Le bouleversement de l’office du juge face à l’espace de parole dans le traitement d’une situation litigieuse

Publié le 01/06/2021
Le bouleversement de l’office du juge face à l’espace de parole dans le traitement d’une situation litigieuse
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Les modes alternatifs de règlement des conflits offrent une nouvelle place au juge aux affaires familiales. Ce dernier, dont le rôle est de résoudre un litige, est confronté, par l’espace de parole dans lequel il s’insère, au conflit.

Depuis le début des années 2000, et plus encore depuis la loi de 2016 portant modernisation de la justice au XXIe siècle, les modes alternatifs de règlement des conflits s’insèrent, sous le sigle MARC, en droit positif français. Ces changements suscitent dans notre procédure actuelle, héritée de la période postrévolutionnaire, un bouleversement à nul autre pareil ; ils traduisent une recomposition des rapports entre la société et l’État en matière de gestion de conflits. Ce terme, évidemment, est particulièrement ambigu. Mais comprendre le concept de gestion des conflits nécessite de compléter l’approche dogmatique et institutionnelle du droit par toute une série d’observations anthropologiques. Il faut donc croiser les approches institutionnelles et fonctionnelles. Concrètement, il est nécessaire de se demander comment et pourquoi… C’est en embrassant ce temps long, celui de la gestion du conflit, que les mécanismes alternatifs revêtent tout leur intérêt en droit de la famille1. Assurément, les MARC sont une formule plus souple que le jugement, parce qu’ils contraignent les parties uniquement par l’accord qu’elles ont conclu entre elles. C’est une façon de concilier efficacité et douceur dans la gestion du conflit. Comme chacun sait, l’adhésion des parties à la solution trouvée est la meilleure garantie de pacification. Ne dit-on pas d’ailleurs qu’une « mauvaise transaction vaut mieux qu’un bon procès »2 ? Cette efficacité est particulièrement sensible dans un très vieux mécanisme de l’Antiquité, l’accord, que l’ancien droit et le droit positif ont fait revivre. La diversité de l’offre amiable étant assez ample3, l’accord, lorsqu’il n’émane pas directement des parties, peut être aidé par un conciliateur ou un médiateur. Contrairement aux apparences, ces deux termes recouvrent deux réalités différentes4 ; si le médiateur est nécessairement un tiers distinct du juge, le conciliateur5 peut avoir plusieurs casquettes (tiers, magistrat, etc.)6. C’est donc la garantie d’indépendance qui marque la frontière de ces deux mécanismes. La raison est simple : les textes législatifs qui les ont institués ont été rédigés à des époques différentes et superposés, sans cohérence, à l’ensemble des modes alternatifs7. La conséquence, en revanche, est plus compliquée ; il est difficilement pensable aujourd’hui qu’un conciliateur ne soit pas indépendant8. L’indépendance, de nos jours, tient tout autant dans la volonté de contourner la sphère judiciaire et d’éviter le juge9. Les faits parlent d’eux-mêmes ; la conciliation par le magistrat est en échec, alors que la conciliation déléguée montre de bons résultats10. Par ailleurs, la médiation, dont le mécanisme procédural est plus abouti, est en pleine ascension11 ; répondant aux exigences d’indépendance et d’impartialité, elle ajoute l’obligation de confidentialité qui permet de garantir les meilleures conditions pour un dialogue serein entre les parties12. C’est ce dialogue qui nous intéresse ici particulièrement, en ce qu’il semble essentiel à la gestion des conflits.

Pour bien comprendre l’importance de la place de la médiation dans le contentieux, notamment familial, il est essentiel de différencier le conflit et le litige. Si le litige est le différend soumis au juge pour qu’il y trouve une solution juridique, le conflit correspond à tout ce qui entoure le litige (non-dits, silences, malentendus, mensonges, torts, etc.), autrement dit toute la dimension affective, toute la souffrance. L’article 131-1 du Code de procédure civile dispose que « le juge saisi d’un litige peut, après avoir recueilli l’accord des parties, désigner une tierce personne afin d’entendre les parties et de confronter leurs points de vue pour leur permettre de trouver une solution au conflit qui les oppose ». Pour appréhender les MARC, il faut comprendre que le conflit est plus large que le litige. Il faut entendre le mot « mode » par procédé, processus voire procédure. Il s’agit, concrètement, des procédures sans procès. « Alternatif » correspond à la solution intermédiaire entre agir en justice et renoncer à agir. Il s’agit de modes alternatifs aux solutions judiciaires, aux solutions juridictionnelles ou encore aux solutions juridiques. Le mot « règlement » renvoie au fait qu’il s’agit moins de trancher brutalement le litige que de dissoudre le conflit après l’avoir patiemment dénoué. Le langage commun a tendance à donner le même sens aux termes « litige » et « conflit », alors qu’ils appartiennent à deux champs sémantiques distincts : l’un relevant du droit et l’autre non. Le conflit est une situation critique de désaccord pouvant dégénérer en procès ou en affrontement de fait. Dès lors que la sphère juridique ou judiciaire s’occupe de traiter la situation, on l’appelle litige. À partir du moment où cette situation n’est pas traitée par la sphère juridique ou judiciaire, on l’appelle conflit13.

