Créances successorales : le Conseil constitutionnel et la première chambre civile contre le bon sens
Lorsqu’une succession a été acceptée à concurrence de l’actif net, l’article 792, alinéa 2, du Code civil prévoit qu’à défaut de déclaration des créances successorales au domicile élu de la succession dans les 15 mois de la publication de l’acceptation au BODACC, les créances non assorties de sûretés sont éteintes. Selon le Conseil constitutionnel, cette disposition extinctive, qu’il répute d’intérêt général, est conforme à la Constitution. Pour la première chambre civile, une créance successorale est éteinte, bien qu’elle ait été signifiée au notaire chargé de liquider la succession, si elle n’a pas été déclarée dans les formes prévues à l’article 792. N’est-ce pas méconnaître la protection que devraient assurer au droit de propriété les dispositions constitutionnelles et celles de la Convention EDH ?
Cons. const., 5 oct. 2016, no 2016-574/575/576/577/578 QPC, BNP Paribas
1. Voici le créancier d’une succession qui avait fait signifier au notaire, chargé de la liquider, un jugement exécutoire qui avait condamné la défunte à lui verser une indemnité. Ultérieurement, l’unique héritière accepte la succession « à concurrence de l’actif net » ainsi que le permettent, en substitution de l’antique « acceptation sous bénéfice d’inventaire » qu’a opérée la réforme du 23 juin 2006, les dispositions des articles 787 et suivants du Code civil ; cette acceptation conditionnée de l’héritière est publiée au BODACC à la diligence du greffier du tribunal de grande instance, selon les prévisions de l’article 788.
Par la suite, dans le contentieux ouvert entre le créancier successoral et l’héritière, cette dernière se prévaut du bénéfice de l’extinction de la créance d’indemnité, bien que celle-ci ait été régulièrement signifiée au notaire chargé de la succession ; en effet, aux termes de l’article 792, alinéa 2, à défaut d’avoir été « déclarées » par notification au domicile élu que vise la publication au BODACC, dans les quinze mois qui suivent cette publication, les créances non assorties de sûretés sur les biens de la succession sont réputées éteintes à l’égard de celle-ci.
Le créancier successoral ayant omis de veiller à cette publicité au BODACC et de déclarer sa créance d’indemnité en réitérant sa notification dans le délai légal, cette créance est jugée éteinte par les juges du fond. Sur pourvoi, la première chambre civile les approuve d’avoir jugé que la « signification, effectuée en méconnaissance de la procédure spécifique instituée en la matière, aurait pour effet de faire bénéficier ce créancier d’une priorité de paiement illégitime par rupture d’égalité devant la loi » et que cette signification « ne pouvait valoir déclaration de créance, au sens de l’article 792 du Code civil, et que, dès lors, la créance était éteinte »1.
2. Cette décision, qui a frustré un créancier de son droit que consacrait pourtant une décision de justice régulièrement signifiée, appelle plusieurs remarques :
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on comprend mal en quoi la réclamation du bénéfice d’une créance à laquelle son titulaire n’a manifestement pas renoncé (il l’avait fait signifier au notaire) porterait atteinte à l’équité en créant une priorité au détriment des autres créanciers alors qu’à l’inverse, exiger le respect d’un formalisme peu réaliste2 a pour effet de créer une sélection au seul profit des créanciers qui auraient « déclaré » leurs créances, au préjudice manifeste de tous les autres créanciers dont les créances seraient définitivement écartées puisque réputées éteintes. Où sont l’équité et l’équilibre entre les créanciers, alors surtout qu’il est avéré qu’il n’y a pas eu renonciation à un droit ?
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s’il est exact qu’en l’espèce les dispositions des articles 788 et 792 n’ont pas été respectées à la lettre par le créancier (qui a bien fait notifier sa créance à la succession, mais n’a pas réitéré cette notification dans les quinze mois suivant la publicité au BODACC), il semble en revanche qu’elles l’ont été conformément à l’esprit général de textes qui entendent avant tout que les créanciers successoraux expriment clairement leur volonté d’obtenir de la succession ce qui leur est dû,
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dès lors, l’extinction de la créance successorale d’indemnité que les juges du fond avaient prononcée en cette espèce, tranchée le 31 mars 2016, n’est-elle pas disproportionnée au regard d’une méconnaissance simplement formelle, par le créancier, des exigences légales3 ?
