Le silence du droit français face aux nouvelles formes d’inceste : l’apport de la psychologie

Publié le 19/11/2020

L’inceste, et les flous juridiques qui en accompagnent la répression, ont fait couler beaucoup d’encre dans la doctrine. Un point, aujourd’hui, mérite d’être soulevé : les nouvelles formes de modèles familiaux entrainent, de facto, de nouvelles formes d’inceste. Les psychologues l’ont déjà souligné.

La prohibition de l’inceste, en tant que tabou universel1, appert être un dogme intouchable dans les sociétés humaines2. Mais si la règle existe, c’est bel et bien pour réduire une pratique ancrée dans la réalité ; l’inceste se pratique et on en trouve des traces dans les études génétiques des populations3. Ces unions, qui sont le plus souvent des secrets d’alcôves, restent souvent cachées4.

D’un point de vue sociologique, la famille est un groupe élémentaire formé d’individus que relie entre eux un fait d’ordre biologique (union de sexes, procréation, etc). D’un point de vue juridique, il s’agit de l’ensemble des personnes unies par le mariage, la parenté, la filiation ou l’alliance. Il est usuel, au sens étroit du terme, de limiter la famille aux époux et à leurs descendants. Les deux données de la famille sont donc l’union (mariage, pacs, etc.) et la filiation (naturelle ou adoptive). La famille est un phénomène social, modelé par le droit, qui comprend différentes fonctions : biologiques, sociales, morales, économiques. En tant que pilier de la famille, l’inceste est prohibé en droit français, mais la notion reste particulièrement floue5. Les incohérences et imprécisions du droit ont été soulevées à maintes reprises par la doctrine6.

Ces difficultés sont toutefois accrues par les nouvelles formes de famille. Le modèle traditionnel de la famille, en effet, s’est vu concurrencé par d’autres modèles de vies familiales.

Si le droit romain prohibait le concubinat incestueux7, le droit positif français reste muet sur la question. Au contraire des empêchements à mariage, le droit ne prévoit aucun empêchement à concubinage8.

origami - famille recomposée
chris32m / AdobeStock

Plus étonnant encore sont les cas au sein des familles recomposées dont la structure relationnelle est particulièrement complexe9. Ce nouveau schéma familial rend difficile la délimitation de l’inceste10.

Dans une famille nucléaire, le réseau de parenté comporte le père et sa famille d’origine, la mère et sa famille d’origine. Dans une famille recomposée, chacun des parents peut déjà avoir des enfants d’une première union et des enfants peuvent naître de leur union actuelle. Cette diversité du réseau de parenté va donner lieu à une « indéfinition des rôles familiaux11 ». Il s’agit là d’un remaniement permettant la création de nouvelles configurations des liens au sein d’une cellule familiale élargie et, plus précisément, nouvelles formes de liens entre enfants, lorsqu’ils sont issus de parents différents mais qu’ils vivent sous le même toit. L’appareil psychique familial des personnes tente alors de composer de nouvelles configurations pour articuler la constitution de nouveaux liens et le délitement d’autres plus anciens12. Dans ce contexte, peuvent survenir des incidents graves qui viennent troubler la cohésion de cette cellule élargie.

Les psychologues et les psychanalystes rapportent traiter des cas d’« inceste » qui surviennent au sein de ces familles recomposées, donc élargies13. Il s’agit là d’inceste non biologique et entre deux personnes qui n’ont parfois aucun lien juridique de filiation ou de fratrie. Toutefois, sur le plan psychologique, l’affaire doit être traitée comme un inceste car elle a eu lieu au sein de la cellule familiale. L’inceste désorganise considérablement cette cellule recomposée14.