Il est indispensable de reconstituer la chaîne conflictuelle dans sa totalité, et non plus seulement la réalité saisie par le droit. Il nous semble, en effet, qu’il existe dans la gestion des différends deux types de conflits, souvent très liés l’un à l’autre. Le juge, lorsqu’il traite une affaire, ne voit qu’une seule partie de l’iceberg… La situation conflictuelle est souvent antérieure à l’affaire qui mène au juge. Mais l’on ne la voit pas d’un premier œil. Cette situation conflictuelle, présente « sous la braise », peut engendrer d’autres conflits qui, le plus souvent, seront portés devant le juge. Il s’agit là de ce que nous voudrions appeler la théorie du « conflit masquant » et du « conflit masqué ». La question de l’entrée en conflit est déterminante car elle éclaire l’origine, le point d’ancrage de la judiciarisation. Le choix de porter le conflit au procès dépend parfois d’une stratégie émanant d’une des parties au différend, plus que d’un objectif strictement juridique. La justice, par nature, n’a pas vocation à gérer la totalité du conflit mais de réaffirmer, du point de vue du droit, la position des parties dans le chaînage conflictuel. Les enjeux, pour les parties, ne sont pas toujours uniquement judiciaires. Focaliser l’analyse sur le seul traitement judiciaire prive de visibilité toute une série de mécanismes non directement liés à la gestion judiciaire de la conflictualité. L’absence de prise en compte des phases du conflit non traitées judiciairement risque de rendre illusoire une bonne compréhension du problème et des attentes sous-jacentes des parties.

Ainsi que l’a bien montré Marc Juston, la justice règle des litiges, en apportant des réponses de l’extérieur, sans pour autant résoudre les conflits de l’intérieur14. En effet, une décision judiciaire apporte une solution au litige, mais bien qu’elle donne un cadre, elle ne règle pas le conflit, lequel va nuire à une bonne exécution de la décision. Un travail sur le conflit induit un bouleversement de l’office du juge, puisque sa réponse aux demandes des familles ne peut plus consister simplement à dire le droit. Bien que le juge ne soit ni un psychologue-thérapeute, ni un assistant social, ni un médiateur familial, il écoute et entend les parties. Dans cet espace de parole, l’enjeu réel de la procédure se révèle et donne à voir le conflit qui parasite l’ensemble des relations au sein de la famille15.

