Une décision laborieuse mais honorable (sur un recours qui ne l’était guère)

Publié le 01/12/2017

La CJUE a mis près de deux ans pour trancher des recours présenté par la Hongrie et la République slovaque contre la décision du Conseil organisant une relocalisation temporaire des demandeurs d’asile ; elle a rejeté ces recours. Malgré la surabondance des moyens dont elle était saisie, on ne voit pas qu’elle — ou comment elle — aurait pu juger différemmment, elle aurait même pu le faire plus brièvement, tout en surveillant mieux son vocabulaire quand elle parle de la Convention de Genève.

Si accoutumé que l’on soit aux modes de raisonnement et au style de rédaction de la Cour de justice de l’Union européenne, on n’en est pas moins pris de vertige devant la liasse que constitue l’arrêt de la grande chambre du 6 septembre 2017 statuant sur les recours introduits en décembre 2015 par la Hongrie et la République slovaque, soutenues par la République de Pologne, contre le Conseil de l’Union, en annulation de la décision du Conseil du 22 septembre 2015 instituant des mesures provisoires en matière de protection internationale au profit de l’Italie et de la Grèce.

On ne voit pas que le rejet de ces recours fasse en soi problème, sinon par les délais qui se sont révélés nécessaires pour le prononcer.

On est, en revanche, singulièrement perplexe que l’un des deux États, requérants contre la décision du 22 septembre 2015, organisant une relocalisation temporaire de quelques 120 000 demandeurs ayant manifestement besoin d’une protection internationale, depuis l’Italie et la Grèce, vers le territoire d’autres États membres, ceci en dérogation aux dispositions du régime des règlements de Dublin, notamment Dublin III, fixant les critères de détermination des États membres responsables de l’instruction d’une demande d’asile, soit la Hongrie, que, dans sa proposition originelle de décision du Conseil, la Commission avait rangée, aux côtés de la Grèce et de l’Italie, comme justiciable d’une solidarité des États membres de l’Union, en qualité d’État situé en « première ligne », ce que ce pays a refusé, étant du coup inclus parmi les États de relocalisation.

On est ensuite atterré par le nombre de moyens, de procédure et autres, avancés de façon parallèle (mais la Cour, tout en ayant joint les recours, ne statue conjointement que pour une partie d’entre eux ; elle le fait séparément, s’agissant des autres, pour chacun des pays, cela donnant lieu à de nombreuses redondances ; les réponses apportées aux arguments de la Pologne, qui n’est qu’intervenante, ne le sont qu’incidemment.)

On est encore à tout le moins surpris que, sur le 8ème moyen de la Hongrie, tiré, outre de la violation des principes de sécurité juridique et de clarté normative, d’une violation de la Convention de Genève, qui n’est examiné qu’en dernier lieu, la Cour articule des considérations qui peinent à emporter l’adhésion.

La première catégorie de moyens invoqués par les États requérants concerne la procédure :

– inadéquation de l’article 78 § 3 du Traité de l’Union en tant que base juridique de la décision invoquée, celle-ci ne pouvant être un acte autre que législatif, et, dans la mesure où il ne revêtirait pas ce caractère, ne pouvant déroger à des actes législatifs antécédents ;

– défaut de caractère provisoire de la décision entreprise du fait de la durée excessive de sa mise en œuvre ;

– non satisfaction des conditions d’application de l’article 78 § 3 du Traité de l’Union en ce que n’auraient pas été constatées, dans les États bénéficiaires des mesures provisoires, de véritables situations d’urgence, et, s’agissant de la Grèce, à supposer qu’une telle urgence existe, du fait de l’absence de lien causal entre celle-ci et un prétendu afflux de ressortissants de pays tiers, dès lors que l’organisation de la politique d’asile en République hellénique accusait notoirement depuis longtemps, d’importantes déficiences ;

– irrégularité de la procédure d’adoption de la décision, du fait de son adoption à la majorité qualifiée et du défaut de débat public au sein du Conseil ;

– défaut de respect de l’obligation de consultation du Parlement de l’Union ainsi que des Parlements nationaux ;

– non-respect des règles d’emploi des langues ;

Il est ensuite argué :

– de la violation du principe de proportionnalité ;

– de l’inaptitude de la décision attaquée à atteindre l’objectif qu’elle poursuit ;

– du caractère non nécessaire de cette décision au regard du même objectif dès lors que des mesures auraient pu être prises dans le cadre d’instruments existants, qui auraient été moins contraignantes et moins intrusives pour la souveraineté des États membres, notamment le mécanisme de protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées prévu par la directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001 avec l’aide de l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières.