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enfin, le prononcé abrupt de cette extinction d’une créance non déclarée, quoiqu’elle ait été bel et bien notifiée à la succession, ne prive-t-il pas le créancier de la faculté de faire valoir la déchéance que vise le dernier alinéa de l’article 800 du Code civil, selon lequel l’héritier qui a omis, sciemment et de mauvaise foi, de signaler l’existence d’une créance au passif de la succession est déchu de l’acceptation à concurrence de l’actif net ? L’héritière à laquelle une créance successorale avait été notifiée, via son notaire, avant qu’elle n’accepte la succession à concurrence de l’actif net, devrait-elle être néanmoins réputée de bonne foi parce que le créancier n’a pas réitéré sa notification selon les prescriptions légales ?
3. Ces quelques remarques conduisent à s’interroger, plus largement, sur l’opportunité d’avoir introduit en droit des successions une obligation de « déclarer ses créances » à domicile élu, dans les quinze mois d’une publication au BODACC sous peine d’extinction des créances non assorties de sûretés sur les biens successoraux, et, au-delà, sur le caractère approprié ou non d’une telle exigence au regard des situations concrètes.
Il relève de l’évidence que cette exigence est étroitement inspirée de règles du droit des affaires et, particulièrement, de celles du droit des procédures collectives, ce qui fait déjà douter de la pertinence de la transposition de ces règles à des créances successorales non professionnelles. Le doute est d’autant plus grand que, même en droit des procédures collectives, le défaut de déclaration n’entraîne plus, comme l’on sait depuis 2005, l’extinction des créances qui n’ont pas été déclarées à la procédure. La sanction que fulmine l’article 792, alinéa 2, du Code civil est donc plus redoutable encore que la privation de participer aux répartitions et dividendes qui sanctionne le défaut de déclaration à la procédure collective4 ; et l’extinction des créances successorales non déclarées n’en paraît que plus inappropriée lorsqu’il s’agit de créances qui n’ont aucune origine professionnelle.
4. En effet, l’impropriété nous paraît s’aggraver davantage lorsque l’on considère les relations qu’ont les simples particuliers, voire les artisans, avec le BODACC : à supposer qu’ils en connaissent l’existence, rares sont certainement ceux qui le consultent, et plus exceptionnellement encore ceux qui consultent son site électronique à la rubrique « acceptation de succession à concurrence de l’actif net ».
Il est vrai que, de surcroît, la consultation de cette rubrique suppose de connaître l’identité complète du débiteur décédé dont, particulièrement, sa date de naissance, qui est rarement connue par les créanciers, y compris parmi eux par certains professionnels. Il relève donc de la brigade de spécialistes du feuilleton télévisé Mission impossible d’obtenir l’information à laquelle les articles 788 et 792 subordonnent la déclaration de créances successorales. Sans doute les parlementaires et les magistrats civils consultent-ils eux-mêmes peu souvent le BODACC, pour en exiger néanmoins la consultation attentive par les malheureux créanciers successoraux ?
5. Ces difficultés pratiques, auxquelles pourrait se heurter, par exemple, un simple particulier locataire d’immeuble, créancier de la restitution du « dépôt de garantie » qu’avait encaissé son bailleur décédé, expliquent sans doute pourquoi la BNP Paribas a choisi de soumettre au Conseil constitutionnel cinq questions prioritaires de constitutionnalité sur le même thème, celui de la compatibilité des dispositions de l’article 792, alinéa 2, avec les droits et libertés que la Constitution garantit.
Force est de souligner combien la réponse du Conseil est déconcertante. Voici que l’extinction des créances successorales non assorties de sûretés qui n’auraient pas été déclarées dans les formes auxquelles renvoie ce texte répondrait à un objectif « d’intérêt général », alors que, contrairement à ce qu’affirme le Conseil, il ne s’agit de rien d’autre que d’une expropriation pour cause d’intérêt privé, celui des héritiers !
