Perpétuité du droit de propriété : une illustration inattendue, une incidence concrète
Les auteurs d’une héritière avaient, sur le fondement du droit de délaissement et moyennant un certain prix, cédé à une commune une parcelle qui faisait alors l’objet d’une réserve destinée à l’implantation d’espaces verts.
La commune, sans maintenir l’affectation du bien à la mission d’intérêt général ayant justifié sa mise en réserve, a ultérieurement modifié les règles d’urbanisme avant de revendre le terrain, qu’elle a rendu constructible, à une personne privée, moyennant un prix près de 45 fois supérieur à celui d’acquisition.
Quoique plus de 25 ans se soient écoulés entre les deux actes et malgré la légitimité du but initial, les décisions de cette commune ont porté une atteinte excessive au droit au respect des biens. La demande d’indemnisation formée par l’héritière est donc fondée.
Il convient de voir là une illustration inattendue mais certaine du principe de perpétuité du droit de propriété.
Cass. 3e civ., 18 avr. 2019, no 18-11414
1. La troisième chambre civile, en se prononçant en formation spéciale et en attribuant au présent arrêt les marques d’une diffusion étendue1, donne à sa décision un grand retentissement ; la haute formation met de la sorte en évidence une face souvent méconnue de la perpétuité des droits du propriétaire face aux atteintes que les décisions des collectivités publiques peuvent y porter.
Cette espèce répond aussi, en forme de clin d’œil, à une question que posait, voici 40 ans, le président Georges Durry à la lecture de notre étude Perpétuité et perpétuation dans la théorie des droits réels2 : quel intérêt pratique ? La réponse est simple car, comme l’on sait, la présente affaire n’offre pas qu’une illustration concrète – sonnante et trébuchante en raison de l’admission d’un principe d’indemnisation – mais isolée de l’intérêt que suscite le concept de perpétuité. Que ce soit, récemment, pour l’assortir au droit réel de jouissance spéciale, tout au moins en matière de copropriété3, ou que ce soit, à l’inverse, pour en nier toute faculté d’application en matière contractuelle4, les manifestations de la perpétuité n’ont jamais cessé d’attirer l’attention des juristes et de fasciner l’être humain, peut-être parce qu’il ne saurait lui-même prétendre à la perpétuité.
2. Les faits de l’espèce sont originaux, quoiqu’ils ne soient pas exceptionnels. Les propriétaires d’un terrain, que la commune avait classé en zone réservée en vue de l’implantation d’espaces verts, avaient mis en demeure la commune de l’acquérir en application de la procédure de délaissement que prévoyait le Code de l’urbanisme. À défaut d’accord sur le prix, celui-ci avait été fixé par le juge de l’expropriation, avec une forte baisse en appel. 25 ans après, la commune avait revendu le terrain à une société privée pour un prix 45 fois supérieur et avait accordé à la société acheteuse, 3 ans plus tard, un permis de construire.
Les vendeurs initiaux étant décédés, leur héritière avait alors choisi d’actionner la commune en paiement de dommages et intérêts, mais vainement sur le fondement du droit de rétrocession qui avait été jugé inapplicable à la cause. En revanche, la demanderesse a obtenu que l’arrêt d’appel confirmatif soit cassé à partir du moyen de pur droit que constituait la violation de l’article 1er du premier protocole additionnel à la convention EDH (troisième branche du moyen de cassation) : « En dépit du délai de plus de 25 années séparant les deux actes, la mesure contestée porte une atteinte excessive au droit au respect des biens de [la demanderesse] au regard du but légitime poursuivi », de sorte que la demande de réparation de l’atteinte irrégulière portée au droit de propriété ne saurait être rejetée.
3. La censure ici prononcée paraît d’autant plus remarquable qu’elle est intervenue sur un moyen nouveau car l’argument qui le fonde – la méconnaissance des règles européennes protégeant le respect des biens n’avait pas été avancé devant les juges du fond ; il y avait là un moyen de pur droit et l’on ne peut que suivre l’avocat général Fabrice Burgaud lorsqu’il a conclu à sa recevabilité au motif de la violation d’une norme supranationale5. Au demeurant, selon nous, une référence à la protection que l’article 17 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, la constitution et l’article 544 du Code civil assurent au droit de propriété eût dû suffire, si l’on considère l’interprétation qu’une jurisprudence séculaire donne de cette protection ; néanmoins, l’avocat de la demanderesse avait articulé son moyen de cassation sur les dispositions de la convention EDH.
En premier lieu, toutefois, il y aurait lieu d’être surpris de ce que la troisième chambre civile a reconnu de façon expresse à la demanderesse un droit au respect de ses biens alors que, par hypothèse, ses auteurs avaient été dépossédés du terrain litigieux par le transfert de sa propriété à la commune depuis plus de 25 ans (et davantage encore si l’on retient pour point de départ le choix d’un délaissement, suivi d’une saisine du juge de l’expropriation, à défaut d’accord sur le prix). Bien que la haute formation ait insisté sur l’importance du temps écoulé – comme, aussi, sur le décalage entre prix d’achat et montant de la revente –, ce n’est pas cette considération du laps de temps séparant l’acquisition du terrain de sa rétrocession qui, à notre sens, aurait dû inviter à analyser les prétentions de la demanderesse à partir du principe de perpétuité du droit de propriété dont ses auteurs étaient titulaires – nous allons y revenir.
