Levée de boucliers en faveur du banquier : critique de l’automaticité de la substitution de l’intérêt légal à l’intérêt conventionnel
L’erreur de calcul du taux effectif global dans les contrats de prêts met en lumière l’arbitraire pour le banquier prêteur confronté à l’automaticité de la sanction civile qui l’accompagne. La substitution mécanique en droit interne de l’intérêt légal à l’intérêt conventionnel est à ce point consacrée, qu’il faudra du temps avant que le droit européen ne lui enlève ses œillères.
Au jeu d’échecs, la surprotection1 est une stratégie consistant à défendre des pièces ou des cases au-delà du raisonnable, et ce, afin de prévenir une menace potentielle. Voilà en peu de mots une description du droit français qui surprotège la clientèle et écarte d’un revers de manche l’application du droit européen, droit supranational que pourrait valablement invoquer pour sa défense le banquier prêteur. Le foisonnement du contentieux2 relatif aux erreurs dans le calcul du taux effectif global (TEG)3 – censé représenter le coût réel d’un crédit – force à s’interroger sur la règle de l’automaticité des sanctions qui y sont afférentes, et qui peuvent aller au plan civil, selon la « proportion fixée par le juge »4, jusqu’à la déchéance du droit aux intérêts si l’emprunteur est un consommateur5.
L’européanisation des prestations de services étend le cadre d’admission du devoir de vigilance du banquier6, et il n’est pas illogique de chercher à en contrebalancer les effets. Certes, le courant majoritaire interne tant jurisprudentiel7 que doctrinal rejette de but en blanc des moyens tels que l’atteinte au droit au respect des biens du banquier prêteur garanti par l’article 1er du protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Mais ledit point de droit, invoqué en cassation, n’est pas exempt d’ingéniosité, preuve à notre sens d’une immixtion utile du droit européen. L’automaticité de la substitution de l’intérêt légal à l’intérêt conventuel n’est-elle pas gage d’arbitraire et donc l’illustration d’une mécanique injuste, qui enserre le banquier préteur dans les rouages d’une justice civile désormais désuète ?
Si la sanction – déchéance du droit aux intérêts conventionnels – est préprogrammée et impersonnelle via le remplacement prétorien par le taux légal, se pose avant tout le problème de sa proportionnalité in concreto. La stricte substitution en droit français (I) s’effacera tôt ou tard face à l’impérieux droit européen, protecteur des libertés du banquier prêteur (II).
I – Une substitution stricte au regard du droit français
La balance de la justice française qui penche en faveur d’une sanction civile quasi-automatisée (A) semble éluder consciemment le caractère disproportionné de celle-ci (B).
A – Une sanction civile consacrée
Le principe est que l’ensemble des frais, qui conditionnent pour l’emprunteur l’obtention d’un prêt, doivent être inclus dans le calcul du TEG8. À défaut, le prêteur encourt une sévère sanction civile des juges du fond, qui amalgameront sans remords TEG erroné et défaut de mention du TEG9 ou à tout le moins au TEG légal10. In globo, la nullité du prêt est écartée au profit de celle de la convention d’intérêt. Et en la matière, la jurisprudence n’a eu de cesse de dégager un panachage de frais à intégrer dans le complexe calcul du TEG : frais de dossier ou de notaire11 ; rémunération d’intermédiaires12 ; assurance13… Nous percevons dans ce panel, une réelle incertitude mathématique pour le banquier prêteur qui a une marge d’erreur extrêmement limitée, et dont la moindre omission est sanctionnable14, ce qui donna naissance à la jurisprudence de la « décimale »15 (sanction d’un TEG inexact au dixième) et du TEG « juste »16.
Les juges deviennent des juges de la variation et non du fond. C’est pourquoi, nous partageons la position de certains auteurs qui expliquent qu’il s’agit d’un souhait jurisprudentiel d’en « limiter les effets [du TEG erroné] en exigeant ainsi une différence de taux “suffisante” »17. Notre pratique nous amène à croire que les juges préfèrent néanmoins de façon constante, dans ce genre de contentieux, se positionner sur la prescription18. Fort à propos, nous sommes toutefois surpris qu’un simple « souhait » puisse faire naître une règle de droit si nette (seuil légal automatique de tolérance), étant précisé que le cursus est flou, puisque lié à des formules de calculs du TEG qui nécessitent a minima l’intervention d’un sapiteur.