La Cour écarte successivement tous ces moyens, par deux fois pour certains d’entre eux, compte tenu de la méthode rédactionnelle retenue, ceci de façon raisonnablement convaincante, au prix d’analyses juridiques dont on ne voit pas qu’on puisse sérieusement les contrecarrer : la mesure n’était pas législative et n’avait pas à suivre la procédure correspondante, ordinaire ou spéciale ; elle pouvait temporairement déroger à des actes législatifs antécédents, pour peu que cette dérogation soit encadrée, ce qui a été le cas ; la mesure pouvait être adoptée à la majorité qualifiée ; il a été pourvu aux consultations nécessaires. Peut-être est-il, sur ce dernier terrain, plus abondamment encore qu’en d’autres circonstances, fait usage de formules traduisant le souci du juge européen de ne pas introduire trop de rigidités ou de laisser libre cours à suffisamment de souplesse dans le fonctionnement du dialogue triangulaire entre Commission, Conseil et Parlement, voire quadrangulaire entre les institutions européennes et les Parlements nationaux. La nouvelle consultation qui aurait dû avoir lieu, selon les requérants, après la modification de la proposition initiale de la Commission au Conseil faisant figurer la Hongrie dans la liste des pays de première ligne susceptibles de bénéficier des relocalisations en vue de l’en extraire, ne lui a pas paru nécessaire, bien qu’il se soit agi d’une modification substantielle dès lors que la présidence du Conseil s’est ouverte devant le Parlement de la position hongroise et des conséquences en résultant. Le Conseil a lui-même apporté d’autres modifications à la proposition de la Commission, mais celle-ci a, par la voix de ses représentants dûment habilités ayant participé à la réunion du Conseil au cours de laquelle est intervenue l’adoption de la mesure, approuvé ces modifications. Quant aux Parlements nationaux, ils n’ont pas à être consultés sur les actes non législatifs. S’agissant enfin des langues, si les règles régissant les textes initiaux sont sévères, il est admis qu’un régime linguistique simplifié s’applique aux amendements, surtout si, comme en l’espèce, la lecture des modifications résultant des amendements par le président du Conseil a donné lieu à interprétation orale dans toutes les langues de travail.

On comprend moins bien que, lorsqu’il est question du principe de proportionnalité, la Cour, tout en rappelant les principes d’un contrôle juridictionnel de son respect (les inconvénients prévisibles ne doivent pas être démesurés par rapport aux avantages escomptés), éprouve le besoin de dire qu’un large pouvoir d’appréciation doit être reconnu aux autorités de l’Union dans les domaines impliquant de leur part des choix de nature politique et des appréciations complexes. Cette motivation est faible. Tous les choix de l’Union sont plus ou moins politiques et complexes.

La Cour s’est, en revanche, montrée plus courtoise que ne le méritaient les argumentations hongroise et slovaque tirées tout à la fois de l’inaptitude de la décision attaquée à atteindre l’objectif poursuivi et de son caractère non nécessaire, variante du triste « on ne peut, ou on ne pourra, pas le faire, d’ailleurs on le fait déjà », fondement de nombreuses fins de non-recevoir contre les tentatives innovantes. Elle a à juste titre marqué que la protection temporaire n’était pas dans tous les cas la meilleure réponse aux demandes de protection. Et que la décision attaquée ne pouvait être regardée comme intrusive, dès lors que les pays de relocalisation pouvaient demander à ce que celle-ci soit réglée selon leur capacité d’accueil ou suspendue comme l’on fait l’Autriche et la Suède. Ceci ne veut pas dire que les performances constatées, à la date où les juges européens ont statué, des programmes de relocalisation se présentent comme particulièrement exaltantes.