Peut-être est-il nécessaire que le droit, fortement attaché à la prohibition dogmatique de l’inceste, en élargisse le champ aux nouveaux modèles familiaux.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Carbonnier J., Droit civil, La famille, l’enfant, le couple, 2002, Paris, PUF, p. 446 ; Cheynet de Beaupré A., « Feu mon ex-beau-père et mari », RJPF 2017, p. 4, n° 2 ; Salas D., « L’inceste, un crime généalogique », Melempous 1996, p. 109 et s. ; Corpart I., « L’inceste en droit français », Gaz. Pal. 8 juill. 1995, n° 914, p. 888 ; Useo J-M., Enfants nés de l’inceste : d’un interdit de culture à une transgression contemporaine, thèse, 2014, Lyon I, p. 7 et s ; Racamier P., L’inceste et l’incestuel, 1995, Éditions du Collège, p. 5 et s ; Guevel D., « La famille incestueuse », LPA 16 oct. 2004, p. 2 ; Glandier Lescure N., L’inceste en droit français contemporain, 2006, PUAM.
  • 2.
    Useo J-M., Enfants nés de l’inceste : d’un interdit de culture à une transgression contemporaine, thèse, 2014, Lyon I, p. 29.
  • 3.
    Bricker G., Le droit de la génétique, 2015, Paris, L’Harmattan ; Cyrulnik B., « Le sentiment incestueux », in Héritier F. et a. (dir.), De l’inceste, 2000, Odile Jacob, p. 7 ; Jacquard A., Concepts en génétique des populations, 1977, Masson.
  • 4.
    Giulani F., « Le fantasme de l’inceste au prisme de l’écriture des pornographes de la Révolution française », Hypothèses 2010, p. 257 ; Granet F., « Légalité de l’adoption intrafamiliale incestueuse », D. 2002, p. 2020. ; Hauser J., « Ordre public de direction : le retour ou le chant du cygne ? Adoption plénière, reconnaissance et mère porteuse, adoptions simples et père incestueux », RTD civ. 2004, p. 75. ; Fenouillet D., « L’adoption de l’enfant incestueux par le demi-frère de sa mère, ou comment l’intérêt prétendu de l’enfant tient lieu de seule règle de droit », Dr. famille 2003, étude 29.
  • 5.
    Batteur A., « L’interdit de l’inceste, principe fondateur du Droit de la famille », RTD civ. 2000, p. 759 : « La prohibition des mariages incestueux, le statut de l’enfant issu des rapports entre proches parents n’intéressent guère, un peu comme si la règle morale sous-jacente aux règles juridiques allait tellement de soi que le rôle du juriste pouvait se réduire à une chambre d’enregistrement ».
  • 6.
    Gris C., Les droits de l’enfant à l’épreuve des droits parentaux : l’exemple du rattachement familial de l’enfant, thèse, 2013, Montesquieu-Bordeaux IV, p. 507 ; Glandier Lescure N., L’inceste en droit français contemporain, 2006, PUAM ; Fenouillet D., « La filiation incestueuse interdite par la Cour de cassation », Dr. famille 2004, n° 2, comm 16 ; Perrin S., « La filiation de l’enfant issu d’un inceste absolu : vers la fin d’une discrimination », Dr. famille 2010, étude 16 ; Hauser J., « Empêchement : la belle-fille, le beau-père et l’article 5 du Code civil », RTD civ. 2014, p. 88 ; Lemouland J-J., « Sursis à la célébration et opposition au mariage : les déboires du ministère public », D. 2003, p. 2716 ; Batteur A., « L’interdit de l’inceste, principe fondateur du Droit de la famille », RTD civ. 2000, p. 759 ; Glandier N., « Dispenses à mariage incestueux et incompétence des juridictions administratives », D. 2006, p. 1433 ; Daligand L., « Les effets du secret de l’inceste : sclérose interne et vide générationnel », LPA 3 mars 1995, p. 56 ; Fulchiron H., « L’enfant né d’un inceste », Dr. famille 2017, n° 11, comm. 224 ; Guevel D., « Taire les origines : la filiation incestueuse », in Bloch. B. et Depadt-Sebag V.(dir.), L’identité génétique de la personne : entre transparence et opacité, 2007, Dalloz, p. 73 ; Dekeuwer-Défossez F., « Réflexions sur les mythes fondateurs du droit contemporain de la famille », RTD civ. 1995, p. 249 ; Michel R., « Des dispenses en matière de mariage, autorisations et oppositions », JCP G 1965, I 1908 ; Batteur A., « L’enfant né d’un inceste entre frère et sœur : nouvel exemple d’un conflit de filiation insoluble », D. 2017, p. 2107.