4. D’ailleurs, la Cour de cassation ne s’est pas prononcée sur le fondement de cette analyse, tout au moins pas de façon explicite. Il est vrai qu’elle était saisie, nous l’avons souligné, à partir des dispositions européennes protectrices de la propriété – le fameux article 1er du protocole n° 1 additionnel à la convention – et non pas à partir des dispositions de droit interne, de sorte qu’elle a adopté le raisonnement « à proportion » dont la Cour de Strasbourg a fâcheusement inoculé le virus à plusieurs juridictions nationales, dont la haute juridiction française6.
Cela ressort très clairement de ce que, après avoir qualifié d’« ingérence dans l’exercice » du droit de propriété la mise en réserve foncière décidée par la commune, la Cour, après avoir relevé que cette ingérence aurait dû être justifiée par un but légitime que contredisait la décision ultérieure de revendre le terrain litigieux à un particulier, a poursuivi : « Il convient de s’assurer, concrètement, qu’une telle ingérence ménage un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux et, en particulier, qu’elle est proportionnée au but légitime poursuivi ». Puis la troisième chambre insiste tant sur les décisions contradictoires de la commune qui, ce faisant, avait manifestement détourné à son profit le mécanisme des réserves foncières, que sur la disproportion éclatante entre le prix d’acquisition du terrain et le prix de sa rétrocession à un tiers 25 ans plus tard, pour conclure que l’atteinte portée au droit de la demanderesse était « excessive »7.
5. Il nous semble cependant qu’une autre approche de la difficulté eût été tout aussi efficace sans qu’il ait été nécessaire d’utiliser un trébuchet ou un peson pour contrôler l’existence d’un juste équilibre entre intérêt général et respect du droit aux biens, avant d’en conclure que l’ingérence était disproportionnée.
Comme l’on sait, la durée du droit de jouir et de disposer des choses dont on est propriétaire n’est pas visée de façon explicite par l’article 544 du Code civil ; en revanche, l’absolutisme dont ce droit est revêtu lui attribue par induction une durée a priori illimitée, c’est-à-dire la perpétuité. Il est aisé de montrer que la perpétuité d’un droit – qui, pour nous, n’est pas le seul droit de propriété8 – offre à son titulaire la faculté de prétendre obtenir, sans limite dans le temps, la totalité des virtualités ou potentialités que ce droit recèle et qui se trouvent concentrées dans sa valeur, laquelle est traduite éventuellement en un « prix de marché »9.
6. Or on ne saurait contester que la création d’une réserve foncière, quelle qu’en soit la finalité, affecte gravement la valeur des parcelles qui en sont l’objet10 et que le délaissement de ces parcelles par leur propriétaire ne conduit pas à dégager un « prix de marché » versé au délaissant mais, au mieux, la « juste et préalable indemnité » que vise l’article 545 du Code civil ; en l’occurrence d’ailleurs, le juge de l’expropriation avait, au stade de l’appel, divisé cette indemnité pratiquement par trois, ce qui ne pouvait que conduire à s’interroger sur la « justesse » du mode de calcul. En toute hypothèse, la perpétuité du droit du propriétaire s’en trouve directement méconnue – par disparition de l’accès illimité aux potentialités du droit –, bien que le propriétaire soit contraint de s’en accommoder dès lors qu’aux termes de l’article 545, c’est « pour cause d’utilité publique ».
Mais encore faudrait-il que cette justification par une « cause d’utilité publique » se maintienne dans le temps car la perpétuité du droit demeure sous-jacente, en dépit du passage du bien dans le domaine public comme, par rapprochement, l’a si bien illustré l’affaire dite de l’étang Napoléon : l’ouverture puis la fermeture du cordon littoral, après un passage dans le domaine public maritime, avaient conduit à la restitution du bien à ses propriétaires au nom de la perpétuité de leur droit, alors que l’intégration au domaine public était jugée seulement « passagère »11.
7. En l’espèce, le détournement avéré de la procédure de classement en zone réservée par la commune avait permis à celle-ci de s’approprier indûment les virtualités du bien qu’elle avait placé en réserve foncière puis qu’elle avait déclassé, c’est-à-dire avait permis à la commune de capter à son profit la valorisation du terrain litigieux et de violer ainsi la perpétuité du droit de ses propriétaires initiaux.
À défaut pour ces derniers de pouvoir obtenir la restitution de leur bien, contrairement aux propriétaires de l’étang Napoléon, car ici le terrain avait été rétrocédé entre-temps à un tiers – tiers de bonne foi, on le présume –, leur héritière peut au moins prétendre à l’indemnisation de la perte des virtualités de son droit – c’est-à-dire à un dédommagement pour la perte de la perpétuité du droit.