D’autres auteurs y voient ainsi un « glissement sémantique qui d’un “seuil légal” est devenu “la décimale prescrite” »19. Si la consécration de la sanction civile est bien encrée en droit français, celle-ci nous semble disproportionnée, ce qui met en exergue une certaine insécurité juridique dans les contrats de prêts.
B – Une sanction civile disproportionnée
Pour tenter de contrebalancer les difficultés d’appréhension du TEG, la Cour de cassation exclut à la marge des modalités de calcul, les frais/pénalités de fonctionnement anormal du compte20. Ce lot de consolation a le mérite de la simplification, mais il ne résout rien, car la sanction reste figée dans l’absence de consentement de l’emprunteur au coût global du prêt. En d’autres termes, il n’existe pas de présomption tacite d’acceptation de variation du TEG. Nous constatons que l’automaticité de la sanction21 n’est absolument pas interconnectée au préjudice exhaustif que peut subir l’emprunteur, ce qui laisse courir un aléa et in fine fait naître une sanction disproportionnée.
La substantifique moelle du TEG est dénaturée au profit d’une attaque punitive des banquiers prêteurs/trompeurs, et ce, même si – fort heureusement – les juges du fond ne vont pas jusqu’au bout de leur positionnement en accordant à l’emprunteur des dommages et intérêts en réparation du préjudice subi22.Ce genre de dérives, de demandes d’intérêts punitifs, d’abus d’ester en justice tendent à prendre de l’ampleur, certains avocats commencent à développer une spécialité et des sociétés privées tentent d’ouvrir une brèche en proposant de recalculer les TEG. Les auteurs en doctrine ont anticipé cette réalité et proposent de « revenir à plus de raison et à une protection ciblée » en faisant profiter l’emprunteur « du taux le plus avantageux entre le TEG annoncé et le TEG réel » et non le taux légal actuel23.
Dans une espèce concernant l’enrichissement sans cause des assureurs des centres de transfusion sanguine, la Haute juridiction est moins timorée sur l’atteinte aux biens, car il faut « un équilibre entre la solidarité nationale… et le droit de propriété »24. Une analogie peut être faite, et l’on peut se demander s’il ne faudrait pas une crise bancaire pour qu’advienne un jour, un équilibre du TEG, dans un réflexe de prise de conscience d’une nécessaire protection du droit au respect des biens des banquiers prêteurs, qui d’ores et déjà sont fragilisés par les crises monétaires. Ainsi, le caractère, sinon punitif, du moins dissuasif de la sanction actuelle doit conduire à la remise en cause du dispositif au regard des engagements européens.
II – Une substitution liberticide au regard du droit européen
La marque des principes européens imprègne jour après jour davantage le droit interne, qui finira par reconnaître tant une restriction à la liberté d’établissement (A) que l’atteinte à la liberté de prestations de services (B), concernant le traitement ou maltraitance judicaire de l’erreur de calcul du TEG.
A – La restriction à la liberté d’établissement
Malgré – à notre connaissance – une absence de réelle étude comparative en Europe du domaine bancaire et plus spécifiquement du TEG, il n’est pas impensable comme dans d’autres branches du droit, de croire que la législation française est [la] plus contraignante dans l’octroi des prêts contractés par des professionnels25 en comparaison des autres pays de l’Union européenne. En cela, notre droit porte atteinte à la liberté qu’a le prêteur de pouvoir s’implanter dans le pays de son choix26. Cependant, comment valider une telle assertion sans système comparatif ou harmonisé en l’Europe27 ? Peut-être qu’un schéma comparatif européen dégagé en première instance par un plaideur téméraire est la clé pour déverrouiller la rigueur du droit français, nous nous hasardons à le penser.