Ce que dit la Cour pour écarter la violation des principes de sécurité juridique et de clarté normative, que la décision attaquée s’inscrit dans l’acquis relatif au système commun européen d’asile, et que ses considérants le font suffisamment valoir, n’est ni exaltant, ni choquant.

Reste la question dont on s’étonne que la Hongrie et la Slovaquie aient cru pouvoir se saisir comme d’une arme contre la décision attaquée, quand on connait les atteintes dont le premier de ces pays s’est rendu coupable tout à la fois à la Convention de Genève, et aux principes de Dublin, dans ce qu’ils ont de positif, à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme aussi. Le système organisé par la décision attaquée aurait en effet pour conséquence, à les en croire, de priver les demandeurs de protection internationale de la possibilité de bénéficier des prévisions de Dublin concernant la prise en compte de leurs affinités familiales ou culturelles et conduirait à ce qu’ils sortent du territoire d’un État d’accueil (où, croit-on comprendre, ils auraient demandé une protection) avant qu’il ait été définitivement statué sur leur demande. À cela la Cour répond que la décision attaquée renouvelle, à cet égard, l’énoncé (la pratique risque de se révéler plus délicate) des garanties résultant des règlements Dublin. Mais elle répond aussi, et cela ne peut qu’engendrer un certain étonnement, que la règle de détermination de l’État responsable, seule règle à laquelle déroge la décision attaquée, n’est pas liée aux préférences du demandeur pour un État d’accueil, et ne vise pas spécifiquement à assurer qu’il existe un lien linguistique, culturel et social entre ce demandeur et l’État responsable (ceci, deux fois, à une page d’intervalle ; heureusement qu’il est dit la première fois « spécifiquement » car sinon, il y aurait contradiction avec les précédents développements des appréciations de la Cour). Plus surprenant encore, juste avant de conclure, la Cour articule successivement que la Convention de Genève ne consacre pas au profit d’un demandeur de protection internationale le droit de rester dans l’État du dépôt de la demande tant que celle-ci est pendante, et puis que le Guide des procédures et critères à appliquer pour la mise en œuvre de la Convention doit être compris comme une expression particulière d’un principe de non refoulement qui interdit l’expulsion vers un État tiers tant qu’il n’a pas été statué (sans doute faut-il entendre négativement) sur la demande, enchaînement d’idées qui, naturellement, ne fait pas sens, même assorti de la considération que la relocalisation n’est pas assimilable à un refoulement vers un État tiers, mais constitue au contraire une mesure de gestion de crise visant à assurer l’exercice effectif, dans le respect de la Convention de Genève, du droit fondamental d’asile « tel que consacré » par l’article 18 de la Charte (laquelle ?). On ne voit pas, au reste, que la Charte ait pu consacrer le droit d’asile dans le respect de la Convention de Genève, autrement que celle-ci ne l’a fait ; que veut dès lors dire « tel que consacré », et était-il encore à consacrer ?

Ces dérapages du discours juridictionnel, au nombre desquels il faut compter l’abus, dans la longue et un peu ennuyeuse description du contexte et de la genèse de la décision attaquée, du terme entrées irrégulières, qui n’est jamais explicité, ce qui est dommage, à la lumière de la Convention de Genève, ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu lieu, juridiquement, politiquement, et même moralement, de renvoyer Hongrie, Slovaquie et Pologne, dans leurs buts, ni d’éviter de porter sur la stratégie de relocalisation, à quelque difficulté que se heurte sa bonne fin, un verdict négatif. Il montre en revanche que, comme en d’autres domaines (la protection sociale), la Cour n’est pas, en matière d’asile, tout à fait à l’aise pour raisonner et statuer sur des sujets qui ne sont pas au cœur de son domaine habituel d’intervention, et à propos desquels s’affrontent des sensibilités, tout à la fois nationales et philosophiques, au minimum contrastées.

 

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