Shirin Ebadi : « Le barreau de Paris remplit les missions que celui de Téhéran n’endosse pas »

Publié le 23/05/2019

Le 11 avril dernier, l’avocate iranienne mondialement connue et détentrice du Prix Nobel de la paix en 2003, Shirin Ebadi, était l’invitée d’honneur du barreau de Paris, accueillie et ovationnée par un public partageant le même souci : l’indépendance des avocats comme gage de la démocratie. Ce fut l’occasion de délivrer un message engagé, et de décrypter la façon dont les avocats iraniens sont devenus une profession à abattre. À l’instar de Nasrin Sotoudeh. Mis en prison, torturés, parfois exécutés, ils font les frais d’un régime qui met à bas ses opposants politiques.

Quand Shirin Ebadi s’assoit à l’estrade ce 11 avril, la salle de la Maison du barreau est traversée par une émotion palpable. Par sa seule présence, son regard tranquille mais ferme, l’avocate iranienne en impose. Prix Nobel de la paix en 2003, citoyenne d’honneur de la ville de Paris, membre d’honneur du barreau de Paris, passée par la case prison au début des années 2000 en Iran, menacée pour ses prises de position en faveur des droits des femmes et des enfants, elle se réjouit de constater le soutien indéfectible, exprimé par une Marie-Aimée Peyron, bâtonnière de Paris, impressionnée. « Celui qui n’est touché du mal d’autrui ne mérite d’être appelé homme », écrivit le poète iranien Saadi (qui vécut au XIIIe siècle) ». Voilà l’une des citations du discours prononcé par Shirin Ebadi en 2003, que la bâtonnière a repris à son tour avec conviction.

Shirin Ebadi, en exil à Londres depuis 2009, a été contrainte de quitter son pays d’origine, victime d’un système judiciaire implacable qui écrase tous ses opposants de façon systématique.

Pourtant, sa carrière s’annonçait pleine de promesses : en son temps, elle fut la première femme juge en Iran en 1969, puis prit la tête du tribunal 24 dès 1975. Mais elle est contrainte de démissionner au moment de la révolution islamique de 1979, à cause de l’arrivée de religieux conservateurs au pouvoir : les femmes sont désormais interdites d’exercer comme juge. Dès lors, elle prend la direction de la profession d’avocate et obtiendra son diplôme en 1992, se consacrant aux droits de l’homme, des femmes et des enfants.

Cette « porte-parole officieuse des droits des femmes », comme l’a qualifiée Marie-Aimée Peyron, se bat pour que ses congénères aient un rôle croissant dans la vie publique. En 2018, elle soutient le mouvement des « filles de la révolution », qui de façon totalement pacifique, sont descendues dans la rue et ont ôté leur voile, brandi comme l’étendard de leur liberté. L’avocate Nasrin Sotoudeh, par la présence d’un grand portrait installé face à l’auditoire, était virtuellement présente lors de cette rencontre, elle qui a été condamnée à 33 ans de prison et 148 coups de fouet, une des conséquences de la révolution islamique étant la remise au goût du jour de tortures moyenâgeuses. Son crime ? Avoir attenté à la sécurité de l’État en défendant deux « filles de la révolution ». Incarcérée dans la tristement célèbre prison d’Evin, dans la section des femmes, elle a pu dicter une lettre à son mari, qui a été lue par le vice-bâtonnier, Basile Ader.

Le soutien sans faille du barreau de Paris

Comme Nasrin Sotoudeh, Shirin Ebadi est passée par la case prison, ce qui a permis d’attirer l’attention des médias internationaux sur l’ensemble des violations graves des droits humains ayant cours en Iran. À ce titre, la bâtonnière a rappelé la prise de position des avocats de son barreau. « Nous condamnons fermement les limitations graves de la défense en Iran. Aujourd’hui, seuls 20 avocats sur les 20 000 que compte le pays, choisis par le ministère de la Justice, sont habilités à défendre les opposants politiques. Cela signifie la fin totale de l’indépendance judiciaire en Iran », a-t-elle déploré. « Comment ne pas rappeler les principes de base des Nations unies ? », a-t-elle poursuivi, notamment le fait que les avocats doivent pouvoir exercer leurs fonctions professionnelles sans entraves (sans subir intimidations, ni harcèlement, ni ingérence) ; qu’ils doivent avoir le droit de voyager sans entraves et visiter leurs clients librement, enfin, qu’ils ne soient pas menacés ou ne subissent de sanctions économiques. Vous êtes ici chez vous », a lancé la bâtonnière. Shirin Ebadi s’est dite réconfortée à l’idée de compter « sur le soutien du barreau de Paris, ce qui prouve aux avocats iraniens que dans la lutte pour la liberté d’expression et la démocratie, ils ne sont pas seuls. Dans leur pays, ils font face à des poursuites. Comment expliquer que leur propre barreau ne les soutienne pas ? C’est en Iran que devrait avoir lieu une telle réunion. Merci de vous substituer au barreau de Téhéran », a-t-elle remercié.