Ainsi que Marc Juston le rapporte, citant Anne Bérard : « Faire de bons jugements, bien motivés, ce n’est pas forcément en matière familiale, rendre une bonne justice. Traiter le litige, ce n’est que traiter la surface des choses, c’est confondre le litige avec le conflit. Or, le conflit ne s’éteint pas avec le litige. La justice ne fait œuvre utile que lorsque les parties elles-mêmes parviennent à régler ensemble leur conflit, c’est tout l’apport essentiel de la médiation familiale dans le processus judiciaire »16.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Le mécanisme est particulièrement bien reçu dans la doctrine et chez les praticiens : Juston M. et Comba G., « Pratique de la médiation familiale », AJ fam. 2005, p. 399 ; Summa F., « Bilan et perspectives d’avenir de la médiation familiale en France et à l’étranger (1990 à 2005) », AJ fam. 2006, p. 155 ; Avena-Robardet V., « La médiation familiale encouragée ! », AJ fam. 2013, p. 328 ; Juston M. et Gargoullaud S., « La médiation familiale au soutien de la coparentalité », AJ fam. 2014, p. 263 ; Ganancia D., « Quand la médiation familiale entre dans le Code civil », AJ fam. 2003, p. 48 ; Lienhard C. et Copin J.-P., « Médiation pénale familiale : un mode alternatif au contentieux pénal familial », AJ fam. 2002, p. 254 ; Ganancia D., « La médiation familiale internationale : une solution d’avenir aux conflits transfrontières », AJ fam. 2002, p. 327 ; Lienhard C., « Médiation familiale et contrat de coparentalité : l’histoire s’accélère », AJ fam. 2014, p. 360 ; Van Kote A.,« Les enfants et la médiation familiale », AJ fam. 2009, p. 337 ; Bensimon S., « Autre mode de règlement alternatif des litiges : la médiation », AJ fam. 2010, p. 258 ; Avena-Robardet V., « Rénovation de la politique familiale », AJ fam. 2013, p. 326 ; Juston M., « Regard d’un juge aux affaires familiales sur la médiation familiale à distance et internationale », Gaz. Pal. 26 avr. 2016, n° 263v7, p. 11.
  • 2.
    Aynès L. et Malaurie P., « La transaction », Defrénois 30 juin 1992, p. 769.
  • 3.
    Amrani Mekki S., « Les “nouveaux” titres exécutoires : les accords amiables homologués », Dr. & patr. 2013, n° 231, p. 55.
  • 4.
    Malgré toute la difficulté de la distinction, Dion N., De la médiation. Essai pour une approche créatrice et pacifiée du conflit, 2011, Paris, Mare et Martin, p. 56.
  • 5.
    Le conciliateur est un tiers impartial soumis à la confidentialité ayant pour mission de rechercher le règlement amiable d’un différend, CPC, art. 1530 et CPC, art. 1531. Il y a trois types de conciliations : la conciliation par le juge (souvent intégrée dans l’instance, par exemple : devant la juridiction de proximité, le conseil des prud’hommes ou le juge aux affaires familiales), la conciliation déléguée par le juge à un conciliateur de justice et la conciliation conventionnelle menée par un conciliateur de justice.
  • 6.
    Collectif, Conseil d’État, Régler autrement les conflits, 1993, Paris, La Documentation française, p. 39 ; Guillaume-Hofnung M., « La médiation », AJDA 1997, p. 30 ; Guyomar M. et Seiller B., Contentieux administratif, 2014, Paris, Dalloz, p. 248.
  • 7.
    Brochier M., « Pour une clarification des procédures de médiation et de conciliation dans le Code de procédure civile », D. 2015, p. 389.
  • 8.
    Brochier M., « Pour une clarification des procédures de médiation et de conciliation dans le Code de procédure civile » D. 2015, p. 389.
  • 9.
    Magendie J.-C., Célérité et qualité de la justice, les conciliateurs de justice, 2010, Paris, ministère de la Justice, p. 46-47 ; Martin R., « Quand le grain ne meurt… de conciliation en médiation », JCP G 1996, 439.
  • 10.
    Joly-Hurard J., Conciliation et médiations judiciaires, thèse, 2002, Paris, §°371 ; Jarrosson C., « La compétence d’attribution du conciliateur de justice est-elle calquée sur celle du juge d’instance ? », RGDP 1999, n° 4, p. 762 ; Joly-Hurard J., « Le nouveau pouvoir d’injonction du juge en matière de conciliation judiciaire », D. 2003, p. 928.
  • 11.
    Et dans tous les domaines, Mélin N., « La médiation : points d’actualité », Gaz. Pal. 13 août 2015, n° 236k9, p. 9 ; Corbeaux A., « Les modes alternatifs de règlement des litiges », LPA 26 juin 1998, p. 51 ; Vayre P., « Transaction extrajudiciaire : règlement amiable des complications des actes médico-chirurgicaux », Gaz. Pal. 20 juin 2002, n° C6564, p. 27 et Ganancia D., « Enjeux et perspectives de la médiation au tribunal de grande instance de Paris », Gaz. Pal. 28 mai 2011, n° I6015, p. 14.
  • 12.
    Il s’agit là d’un « souci pragmatique », selon l’expression de Korodi F., « La confidentialité de la médiation », JCP G 2012, 2234, n° 49 ; Malgré cette avancée, le processus reste encore fragile et devrait être davantage appuyé par les textes. Sur ce sujet, Schenique L., « De la confidentialité en médiation », LPA 18 juin 2014, p. 6 ; sur la tentative de conciliation, Guinchard S., « L’ambition d’une justice civile rénovée », D. 1999, p. 65.
  • 13.
    Cadiet L. et Clay T., Les modes alternatifs de règlement des conflits, 2019, Paris, Dalloz.
  • 14.
    Juston M., « La médiation familiale et le juge aux affaires familiales », 2020, p. 23 : https://lext.so/pLIj2f.
  • 15.
    Denis C., La médiatrice et le conflit dans la famille, 2010, Paris, Erès, p. 54 : « Le litige est une traduction du conflit sur la scène judiciaire, il va y être épuré de sa subjectivité pour y être objectivé. À trop se centrer sur le litige, le conflit pourrait rester “tapi” dans l’ombre ».
  • 16.
    Juston M., « La médiation familiale et le juge aux affaires familiales », 2020, p. 23 : https://lext.so/pLIj2f.
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