Guillaume Tell à l’Opéra de Lyon

Publié le 05/11/2019

Stofleth

Bien peu souvent monté, eu égard à ses imposantes proportions et aux exigences de sa distribution, Guillaume Tell l’est à l’Opéra de Lyon. Créée en 1829, cette œuvre sera le chant du cygne de Rossini à la scène lyrique. Opérant la synthèse de sa manière italienne et du style dramatique français, cet ultime opus devait ouvrir la voie au grand opéra français qui s’imposera durant une large partie du XIXe siècle. Il est inspiré de la pièce Wilhelm Tell de Schiller, retraçant la lutte pour la liberté de trois cantons suisses cherchant à se dégager du joug autrichien. Rossini y trace une large fresque avec ce qui s’ensuit d’effets scéniques spectaculaires mais aussi d’innovations proprement musicales, marquées ici par une grande hétérogénéité stylistique et une étonnante mobilité des enchaînements.

La mettre en scène offre un redoutable chalenge. Tobias Kratzer impose une vision marquée au coin de quelques idées singulières. Dans une imagerie on ne peut plus épurée, l’action est abordée de manière distanciée. L’idée force est que la lutte qu’engagent les Suisses pour leur autonomie est aussi une lutte pour l’autonomie de l’art et sa défense contre toute agression de l’extérieur. Aussi Kratzer place-t-il au centre du propos la musique et les instruments par lesquels elle s’exprime, emblèmes d’une société helvétique cultivée. Le début de la célèbre Ouverture le théâtralise : une violoncelliste joue le premier thème tandis qu’un couple de danseurs évolue avec grâce. Soudain plusieurs Autrichiens en viennent à éventrer son instrument. Dès la première scène se détache la silhouette d’un tout jeune enfant jouant du violon, passion qu’il cultive assidûment au point de la pratiquer en cachette jusque sous la table familiale. Jolie image, apitoyante, qui conduit à doubler le rôle travesti de Jemmy, fils de Tell dans les didascalies, ce qui n’est pas toujours lisible par la suite. Les Suisses, tout de noir vêtus, brandissent des partitions de chant, et plus tard tous les instruments de l’orchestre. Qu’ils iront jusqu’à dépecer pour en faire des armes de résistance, tels ce dos de violoncelle façon bouclier ou cette double forme de violon percée d’un hautbois pour figurer l’arc avec lequel Tell visera la fameuse pomme posée sur la tête de son fils. Car, selon Kratzer, « les tentatives des Suisses de s’opposer aux Habsbourgeois les obligent eux-mêmes à dépasser des limites, ce qui les conduit eux aussi aux frontières de la barbarie ». Intéressante idée, mais bridée par une douloureuse visualisation, car la violence faite aux instruments, mutilés et disloqués, donne un bien triste spectacle. Les oppresseurs ne sont pas en reste, habillés en blanc, tenue de cricket, chapeau melon, battes de baseball, comme les « droogs » du film Orange mécanique de Kubrick, incontrôlables dans leur animosité. Cette régie résolument décantée, volontairement manichéenne, manie une violence redondante et son lot de pessimisme. Car si au final les Suisses peuvent enfin apprécier un retour à l’ordre ancien si chèrement défendu, c’est à quel prix ? Le moins qu’on puisse dire est que la transposition surprend. Reste que la régie d’acteurs est percutante, singulièrement dans l’agencement des groupes.

La direction de Daniele Rustioni confirme une évidente empathie avec une musique qui épouse à la fois la bravura italienne et l’élégance française, une écriture instrumentale éblouissante, sans parler d’une riche palette et d’un certain naturalisme descriptif, par exemple à travers le cor anglais durant la célèbre sonnerie du Ranz des vaches. On admire aussi la maîtrise pour doser les vastes ensembles concertants, comme lors du finale de l’acte II superposant trois chœurs. Nicola Alaimo possède une voix de baryton héroïque lui permettant de soutenir la partie souvent tendue de Guillaume Tell, qui n’a qu’un grand air, lors de la scène de la pomme. John Osborn, sans doute le meilleur tenant du rôle d’Arnold, aux confins du bel canto et de la grande déclamation française, allie héroïsme et lyrisme. Qui culminent dans l’air Asile héréditaire débordant de mélancolie, aux riches accents en voix de tête. Le legato est un modèle comme la délicatesse poignante avec laquelle est dessiné un personnage torturé. Il en va de même de celui de Mathilde auquel Jane Archibald apporte un grand talent dans la singularité des mélismes d’une partie oscillant entre diverses tessitures de soprano. Le duo avec Arnold, délivré sotto voce, restera un moment d’exception. Le délicat soprano de Jennifer Courcier, Jemmy, est un régal, même si elle est quelque peu désavantagée par le parti pris de doubler scéniquement le rôle par un jeune garçon, formidable acteur au demeurant. Le gesler de Jean Teitgen, aussi noir dans sa caractérisation que brillant côté faconde vocale, domine un brelan de basses bien sonores. Les chœurs de l’Opéra de Lyon défendent avec conviction ce qui dans cet opéra participe au plus haut point de l’action collective et fait figure de protagoniste à part entière.

LPA 05 Nov. 2019, n° 149a4, p.16

Référence : LPA 05 Nov. 2019, n° 149a4, p.16

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