La conclusion est identique à celle qui a conduit la troisième chambre civile à la cassation, quoique le cheminement soit différent puisqu’il passe par l’analyse de la consistance du droit qui a été méconnu.
Notes de bas de pages
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1.
V. égal. D. 2019, p. 890 ; JCP G 2019, 663 et 664, 1190, avis Burgaud F., note Struillou J.-F.
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2.
Barbièri J.-F., Perpétuité et perpétuation dans la théorie des droits réels. Contribution à l’étude de la notion de perpétuité dans les relations juridiques, 1978, PU Grenoble. V. égal. Pourquier C., Propriété et perpétuité. Essai sur la durée du droit de propriété, 2000, PU Aix-Marseille, préf. Atias C.
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3.
Cass. 3e civ., 7 juin 2018, n° 17-17240, FS-PBRI : LPA 21 août 2018, n° 138b3, p. 10, note Barbièri J.-F., et la jurisprudence citée ; LPA 26 sept. 2018, n° 138z5, p. 3, note Lardeux G. ; LPA 23 nov. 2018, n° 140m4, p. 9, note Eeckhoudt M. ; JCP G 2018, 892 et 893, 1523, rapport Jariel L., note Périnet-Marquet H. ; D. 2018, p. 1577, note Masson F. ; D. 2018, p. 1783, obs. Reboul-Maupin N. ; D. 2018, p. 2440, obs. Jariel L. ; RTD civ. 2018, p. 712, obs. Dross W. ; RDI 2018, p. 448, obs. Bergel J.-L. ; Gaz. Pal. 17 juill. 2018, n° 325r1, p. 17, obs. Vern F. ; RDC 2018, n° 115n4, p. 436, obs. Danos F. ; LEDIU juill. 2018, n° 111r6, p. 3, obs. Gil G. ; Defrénois 30 août 2018, n° 139e0, p. 32, obs. Poletti L.-A.
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4.
« Les engagements perpétuels sont prohibés » (C. civ., art. 1210, al. 1er, rédaction Ord. n° 2016-131, 10 févr. 2016). À proprement parler et contrairement à ce qu’affirme le rapport au président de la République, ce texte n’« entérine [pas] la règle de la prohibition des engagements perpétuels », mais donne bel et bien une portée générale à quelques dispositions légales éparses, en matière de louage de services, de bail, de dépôt, de mandat, voire de contrat de société, que la jurisprudence moderne avait étendues à d’autres hypothèses, en opposition avec des décisions plus anciennes.
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5.
V. JCP G 2019, 1190, avis Burgaud F., préc., spéc. 2, A, 2°.
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6.
V. par ex. Laurent J., note sous Cass. 3e civ., 17 mai 2018, n° 16-15792, FP-PBRI : JCP G 2018, 790, 1356, spéc. I « Méthode nouvelle », et les auteurs cités.
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7.
Sur cette approche des faits « au regard du droit européen », v. spéc. l’avis très soigneusement étayé de l’avocat général Burgaud et le commentaire de l’arrêt par Monsieur Struillou, in JCP G 2019, 663 et 664, 1190, préc., ainsi que la jurisprudence citée de la Cour de Strasbourg, particulièrement les fameuses décisions Depalle c/ France et Brosset-Triboulet c/ France du 29 mars 2010 (CEDH, gr. ch., nos 34044/02 et 34078/02), et l’arrêt Motais de Narbonne c/ France du 2 juill. 2002 (CEDH, n° 48161/99, spéc. § 19 et § 21 : AJDA 2002, p. 1226, note Hostiou R.).
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8.
Selon nous, la perpétuité n’est pas spécifique au droit de propriété, bien qu’elle lui soit inhérente (v. not. nos obs. sous Cass. 3e civ., 7 juin 2018, n° 17-17240, FS-PBRI : LPA 21 août 2018, n° 138b3, p. 10, note Barbièri J.-F. préc.), contrairement à ce qui est parfois avancé (v. par ex. Danos F., note sous Cass. 3e civ., 6 juin 2019, n° 18-14547, FS-PBI : JCP G 2019, 729, 1294, qui affirme in fine : « La perpétuité transforme tout droit réel auquel elle s’applique en droit de propriété »).
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9.
V. démonstration dans notre étude préc. supra, Perpétuité et perpétuation dans la théorie des droits réels, 1978, PU Grenoble.
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10.
L’avocat général Burgaud (JCP G 2019, 1190, avis préc.) cite en particulier Monsieur Noguielou, selon lequel le bien objet d’une réserve foncière est « naturellement invendable dans des conditions normales de marché » (AJDA 2018, p. 123).
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11.
V. à nouveau notre étude préc. supra, Perpétuité et perpétuation dans la théorie des droits réels, 1978, PU Grenoble.