Les créances sur l’indivision doivent être inscrites au passif de la masse à partager
Pour la Cour de cassation, les dépenses dont il était tenu compte aux indivisaires en application de l’article 815-13 du Code civil, qui constituaient des créances sur l’indivision, devaient être inscrites pour leur totalité au passif de celle-ci et venir en déduction de son actif brut.
Cass. 1re civ., 22 nov. 2023, no 21-25251
« Totum in toto et totum in qualibet parte »1. Un jugement du 16 décembre 2003 a prononcé le divorce de Mme E. et de M. B., mariés sous le régime de la séparation de biens, et a attribué préférentiellement à Mme E. l’immeuble indivis qui constituait le logement familial. Des difficultés sont nées lors de la liquidation et du partage de leurs intérêts patrimoniaux. Les juges du fond ont décidé de partager directement l’actif brut entre les indivisaires pour ensuite ajouter à chaque indivisaire la créance qu’il détenait contre l’indivision. Par ce mode de calcul, la créance échappe au passif indivis pour figurer à l’actif de chaque indivisaire2. En effet, la cour d’appel retient que l’actif à partager par moitié entre les parties est constitué du bien indivis, d’une valeur de 490 000 €, et de l’indemnité d’occupation due par Mme E., d’un montant de 207 548,77 € au 18 octobre 2019, ce qui représente un montant total de 697 548,77 €, que Mme E. et M. B. sont chacun titulaire d’une créance envers l’indivision au titre des dépenses de conservation, la première pour une somme de 107 389,74 € et le second pour une somme de 57 878,82 €, et que les droits qui résultent de ce partage, d’un montant de 348 774,38 € chacun doivent être, pour Mme E., minorés du solde négatif de son compte d’indivision et pour M. B., majorés du solde du sien. Mme E. forme un pourvoi en cassation en soutenant que les droits des parties dans l’actif indivis s’élèvent, pour chacun d’eux, à la somme de 348 774,38 € et que, après imputation du passif indivis, leurs droits dans l’indivision s’élèvent, pour Mme E., à la somme de 248 615,35 € et pour M. B., à celle de 406 653,20 €, alors « que les créances de chaque indivisaire sur l’indivision doivent être déduites de l’actif net à partager. La Cour de cassation censure les juges du fond en considérant que, pour déterminer l’actif net de la masse à partager, les dépenses dont il était tenu compte aux indivisaires en application de l’article 815-13 du Code civil, qui constituaient des créances sur l’indivision, devaient être inscrites pour leur totalité au passif de celle-ci et venir en déduction de son actif brut, la cour d’appel a violé les textes susvisés ». La Cour de cassation casse sans renvoi en vertu l’article L. 411-3 du Code de l’organisation judiciaire. Par conséquent, la Cour de cassation estime que pour déterminer l’actif net de la masse à partager entre les époux, les dépenses dont il était tenu compte aux indivisaires, qui constituaient des créances sur l’indivision, doivent être inscrites pour totalité au passif de celle-ci, et venir en déduction de son actif brut (II) ce qui nécessite au préalable de déterminer un compte d’indivision entre époux (I).
I – Détermination de la masse indivise lors de la liquidation d’un régime de la séparation de biens
Analyse préalable. La liquidation du régime de la séparation de biens pure et simple nécessite au préalable de procéder à des comptes d’indivision (B) lorsque les époux sont créanciers ou débiteurs envers l’indivision (A).
A – L’immeuble acquis en indivision par le couple
Définition de l’indivision. Selon le lexique des termes juridiques, « l’indivision est la situation juridique née de la loi ou de convention et qui se caractérise par concurrence de droits de même nature exercés sur un même bien ou sur une même masse de biens par des personnes différentes (les coïndivisaires), sans qu’il y ait division matérielle de leurs parts »3.
Indivision post–communautaire. Constitue une indivision « post-communautaire », qui dure tant que l’actif communautaire n’a pas fait l’objet d’une liquidation et d’un partage, une situation dans laquelle se trouvent les époux divorcés4.
Indivision successorale et démembrement de propriété. Le décès d’une personne fait naître une indivision entre les héritiers. Cette période est dénommée l’indivision successorale. De tradition, il n’existe pas d’indivision dans l’hypothèse d’un démembrement de propriété entre le nu-propriétaire et l’usufruitier5. Si besoin était, la jurisprudence sur le partage de biens démembrés suffirait à le rappeler dans les termes suivants : « Mais attendu qu’il n’y a pas d’indivision quant à la propriété entre l’usufruitier et le nu-propriétaire qui sont titulaires de droits différents et indépendants l’un de l’autre ; qu’ainsi, par suite de la vente simultanée et pour un même prix de l’immeuble appartenant pour l’usufruit à M. [C.] et pour la nue-propriété à ses deux enfants, l’usufruitier a, sur le prix total, un droit propre à la portion correspondant à la valeur de son usufruit »6. Il peut arriver, on le comprend aisément, qu’il existe plusieurs usufruitiers d’une même chose, tant et si bien qu’il y a indivision de l’usufruit7.
