour Œil, dent pour dent. En réalité, cela revient à se faire justice soi-même. D’ailleurs, la justice n’est pas dupe du fait qu’elle est en train de se faire dépouiller de sa mission par les réseaux sociaux.

Ce sont les ficelles du droit qui tiennent la société debout

Dans l’affaire « Balance ton porc », l’auteure de la dénonciation a été condamnée pour diffamation. La justice a dit stop. Mais pour une affaire comme celle-ci, combien de condamnations sont prononcées sur les réseaux sociaux par des foules anonymes qui ignorent tout des faits, n’entendent pas la défense, et votent la peine capitale avec désinvolture avant de passer au sujet suivant ?

Rien n’a changé depuis l’affaire Dreyfus, excepté le visage de « l’horreur », c’est pour cela qu’on ne la reconnaît pas, ou difficilement. On est simplement passé d’un procès tronqué à une parodie de procès dans les médias. C’est particulièrement visible s’agissant de violences faites aux femmes, mais cette justice médiatique qui tend à substituer internet à l’institution judiciaire est loin de se cantonner à ce domaine. Si internet a incontestablement permis une libération de la parole, celle-ci ne constituera un réel progrès qu’à condition de ne pas déraper dans une nouvelle forme de barbarie. Comme Alain Supiot, concluons à la nécessité de rappeler inlassablement les règles de l’état de droit car il faut « maintenir solides les ficelles du droit sans lesquelles ni l’homme ni la société ne peuvent tenir debout ».

 

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