Le droit autrement : la culture de l’entente face à la culture du procès

Publié le 09/02/2021

Le droit autrement : la culture de l’entente face à la culture du procès

Les mécanismes alternatifs de règlement des conflits, reconnus depuis peu en droit français, opèrent un bouleversement majeur dans l’institution judiciaire. Leur introduction invite à reconsidérer la place du droit dans le règlement des conflits afin de concilier la culture du procès avec la culture de l’entente.

Depuis la fin du XXsiècle, des mécanismes alternatifs de règlement des conflits s’insèrent progressivement en droit positif français sous l’acronyme MARC. Ce système permet de privilégier entre les parties l’accord au jugement dans le cadre de conflits mineurs et dans des domaines hautement spécialisés. Il devient alors possible, par l’entremise de médiateurs, et grâce à des concessions réciproques, de trouver une solution qui satisfasse les deux parties. L’objectif ici est le plus souvent restauratif, puisqu’il permet de maintenir le lien social entre les personnes qu’un conflit oppose et de construire un meilleur futur. Ce système, qui est encore en gestation, a fait ses preuves dans le domaine familial (conflits liés à la garde d’enfants ou à l’octroi de pensions alimentaires) et en droit du travail (rupture conventionnelle du contrat, etc.). Cette évolution, par sa nature, appelle à considérer le droit autrement.

Il s’agit là d’un bouleversement à nul autre second ; la justice restaurative et contractuelle traduit une recomposition des rapports entre la société et l’État en matière de gestion de conflits.

Il faut reconsidérer la place du droit dans le règlement des conflits. Il faut ici proportionner sa place par rapport proportionné aux besoins des justiciable et faire appel, de manière complémentaire, et non pas exclusive, à d’autres outils tels que la communication, l’analyse psychologique, la négociation, l’écoute, etc.

Pour le comprendre, il est nécessaire de signaler que la solution de droit n’est pas toujours la meilleure ; si elle permet de résoudre un litige dans des termes techniques, elle ne permettra pas toujours d’éteindre un conflit. Étymologiquement, le mot « conflit » vient du latin conflictus, lequel qualifie une situation dans laquelle se trouvent des individus qui luttent ou s’opposent ; à partir d’un point de clivage vont se constituer des prétentions divergentes immédiatement inconciliables. Le conflit est une situation critique de désaccord pouvant dégénérer en litige ou en procès ou en affrontement de fait. Le conflit ne devient litige que lorsque le droit s’en saisit. Thomas Clay n’avait-il pas soulevé que « le procès est un mode anormal de résolution des conflits » ?

En jalonnant de solutions intermédiaires sa procédure, la justice n’est plus un monstre répressif menaçant qu’il faut craindre, c’est une machine souple, peut-être maternante sous certains aspects, qui ramène les justiciables au plus près de leur conflit. Dans la pratique, cette logique conciliatrice et consensuelle est poussée aussi loin de possible et, en cas d’échec, laisse sa place au jugement traditionnel.

Les MARC revisitent entièrement un processus répressif fondé sur la menace de la punition. Souvenons-nous du Moyen Âge classique ; on sait bien, depuis les travaux de Jean Delumeau1, que l’histoire occidentale est marquée par une forte « surculpabilisation » ayant engendré la majoration des dimensions du péché par rapport au pardon2. La justice pénale actuelle porte donc en elle l’empreinte des quelques concepts théologiques façonnés à partir du XIIIsiècle3 : le crime fait écho au péché, les châtiments à la peine4. Depuis lors, nombre d’écoles de criminalistes, de philosophes et de juristes ont revendiqué à l’envi, toujours dans l’esprit de leur temps, ce principe répressif5. Il était défendu que le Mal, injustifiable pour Jean Nabert, excès pour Emmanuel Lévinas, défi pour Paul Ricoeur6, dût se rendre par équivalence à son auteur afin d’en éviter la propagation infinie7. Il est vrai, disent encore les philosophes, que l’homme vicieux est « une nature ignoble et condamnable »8. C’est au début du XIXsiècle, sous l’impulsion d’un nouveau code qui allait beaucoup faire parler de lui – le Code pénal de 18109 – que le coupable, incarnant alors le Mal, prit véritablement un corps juridique que l’on définissait par rapport à une peine10. Dans cette société contemporaine où le souvenir des exécutions publiques de l’Ancien Régime ne tarissait pas la volonté répressive, il était désormais admis que la prison était une sanction appropriée11. Sans doute, la sphère judiciaire l’a-t-elle jugée si adéquate qu’elle a progressivement commis ce que Denis Salas nomme, avec regret, « l’inflation carcérale »12.