  • 7.
    Ourliac P. et De Malafosse J., Histoire du droit privé : Le droit familial, t. 3, 1968, PUF, p. 168.
  • 8.
    Dekeuwer F., « À propos du pluralisme des couples et des familles », LPA 28 avr. 1999, p. 29.
  • 9.
    Beer W.R., Relative strangers, studies of stepfamily processes, 1988, New York, Rowman & Littlefield ; Cherlin A., « Remarriage as an incomplete institution », The American Journal of sociology 1978, vol. 84, n° 3 ; Bernart R. (de), « L’importanza di Essere Fratelli », Terapia Familiare 1992, n° 38 ; Gayet D., Les relations fraternelles. Approche psychologique et anthropologique des fratries, 1993, Lausanne, Delachaux et Niestlé ; McGoldrick M. et Gerson R., Génogrammes et entretien familial, 1990, Paris, ESF ; Sosson J, in Meulders-Klein M.-T. et Théry I. (dir.), Le statut juridique des familles recomposées en Europe : quelques aspects de droit comparé, les recompositions familiales aujourd’hui, 1987, Paris, Nathan ; Toman W., Constellations fraternelles et structures familiales, leurs effets sur la personnalité et le comportement, 1987, Paris, ESF.
  • 10.
    Guevel D., « La famille incestueuse », LPA 16 oct. 2004, p. 2.
  • 11.
    Van Cutsem C., Dans La famille recomposée, 2005, Paris, Eres, p. 19.
  • 12.
    Gianèse-Madelaine C., « Inceste fraternel dans une famille recomposée », Le Divan familial 2015, p 117, n° 35.
  • 13.
    Par ex. : « Dans le cadre institutionnel d’un CMPP, une demande de consultation pour deux fillettes de 6 ans, est effectuée par leurs parents. Dans cette institution, habituellement, c’est l’assistante sociale, qui reçoit les demandes avant d’organiser la consultation. D’emblée, lors du premier contact, elle est bouleversée par leur récit. Précisons qu’il s’agit d’une collègue expérimentée. Voici ses propos : Mme Y. et M. X. “deux parents actuellement séparés, demandent de manière conjointe une aide en urgence” car leur fille Juliette, “âgée de 6 ans, a subi un viol sous les yeux de sa sœur jumelle, au domicile de leur père”. L’agresseur est le fils aîné de la compagne actuelle de M., un adolescent alors âgé de 13 ans, qui vit sous le même toit ». Gianèse-Madelaine C., « Inceste fraternel dans une famille recomposée », Le Divan familial 2015, p 117, n° 35.
  • 14.
    Gianèse-Madelaine C., « Inceste fraternel dans une famille recomposée », Le Divan familial 2015, p 117, n° 35 : « l’inceste fraternel agit comme un traumatisme désorganisateur de la famille en condensant des éléments spatiaux, temporels et des questions de liens qui peinaient à s’organiser, dans un contexte de remaniement du fonctionnement familial. Cette désorganisation mobilise les aspects synchroniques et diachroniques de la temporalité familiale. Outre la question d’un « avant » et d’un « après-traumatisme », c’est la question du couple (anciens et nouveaux) qui est réinterrogée, ainsi que celle des enfants nés de ces différents couples. Il en est de même pour les espaces familiaux, dans l’avant ou l’après divorce, question que l’investissement et l’articulation des différents espaces thérapeutiques permettent de revisiter. Enfin, la condensation s’actualise aussi à travers des liens conjugaux qui se défont tandis que d’autres se forment simultanément. Les liens fraternels sont également ré-interrogés et doivent trouver de nouvelles formes ainsi que les rapports de parentalité, (entre enfant et compagnon ou compagne du parent) ».
LPA 19 Nov. 2020, n° 154t4, p.10

Référence : LPA 19 Nov. 2020, n° 154t4, p.10

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