En attendant, il est pour l’heure utopique d’espérer une symétrie légitime des législations tant qu’il demeurera des disparités entre les systèmes bancaires, confortées par un vide regrettable de recherches scientifiques comparatives en Europe. Un parallèle peut être fait en droit fiscal dont les avancées sont notables en matière de coopération et d’harmonisation, avec par exemple la mise en place d’une transparence globale des rescrits fiscaux en Europe28, nous rapprochant d’un Espace fiscal européen (EFE)29. Notre crainte, partagée en doctrine par un praticien est que le droit français accentue la « distorsion ainsi permise et générée dans le jeu concurrentiel existant entre les banques »30, notamment au regard des différentes interprétations de la règle de la « décimale » précédemment explicitée.
Nul doute que les prêteurs français sont astreints à des contraintes plus fortes, ce qui n’est pas sans remémorer la condamnation de la France concernant sa législation trop rigide sur les produits défectueux, qui fut un pare-feu à une concurrence libre et non faussée31. Bien que la restriction à la liberté d’établissement soit criante, l’atteinte à la liberté de prestations de services l’est tout autant.
B – L’atteinte à la liberté de prestations de services
La sanction civile objet de la présente étude place le banquier prêteur dans une situation plus contraignante et donc plus défavorable par rapport aux autres banquiers des États membres de l’Union européenne puisque cela paralyse sa liberté d’octroyer des prêts, et méconnaît de facto le principe de la liberté de prestation de services32. Nous ne pouvons que déplorer que la haute juridiction s’évertue à botter en touche, de « manière abrupte »33 dirons certains. Si les juges du Quai de l’Horloge estiment que le moyen est irrecevable car « nouveau et mélangé de fait et de droit »34, le « seul espoir réside dans l’abandon de l’application de l’article L. 313-2 du Code monétaire et financier aux prêts à vocation professionnelle »35, puisque trop lié au droit protecteur de la consommation.
À la marge, nous émettons l’hypothèque que la solution d’espèce aurait pu être différente si le droit européen avait été invoqué plus tôt d’un point de vu processuel, et non pas pour la première fois en cassation : que « le moyen (…) implique d’effectuer un examen de droit comparé pour déterminer si, dans l’Union européenne, cette obligation n’est imposée que par le droit français (…) »36. À tous égards, les juges laissent une porte entrouverte, ce qui laisse augurer des perspectives pour les praticiens. Aussi, il peut être retors de mentionner dans les conventions de prêts les textes européens en cause37. Après tout, il n’est déjà pas rare de rencontrer en pratique lesdits contrats, avec des « miniatures » de textes juridiques français non actualisés.
En outre, s’il n’est pas question pour nous de mettre en place une impunité irraisonnée des banques, il est raisonnable de poursuivre l’objectif d’une éducation bancaire tendant vers une vigilance accrue, sans tomber dans un « impossibilium nulla obligatio » (pas d’obligation pour les choses impossibles)38. Nous décelons en droit interne une politique de transparence tarifaire qui va au-delà du nécessaire. Somme toute, la solution européenne, bien qu’imparfaite, est pour le banquier français moins amère.
Notes de bas de pages
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1.
Prophylactique (coup), développé par le joueur d’échecs Nimzowitsch A.
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2.
C. mon. fin., art. L. 313-4 étend aux prêts conclus avec les non-consommateurs (personne physique ou morale), la nécessaire mention préalable du TEG visé par C. consom., art. L. 313-1.
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3.
Apparition de taux d’intérêt négatifs dans un contrat de prêt en l’absence de taux plancher, TGI Montpellier, 9 juin 2016, n° 11-16-000424, M. X c/ Société coopérative CRCAM du Languedoc ; comm. Lasserre Capdeville J., « Contrat de prêt et taux d’intérêt négatifs : première application sur le fond ! », Gaz. Pal. 5 juill. 2016, n° 270e3, p. 19.
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4.
Cass. 1re civ., 25 févr. 2016, n° 14-29838.
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5.
C. consom., art. L. 311-48 (ancien) ; C. consom., art. L. 341-1 (nouveau) et s. ; Cass. 1re civ., 9 avr. 2015, n° 13-28058.
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6.
Gautier J. et Létienne P., « La non-ingérence du banquier vigilant », Lexbase Hebdo n° 457, 10 mars 2016, éd. affaires.
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7.
CA Pau, ch. 1, 5 août 2016 n° 16/3104, 16/00295 ; Cass. com., 12 janv. 2016, n° 14-15203.