On comprend bien que l’on soit pressé d’hériter à moindre coût, et qu’il est de l’intérêt des notaires de liquider rapidement les successions, mais tout de même, où est « la nécessité publique » à laquelle se réfère l’article 17 de la Déclaration de 1789, ou même seulement où pourrait bien se cacher l’intérêt général auquel le Conseil constitutionnel raccroche l’extinction des créances successorales ? De son propre aveu, l’objectif est de « favoriser la transmission des patrimoines », c’est-à-dire de satisfaire des intérêts purement privés.
6. En outre, on comprend d’autant moins où se trouverait cet « intérêt général » en la matière que le législateur – on l’a observé plus haut – avait suivi le chemin inverse en abandonnant la règle, au demeurant contestée, d’extinction des créances non déclarées à la procédure collective, en 2005. Intérêt général ici, absence d’intérêt général là ? Vainement chercherait-on la logique !
Quant aux garanties sous le couvert desquelles se drape la décision du Conseil, nous en avons souligné le caractère malheureusement dérisoire : les simples particuliers ignorent l’existence même du BODACC, ce qui est dire qu’ils ne le consultent pas ; dès lors, le délai légal de quinze mois n’a aucun sens, d’autant moins de sens que la consultation du BODACC, nous l’avons rappelé, suppose de détenir l’identité complète du débiteur décédé, ce qui n’est pas toujours le cas.
Quant à la déchéance du bénéfice de l’acceptation à concurrence de l’actif net que prévoit l’article 800 au détriment de l’héritier qui aurait omis, sciemment et de mauvaise foi, de signaler l’existence d’une créance au passif de la succession, l’espèce qui a été tranchée par l’arrêt du 31 mars 2016, précité, confirme combien elle est illusoire y compris en cas de signification préalable de la créance ; cette prétendue « garantie » est d’autant plus illusoire que le législateur a lourdement insisté sur la nécessité, à la charge du créancier, de prouver la fraude de l’héritier qui, « sciemment et de mauvaise foi », aurait omis de signaler l’existence de la créance litigieuse.
7. La seule voie de recours qui demeurerait ouverte aux créanciers successoraux semble être celle de la CEDH. Comme l’on sait, la Cour de Strasbourg entend depuis longtemps protéger les créances par le canal des dispositions de la Convention relatives au droit de propriété5.
Or, la discordance, que nous avons soulignée6, entre la loi française de 2005, en matière de procédures collectives, et celle de 2006, en matière de successions, quant à l’effet extinctif ou non du défaut de déclaration des créances, devrait convaincre les juges de la CEDH du caractère disproportionné de l’extinction des créances qui n’ont pas été déclarées à la succession selon les modalités des articles 788 et 792, et de ce que cette sanction ne répond pas vraiment à un objectif d’intérêt général car elle vise avant tout à satisfaire des intérêts privés. L’atteinte au droit de propriété que protège la Convention EDH nous paraît, en effet, patente.
Notes de bas de pages
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1.
Cass. 1re civ., 31 mars 2016, n° 15-10799, FS-PBI : D. 2016, p. 784 ; JCP N 2016, act. 497 ; RJPF 2016-5/34, note Sauvage F.
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2.
V. infra, § 3 et 4.
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3.
Et l’on sait combien cependant les magistrats se veulent désormais sensibles à la proportionnalité, peut-être à l’excès (v. par ex. : Gautier P.-Y., « Contre la “balance des intérêts” : hiérarchie des droits fondamentaux », D. 2015, p. 2189 ; Bénabent A., « Un culte de la proportionnalité… un brin disproportionné ? », D. 2016, p. 137 ; Puig P., « L’excès de proportionnalité », RTD civ. 2016, p. 70).
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4.
C. com., art. L. 622-26.
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5.
V. not. Marguénaud J.-P., La Cour européenne des droits de l’homme, 7e éd., Dalloz.
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6.
V. supra, § 3.