Le coupable, autrefois perçu comme un monstre, aujourd’hui comme un produit de la société13, est donc souvent conduit au prétoire où la reconnaissance de sa faute emportera le plus souvent sa condamnation14. Il s’expose alors devant un tribunal qui, selon Paul Ricoeur, prend l’apparence d’« une métaphore de la conscience morale »15. Là encore, le XIIIsiècle et les suivants dont nous sommes les héritiers établissent une rupture avec la période antérieure16. Il est, à ce propos, désormais reconnu de tous que le postulat selon lequel la répression appelle la condamnation a désormais flétri en droit positif français17. La réflexion sur la valeur de l’archipel carcéral dans notre société punitive a récemment été relancée lors d’un colloque tenu à la Cour de cassation en 201618 et intitulé « Quarante ans de Surveiller et punir », en écho au célèbre ouvrage de Michel Foucault. Cette relecture de l’œuvre du philosophe, qui condense des recherches approfondies sur l’inertie du droit pénitentiaire et l’avenir de la peine d’emprisonnement19, est révélatrice du bouleversement procédural. L’idée d’une évolution du système actuel est en marche… Elle ouvre la voie d’un nouveau modèle, fondé sur une façon plus humanisée de faire justice20.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Delumeau J., Le péché et la peur en Occident. La culpabilisation en Occident. XIIIe-XVIIIe siècles, 1983, Fayard. Ainsi que Delumeau J., L’aveu et le pardon, les difficultés de la confession. XIIIe-XVIIIe siècles, 1990, Fayard ; Delumeau J., La peur en Occident, 1978, Fayard.
  • 2.
    « (…), jamais une civilisation n’avait accordé autant de poids – et de prix – à la culpabilité et à la honte que ne l’a fait l’Occident des XIIIe-XVIIIe siècles », Delumeau J., Le péché et la peur en Occident. La culpabilisation en Occident. XIIIe-XVIIIe siècles, 1983, Fayard, p. 9-10.
  • 3.
    Ce principe évoque l’adage juridique latin Punitur quia peccatum est, et ne peccetur, soit, en français, « le délinquant est puni parce qu'il a péché et afin qu'il ne pèche plus ».
  • 4.
    Stanciu V., La culpabilité en justice, Annales de l’université des sciences sociales de Toulouse, t. 24, fasc. 1, 1976, p. 207.
  • 5.
    La peine a, en effet, pour fonction de mettre un terme aux agissements nuisibles à la société en neutralisant les contrevenants, Cario R., Pour une approche globale et intégrée du phénomène criminel, 1997, L'Harmattan, p. 133. La punition aspire à la réhabilitation des coupables, à la dissuasion de leur récidive, et enfin à l'intimidation des semblables de ne point commettre d'actes répréhensibles, Bebin X., Pourquoi punir ? L'approche utilitariste de la sanction pénale, 2006, L'Harmattan, p. 38 et Poncela P., « Par la peine, dissuader ou rétribuer », in Villey M. (dir.), Archives de philosophie du droit, t. 26, L'utile et le juste, 1981, Sirey, p. 60. La menace de la punition est si forte qu’elle fait régner au sein de la société un sentiment de sécurité, Tzitzis S., Philosophie pénale, 1996, PUF, p. 90.
  • 6.
    Abecassis É., Petite métaphysique du meurtre, 1998, PUF, p. 57.
  • 7.
    Abecassis É., Petite métaphysique du meurtre, 1998, PUF, p. 92.
  • 8.
    Fichte J. G., La destination de l'homme, 1995, Flammarion, p. 70. Le coupable ne doit toutefois pas être réduit à une régression, une animalité, Jacob A., L'homme et le mal, 1998, Cerf, p. 17.
  • 9.
    Aboucaya C. et Martinage R. (dir.), Le Code pénal : les métamorphoses d’un modèle 1810-2010, 2012, Centre d’histoire judiciaire. Sur la généalogie des codes et les racines de l’Ancien Régime des codifications napoléoniennes, Cartuyvels Y., D’où vient le Code pénal ?, 1996, De Boeck. Sur quelques aspects de la nouveauté du code, Laingui A., La responsabilité pénale dans l’ancien droit : du XVIe siècle au Code pénal de 1810, thèse, Imbert J. (dir.), 1967.
  • 10.
    Chauvaud F., De Pierre Rivière à Landru, la violence apprivoisée au XIXe siècle, 1991, Brepols, p. 175, et sur l’incarnation du Mal par le coupable, p. 184.
  • 11.
    Foucault M., Surveiller et punir, 1975, Gallimard.
  • 12.
    Il s’agirait là d’une « pathologie de la punition », profondément ancrée dans notre société et qui aurait à la fois pour ressorts le poids de l’opinion, la crainte de l’insécurité et le rôle des médias. Salas D., La volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, 2005, Hachette. La doctrine belge, confrontée au même phénomène dans leur État, parle de « prisonisation », Kellens G., Punir. Pénologie et droit des sanctions pénales, 2000, Éditions juridiques de Liège, p. 75.