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8.
Ex. : obligation d’assurance incendie – condition suspensive de l’octroi du prêt : Cass. 1re civ., 12 juill. 2012 n° 11-21687.
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9.
Cass. 1re civ., 7 mars 2006, n° 04-10876.
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10.
substitution du taux légal au taux conventionnel Cass. com., 17 janv. 2006, n° 04-11100.
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11.
Cass. 1re civ., 28 juin 2007, n° 05-19853.
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12.
Cass. com., 14 déc. 2004, n° 02-19532.
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13.
Cass. com., 16 déc. 2014, n° 13-13272 ; sur le problème pratique d’une « assurance présentée comme facultative par la banque [et qui] était en réalité obligatoire, de sorte qu’elle devait être intégrée dans l’assiette du calcul du TEG » ; v. Cass. 2e civ., 1er sept. 2016, n° 15-22572.
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14.
Ex. : sanction pour omission de parts sociales dans le calcul du TEG – Ibid. Cass. com., 12 janv. 2016, n° 14-15203.
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15.
CA Aix-en-Provence, 26 juin 2015 n° 15/05322 ; CA Grenoble, 30 juin 2015, n° 13/01071.
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16.
Le Targat Y., « TEG en matière de crédit immobilier », Gaz. Pal. 10 mai 2016, n° 263z9, p. 64.
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17.
Lasserre Capdeville J,. « Taux effectif global erroné : on referme la boîte de Pandore ? », D. 2014, p. 2395.
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18.
Cass. 1re civ., 15 juin 2016, n° 15-12803 ; Cass. com., 3 déc. 2013, n° 12-23976.
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19.
Le Targat Y., Ibid.
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20.
Cass. 1re civ., 27 sept. 2005, n° 02-13935.
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21.
En violation de l’article 1er du protocole n° 1 de Cour européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et du C. mon. fin., art. L. 313-4, ensemble C. consom., art. L. 313-1 et L. 313-2 – principe de proportionnalité.
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22.
Ibid. Cass. com., 30 oct. 2012, n° 11-23034 ; Cass. 1re civ., 1er juill. 2015, n° 14-18053.
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23.
Legeais D., « La preuve du caractère erroné du TEG », RTD com. 2015, p. 138.
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24.
Cass. 1re civ., 17 févr. 2016, n° 15-12805.
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25.
V. une protection plus harmonieuse du consommateur PE et Cons. UE, 23 avr. 2008n° 2008/48/CE ; PE et Cons. UE, 4 févr. 2014, n° 2014/17/UE.
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26.
Violation de l’article 49 du TFUE.
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27.
Idée d’une Politique bancaire commune (PBC) à l’instar de la Politique agricole commune (PAC).
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28.
Stifani F., Berthet K., Létienne P., « La nouvelle transparence des rescrits fiscaux en Europe », NF, n° 1183, p. 24.
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29.
Stifani F., Berthet K., Létienne P., « La nouvelle transparence fiscale dans l’Union européenne », D. 2016, p. 460.
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30.
Le Targat Y., Ibid.
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31.
CJCE, 25 avr. 2002, n° C-52/00 et C-154/00 ; CJCE, 14 mars 2006, n° C-177/04.
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32.
Violation de l’article 56 du TFUE.
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33.
Moreil S., « L’application automatique du taux d’intérêt conventionnel en cas d’erreur de calcul du TEG n’est pas contraire à la CEDH », Gaz. Pal. 8 mars 2016, n° 259m5, p. 71.
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34.
Ibid. Cass. com., 12 janv. 2016, n° 14-15203. Notons que la Cour suprême peut « censurer les juges du fond pour ne pas avoir relevé d’office un moyen pris du droit de l’Union, même mélangé de fait et de droit », Crédot F.-J. et Samin T., « Sanction de l’inexactitude du TEG », Revue de Dr. banc. fin. 2016, comm. n° 103.
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35.
Ibid. Moreil S.
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36.
Ibid. Cass. com., 12 janv. 2016, n° 14-15203.
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37.
Principe de formalisme d’un contrat de prêt.
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38.
Ibid. Gautier J. et Létienne P., « La non-ingérence du banquier vigilant ».