Les avocats iraniens, pris pour cibles

« En Iran, il y a encore soixante-dix ans, les avocats exerçaient leur profession sous contrôle du système judiciaire. C’est en 1933 qu’une loi a été approuvée pour accorder l’indépendance de la profession d’avocats. Conformément à cette loi, le barreau a été créé, et dès lors c’est lui qui délivrait les licences d’avocats et contrôlait la conformité de l’exercice, ainsi que constituait un conseil disciplinaire en mesure de juger les avocats qui contreviendraient à la profession. Les avocats ont ainsi pu se séparer du pouvoir judiciaire », a-t-elle rappelé. « À cette époque, et avant la révolution, le barreau fournissait de nombreux services, comme de servir de refuge pour les prisonniers politiques ».

Mais combien la situation a changé depuis 1979 ! À l’arrivée des religieux au pouvoir, « l’une des premières institutions qui a été attaquée, a précisément été le barreau », précise Shirin Ebadi. La limitation de l’indépendance était en marche. Un an après la révolution, au prétexte de vouloir purger les avocats, il a été tout bonnement interdit, et ce, pendant dix-huit ans. C’est un représentant du pouvoir judiciaire qui contrôlait le barreau, ce qui revenait à confier la profession au tribunal révolutionnaire. « Un grand nombre d’avocats qui se battaient pour les libertés se sont donc retrouvés en prison, d’autres en exil ». Ce contrôle accru a abouti à priver de leur licence tous ceux qui s’exprimaient contre le régime et à ne l’attribuer qu’à des avocats acquis à leur cause. Après dix-huit ans, le régime s’est vu contraint de rouvrir le barreau, « mais le conseil d’administration doit être élu par des avocats membres tous les deux ans. Or une nouvelle loi impose que tout avocat candidat à un poste soit approuvé par un tribunal des juges de la révolution… Glaçante description d’une justice au service d’un régime dictatorial.

Le barreau iranien, outil du pouvoir

Parfois, le barreau est même allé au-delà des exigences du ministère de l’Information. « La première fois que Me Nasrin Sodouteh a été emprisonnée, le barreau de Téhéran a constitué un tribunal disciplinaire où elle a dû comparaître menottée ! Les avocats prétendument élus au Conseil d’administration n’ont même pas protesté. Était-elle un assassin pour comparaître menottée ? Quand j’ai personnellement été emprisonnée en 1999, j’ai eu un procès où j’ai pu comparaître sans menottes, puisque j’avais été libérée sous caution. Mais au lieu de me soutenir, on m’a soumise à un jugement supplémentaire », déplore-t-elle.

Aujourd’hui, quatre autres avocats en dehors de Nasrin Sotoudeh sont en prison, a-t-elle insisté. À l’instar de Mohammad Najafi. Ce dernier a défendu un manifestant qui dénonçait les conditions économiques et le chômage galopant. « Il a eu beau expliquer que c’était son métier, que s’il défendait un assassin, cela ne signifiait pas qu’il était complice du crime, l’argument n’a pas été entendu et il a été arrêté pour cause d’attaque à la sûreté nationale. Mais lui, contrairement à Nasrin Sodouteh, ne bénéficie d’aucun soutien international, alors qu’il a été condamné à 39 ans de prison, dont 14 ans ferme ». Des peines qui donnent le tournis, avec, toujours, des arguments fallacieux.

D’après les chiffres établis par Shirin Ebadi, depuis 2009, pas moins de soixante avocats ont fait l’objet d’attaques, sans compter celles et ceux qui refusent de témoigner par peur de représailles familiales. « Moi-même je continue de recevoir des menaces de mort alors que je ne fais qu’exercer mon métier. Alors que je donnais une conférence à l’étranger, mon mari et ma sœur ont été arrêtés à ma place », raconte-t-elle.

Un système bien rodé

La première mesure contre les avocats qui dérangent, c’est l’interdiction de quitter le territoire iranien. Beaucoup fuient donc illégalement par la frontière turque. « Le problème, souligne Shirin Ebadi, c’est qu’avant la guerre en Syrie, la situation des Iraniens qui demandaient l’asile était plutôt bonne car les raisons étaient valables. Il s’agissait de gens éduqués, aux profils qui intéressaient les pays occidentaux. Or depuis le boom des demandes d’asile dues à un contexte de guerre, les Iraniens rencontrent davantage de difficultés ».