Espèce. Les deux époux avaient adopté la séparation de biens mais pour autant ils avaient acquis un bien immobilier en indivision. La liquidation portait donc sur un immeuble indivis dont le financement et la gestion avaient donné lieu à plusieurs créances8. On sait que lorsque l’on acquiert un bien immobilier en indivision il convient de préciser les quotités acquises par les indivisaires qui soient le reflet exact de leur financement.
Exemple 1. M. Tom S. et Mme Lisa P., mariés avec contrat sous le régime de la séparation de biens, souhaitent acquérir en indivision un appartement qui sera leur résidence habituelle. Le prix d’acquisition est de 250 000 € et les frais s’élèvent à 25 000 €. Le paiement se fait au comptant. Tom finance 110 000 € et Lisa 165 000 €. Les quotités acquises seront les suivantes : Tom 110 000 / 275 000 = 40 % et Lisa 165 000 / 275 000 = 60 %.
Exemple 2. Mêmes hypothèses préalables concernant le prix des frais mais Tom et Lisa ont recours à un emprunt immobilier d’un montant de 150 000 € qu’ils rembourseront pour moitié chacun. Les 125 000 € seront financés par un apport personnel de Tom. Les quotités acquises seront les suivantes : Tom 75 000 + 125000 / 275000 = 74,07 % et Lisa 75 000 /275 000 = 27,27 %.
B – Le financement et la gestion de l’immeuble indivis
Créances envers l’indivision. Au cas d’espèce, il est question des créances respectives de Mme E. et de M. B. sur l’indivision, d’un montant total de 165 268,56 €. Madame et Monsieur étaient chacun titulaires d’une créance envers l’indivision au titre des dépenses de conservation, la première pour 107 389 € et le second pour 57 878 €.
Indemnité d’occupation. On sait que depuis la loi du 26 mai 2004, la jurisprudence estime que la jouissance du logement est donc à titre onéreux, sauf convention contraire des parties9. En effet, l’article 255, 4°, du Code civil dispose que « le juge peut notamment : attribuer à l’un d’eux la jouissance du logement et du mobilier du ménage ou partager entre eux cette jouissance, en précisant son caractère gratuit ou non et, le cas échéant, en constatant l’accord des époux sur le montant d’une indemnité d’occupation (…) ». Cette indemnité d’occupation reste due par l’époux occupant le logement de la famille à l’époux qui n’occupe pas effectivement le domicile10.
Espèce. L’arrêt d’appel retient que l’actif à partager par moitié entre les parties est constitué du bien indivis, d’une valeur de 490 000 €, et de l’indemnité d’occupation due par Mme E., d’un montant de 207 548,77 € au 18 octobre 2019.
II – Méthode liquidative indivise lors de la liquidation d’un régime de la séparation de biens
Cassation sans renvoi et méthodologie. La Cour de cassation censure les juges du fond (A) au moyen de la technique de la cassation sans renvoi (B).
A – Appréciation erronée des juges du fond
Absence de passif indivis. Force est de constater que les juges du fond font fi du passif indivis permettant d’obtenir l’actif net à partager. Comme le remarque avec pertinence Mme Sarah Torricelli-Chrifi : « Par ce mode de calcul, la créance échappe au passif indivis pour figurer à l’actif de chaque indivisaire »11. La vérification des calculs démontre que les résultats sont erronés. En effet, après vérification, les droits de Madame plus les droits de Monsieur devraient être égaux à la valeur des biens existants.
Illustration. Illustrons notre propos au moyen d’un aperçu liquidatif dans le but de tenter de comprendre le raisonnement des juges du fond.
Liquidation
|
Évaluation |
---|---|
Actif brut indivis |
|
Bien indivis |
490 000 € |
Indemnité d’occupation due par Madame à l’indivision |
+ 207 548 € |
Masse indivise à partager |
697548 / 2 = 348 774 € |
Droits de Monsieur |
|
Moitié de l’actif à partager |
348 774 € |
Créance de Monsieur contre l’indivision |
+ 57878 € |
Solde |
406 648 € |
Droits de Madame |
|
Moitié de l’actif à partager |
348 774 € |
Créance de Madame contre l’indivision |
+ 107384 € |
Indemnité d’occupation due par Madame à l’indivision |
-207 548 € |
Solde |
248 610 € |
Vérification |
|
Droits de Madame |
248 610 € |
Droits de Monsieur |
406 648 € |
Ensemble non égal à la valeur des biens existants |
655 258 € (490 000 €) |
B – Cassation sans renvoi par la Cour de cassation
Fondement. Selon l’article L. 411-3 du Code de l’organisation judiciaire, « la Cour de cassation peut casser sans renvoi lorsque la cassation n’implique pas qu’il soit à nouveau statué sur le fond. Elle peut aussi, en matière civile, statuer au fond lorsque l’intérêt d’une bonne administration de la justice le justifie ». Cette technique de cassation permet aux juges du Quai de l’Horloge de juger au fond et en droit sur une question dont l’intérêt d’une bonne administration de la justice le justifie. Or, la méthode liquidative d’un régime de la séparation de biens justifie le recours à la technique de la cassation sans renvoi12.