  • 13.
    Turcey V., L'horreur juridique, 2002, Plon, p. 66.
  • 14.
    On note aujourd’hui une théâtralisation certaine du jugement visant à condamner un coupable et la parole dont ce dernier bénéficie sur la sphère judiciaire, Danet J., « Les métaphores de la parole et les droits de la défense », in Gaboriau S. et Pauliat H. (dir.), La parole, l’écrit et l’image en justice, quelle procédure au XXIe siècle, 2011, Presses universitaires de Limoges, p. 135. Concernant cette mise en scène, la doctrine évoque parfois une certaine dramaturgie visant à renforcer artificiellement le poids de la parole du coupable et de celle de la victime, Blanc A., « La preuve aux assises : entre formalisme et oralité », in Gaboriau S. et Pauliat H. (dir.), La parole, l’écrit et l’image en justice, quelle procédure au XXIe siècle, 2011, Presses universitaires de Limoges, p. 271. Les prétoires contemporains ont en commun avec le confessionnal et le cabinet du psychanalyste le déploiement des états d’âme ; la cour d'assises, par exemple, prend vie indépendamment de l'effroi que peut susciter un criminel ; dans cette atmosphère frétillante emplie d'acteurs judiciaires et de spectateurs attentifs, l'accusé va devoir répondre aux questions qui lui seront posées et justifier son acte, Chauvaud F., La chair des prétoires, 2010, Presses universitaires de Rennes, p. 175.
  • 15.
    Ricoeur P., Finitude et culpabilité, la symbolique du Mal, 1960, Aubier Montaigne, p. 107.
  • 16.
    Valadier P., « Pratique catholique de la confession auriculaire : enjeux et problèmes », in Dulong R. (dir.), L’aveu : histoire, sociologie, philosophie, 2001, PUF, p. 244. Delumeau J., L’aveu et le pardon, les difficultés de la confession. XIIIe-XVIIIe siècles, 1990, Fayard, p. 174.
  • 17.
    Detraz S., « La notion de condamnation pénale : l'arlésienne de la science criminelle », RSC 2008, p. 41.
  • 18.
    Organisé par Dominique Rousseau (Paris I) et Sandra Laugier (Paris I), ce colloque, tenu entre les 26 et 28 mai 2016, scindait sa réflexion autour de 5 axes ; le premier était consacré à une approche pluridisciplinaire de la peine, le deuxième à l’œuvre de Michel Foucault et à sa portée actuelle, le troisième à la condition carcérale et ses conséquences de nos jours, le quatrième aux évolutions législatives et le cinquième à la question de sa pérennité devant les enjeux récents de surveillance.
  • 19.
    Buffard S., Le froid pénitentiaire. L'impossible réforme des prisons, 1973, Seuil, qui annonçait déjà l’échec du système pénitentiaire. Sur la réforme de l’univers carcéral, Veil C. et Lhuillier D. (dir.), La prison en changement, 2000, Erès et Rostaing C., « Interroger les changements de la prison. Des processus de déprise et de reprise institutionnelle », Tracés 2010, n° 19, p. 89. En conformité avec l’approche de Michel Foucault, Gilles Chantraine a démontré que la prison gérait les délinquants plus qu’elle ne les réinsérait, Chantraine G., Par-delà les murs, 2004, PUF. Sur les répercussions sociétales, v. aussi Jennequin A., « La dignité de la personne détenue », RFDA 2015, p. 1082 ; Farrington D. et Murray J., « Les effets sur l'enfant de l'incarcération parentale », AJ pénal 2011, p. 398. Sur la surpopulation carcérale, Maud L., « Des chiffres et des textes », AJ pénal 2014, p. 552 et Observatoire international des prisons, Les conditions de détention en France, 2007, La Découverte. Pour de fines études jurisprudentielles, Robert A.-G., « Surpopulation carcérale : le recul de la Cour européenne des droits de l'Homme », AJ pénal 2015, p. 415 et Ponseille A., « Aménagement de peine et de surpopulation carcérale », AJ pénal 2014, p. 494.
  • 20.
    Cario R., « La justice restaurative : vers un nouveau modèle de justice pénale », AJ pénal 2007, p. 373 et Lefranc S., « Le mouvement pour la justice restaurative : an idea whose time to come », Droit et société 2006, t. 63, p. 393. Ce phénomène n’est pas uniquement français ; pour le Canada, par exemple, un bilan est bien documenté par Desnoyers É., « Du châtiment à la justice réparatrice : une évolution ? », Revue canadienne de criminologie 2000, t. 42, p. 249.
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