Du point de vue judiciaire, il existe aussi une façon bien définie de détourner certaines affaires vers la compétence du tribunal du clergé. « Car toutes les affaires, dont une des parties est un religieux, qu’il s’agisse du plaignant ou de l’accusé, doivent être jugées dans un tribunal spécial du clergé. Le régime a créé un système spécifique pour le clergé et toute la procédure est parallèle et différente. Dans ce tribunal, les seuls avocats qui peuvent plaider sont des avocats qui sont également des religieux, et donc approuvés par le ministère des Affaires religieuses… », explique-t-elle.

Plus le temps passe, plus l’étau se resserre sur les avocats. « Il y a deux ans, une nouvelle loi a été approuvée sur les infractions sécuritaires et institutionnalisées qui ont encore réduit les avocats autorisés à plaider dans ce genre d’affaires.

Côté investigation, là encore, des limites sournoises sont posées. « Parfois la durée de l’enquête dure un an. Pendant ce laps de temps, les accusés sont détenus dans des cellules individuelles, subissent la torture, et finissent par avouer contre eux-mêmes. Mais c’est un pur simulacre ! Car leurs affaires sont déjà toutes constituées quand ils font appel à l’un des avocats habilités ».

Les femmes et les enfants, premières victimes du régime

En tant que défenseuse des droits des femmes et des enfants, Shirin Ebadi a dressé un constat cruel de leur situation. « Une des premières lois qui a été adoptée juste après la révolution islamique consistait à permettre à un homme d’épouser quatre femmes. Petit à petit, les lois discriminatoires ont fait légion. C’est une véritable révolution des hommes contre les femmes », a-t-elle asséné. Malheureusement, les droits des femmes sont passés loin derrière la nécessité de lutter contre « l’impérialisme américain », et ont ainsi disparu dans les limbes du droit. « La loi énonce que la vie d’une femme vaut la moitié de celle d’un homme. Pour le même préjudice, une femme touchera ainsi deux fois moins d’indemnités qu’un homme. De la même manière, dans une cour, le témoignage d’une femme vaut deux fois moins que celui d’un homme. Enfin, la femme qui se marie ne peut pas voyager sans avoir l’autorisation de son mari ». Les obligations légales des femmes s’égrènent inlassablement. La plus symbolique d’entre elles restant sans doute l’obligation de porter le voile. « Avant la révolution, ce n’était pas dans notre culture. Les femmes sortaient découvertes ». Si le mouvement féministe iranien est l’un des plus forts du Moyen-Orient, il est durement réprimé, à l’instar des « filles de la révolution », dont l’une des membres a été condamnée à vingt ans de prison pour s’être découverte.

Le sort des enfants n’est pas beaucoup plus enviable. « L’enfance est en souffrance en Iran, autant sur le plan législatif que sur le plan matériel. Chaque année, un million d’enfants sont déscolarisés, faute d’écoles en nombre suffisant. Les enfants des rues sont de plus en plus nombreux, et pour 80 % d’entre eux subissent des violences physiques ou sexuelles. Pourquoi encourager les gens à faire encore davantage d’enfants en encourageant la polygamie, alors que les moyens et les services sont défaillants ? », s’est-elle interrogée. Elle a ensuite fait part de ses inquiétudes concernant l’âge légal du mariage – 13 ans pour les filles, 15 ans pour les garçons – mais, qui, sur dérogation, peut être abaissé. Horrifiée, elle a également dénoncé l’impensable clémence de la loi envers un père qui aurait tué intentionnellement son enfant et qui, s’il obtient le pardon de la famille, sera condamné seulement à dix ans de prison. Ce qui équivaut à une remise de peine…

Continuer à exercer des pressions internationales

« En premier lieu, il faudrait que l’Iran accède à la démocratie, car il est bien évident que les dictateurs n’apprécient pas les avocats indépendants », a affirmé l’avocate. Bien sûr, le soutien des collègues étrangers est utile et indispensable mais pas suffisant. La solution ? « Si nous avions un barreau indépendant, nos collègues ne pourraient pas être arrêtés voire exécutés. Il faut les confronter à leur propre lâcheté et les mettre mal à l’aise. Il faut que votre barreau parisien écrive au barreau de Téhéran et lui demande clairement pourquoi des avocats sont emprisonnés ou menacés d’emprisonnement. Il faut que vous demandiez la libération de tous les avocats et que le régime se trouve obligé de fléchir », a-t-elle encouragé. Ces moyens de pression ont, pour certains d’entre eux, déjà fonctionné. C’est par exemple grâce à l’action de la Commission européenne que Nasrin Sotoudeh, lors de sa première condamnation, avait été libérée au bout de trois ans, sur une peine initiale de six années d’emprisonnement. « Nous insistons sur le cas des avocats, qui représentent une forme nécessaire de liberté. Lorsqu’un avocat est arrêté, c’est toute la population qui est démunie. Il ne s’agit pas seulement de défendre une corporation, mais l’arrestation des individus a un impact très néfaste sur leur famille tout entière ». Et par extension, sur l’ensemble de la société iranienne.

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