La méthode de la Cour de cassation : prise en compte du passif indivis. Comme l’enseigne une doctrine autorisée : « À l’instar de l’actif indivis, l’établissement du passif suppose la récapitulation des différentes dettes indivises déterminées préalablement, en les valorisant. Une fois cette opération réalisée, le solde permet de fixer le passif de l’indivision »13.
Aperçu liquidatif. En résumé de l’arrêt de cassation sans renvoi on peut l’illustrer sous la forme du tableau suivant.
Liquidation
|
Évaluation |
---|---|
Actif indivis |
|
Biens indivis |
490 000 € |
Indemnité due par Madame à l’indivision |
+ 207 548 € |
Ensemble |
697 548 € |
Passif indivis |
|
Créance de Madame contre l’indivision |
-107 389 € |
Créance de Monsieur contre l’indivision |
-57 878 € |
Ensemble |
165 267 € |
Actif net indivis |
|
Actif indivis passif indivis |
697 548-165 267 =532 281 € |
Moitié de l’actif net à partager |
542 281 /2 = 266 140,50 € |
Droits de Madame |
|
Moitié de l’actif net à partager |
266 140,50 € |
Créance contre l’indivision |
+107 389 € |
Indemnité due par Madame à l’indivision |
-207 548 € |
Ensemble |
165 981,50 € |
Droits de Monsieur |
|
Moitié de l’actif net à partager |
266 140,50 € |
Créance de Monsieur contre l’indivision |
+57 878 € |
Ensemble |
324 018,50 € |
Vérification |
|
Droits de Madame |
165 981,50 € |
Droits de Monsieur |
324 018,50 € |
Ensemble égal à la valeur des biens existants |
490 000 € |
Conclusion. On s’accorde à penser que le régime de la séparation de biens pur et simple n’a de sens que si les patrimoines sont réellement indépendants. Pour autant, on assiste depuis de nombreuses années à une pénétration des idées communautaires dans le régime séparatiste qui complique la liquidation du régime matrimonial comme l’illustre l’arrêt rapporté. Gageons que le législateur tienne compte de la proposition de la 3e commission du 118e Congrès des notaires de France qui propose « la création d’un nouveau régime d’information pour les futurs époux : le certificat prénuptial » qui sensibiliserait les futurs époux notamment sur l’esprit du régime de la séparation de biens14.
Notes de bas de pages
-
1.
« Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier », traduction modernisante de Victor Hugo. C. Albiges, Rép. imm. Dalloz, v° Indivision (généralités), 2015, n° 34. M.-C. Piatti (concl.), « Totum in toto, totum in qualibet parte », RLDA 2007/21, p. 67.
-
2.
S. Torricelli-Chrifi, « Indivision – Leçon de liquidation d’indivision, par la Cour de cassation », JCP N 2023, 1228, n° 50. M. Jaoul, « Rappels sur le modus operandi des comptes de liquidation de l’indivision », Dalloz actualité, 18 déc. 2023. « Liquidation d’une indivision conjugale : détermination de l’actif net à partager », DEF flash 13 déc. 2023, n° DFF210a3.
-
3.
Lexique des termes juridiques 2023-2024, 2023, Dalloz, p. 571.
-
4.
S. Braudo, Définition d’Indivision, Dictionnaire de droit privé, https://lext.so/Acdxqs.
-
5.
J. Patarin, « Le droit du nu-propriétaire de la moitié de la masse indivise de provoquer le partage de la nue-propriété à l’encontre du coïndivisaire plein-propriétaire de l’autre moitié », RTD civ. 1996, p. 683.
-
6.
P. Delmas Saint-Hilaire, « Partage de biens démembrés : précisions jurisprudentielles et législatives », RJPF 2006/12, p. 22.
-
7.
A. Chamoulaud-Trapiers, Rép. Dalloz, v° Usufruit, 2014, n° 113.
-
8.
S. Torricelli-Chrifi, « Indivision – Leçon de liquidation d’indivision, par la Cour de cassation », JCP N 2023, 1228, n° 50.
-
9.
Cass. 1re civ., 21 sept. 2005, n° 02-20287 : RLDC 2005/22, n° 920 ; F. Dekeuwer-Défossez, « Mesures provisoires relatives aux époux », Le Lamy Droit des Personnes et de la Famille, n° 348-43.
-
10.
L. Gebler, « L’occupation du logement pendant l’instance en divorce », AJ fam. 2011, p. 46 ; P.-L. Niel, « Sur le caractère ménager de la dette due pour l’occupation des lieux par un seul des époux », LPA 6 nov. 2017, n° LPA129h8.
-
11.
S. Torricelli-Chrifi, « Indivision – Leçon de liquidation d’indivision, par la Cour de cassation », JCP N 2023, 1228, n° 50.
-
12.
A. Tani, « Cassation avec ou sans renvoi ? », RTD civ. 2023, p. 51.
-
13.
S. David et A. Jault, « Liquidation des régimes matrimoniaux », Dalloz référence, 2023-2024, p. 285 et s.
-
14.
L’ingénierie notariale : anticiper, conseiller et pacifier pour une société harmonieuse. 118e Congrès des notaires de France, Marseille 2022.
Référence : AJU012j5