Quand l’algorithme devient médiateur… Les enjeux de la dématérialisation du règlement amiable des différends

Publié le 10/04/2020

Il faut bien nous habituer à cette idée qu’un jour viendra où, dans le monde du droit, les juges céderont, au moins pour partie, la place aux algorithmes… C’est du moins ce que laissent entendre les discours favorables au recours à la justice digitale. Le numérique opère un bouleversement profond des pratiques sociales et la justice s’en trouve également impactée. Il ne faut pas oublier que le recours aux algorithmes doit être complémentaire dans le travail du juge, et non pas se substituer intégralement à lui…

La justice du XXIe siècle tend à se convertir aux pratiques numériques, nées de l’intelligence artificielle qui est une « science qui consiste à faire faire aux machines ce que l’homme ferait moyennant une certaine intelligence »1. Les algorithmes, qui en sont les principaux outils, sont un « ensemble de règles qui définit précisément une séquence d’opérations de sorte que chaque règle soit effective et définie et que la séquence se termine dans un temps fini »2. Ces nouveaux outils sont parfois parés de vertus, celles entre autres de rendre la justice plus facile, plus rapide et moins onéreuse3… Il est vrai que ces nouvelles pratiques peuvent, dans certains cas, améliorer le travail du juge4, mais ses mérites ne doivent pas faire oublier les conséquences qu’une numérisation de la justice peut avoir sur le système judiciaire.

L’article 1530 du Code de procédure civile définit la médiation conventionnelle comme relevant de « tout processus structuré, par lequel deux ou plusieurs parties tentent de parvenir à un accord, en dehors de toute procédure judiciaire en vue de la résolution amiable de leurs différends, avec l’aide d’un tiers choisi par elles qui accomplit sa mission avec impartialité, compétence et diligence ». Le code reste muet sur les modalités concrètes de sa mise en œuvre, si bien que les nouvelles technologies peuvent en envahir le champ5. Ces pratiques, en effet, ont donné naissance à des plates-formes offrant des services de résolution amiable des litiges. L’Online Dispute Resolution (ODR), telle qu’on l’appelle aux États-Unis et au Canada, a pour principale conséquence de déléguer la résolution amiable d’un conflit à des algorithmes6.

Il y a, à cette pratique, de réels avantages7, notamment car elle permet d’apporter une réponse à des conflits de faible gravité et, par-là, de favoriser l’accès à la justice8. Il s’agit, plus largement d’un nouveau moyen matériel de rédiger une décision de justice, un progrès technologique qui peut mieux accompagner le juge dans son travail. Ainsi que l’a souligné Emmanuel Jeauland : « La décision judiciaire issue de l’intelligence artificielle va sans doute longtemps rester un fantasme, mais l’assistance à la décision par la mobilisation du droit applicable et le calcul de la probabilité des résultats vont sans doute se perfectionner. Bien maîtrisée et pensée, cette évolution ne devrait pas conduire, en elle-même, à une justice inique, pas plus que la forme écrite n’a conduit en son temps à l’iniquité9 ».

Mais un recours à outrance à l’ODR pourrait comporter des risques que nous voudrions ici souligner. À côté des règles de droit, les jugements sont un élément nécessaire du monde juridique. Rendre la justice est une fonction essentielle de l’État et c’est pour cette raison qu’il existe un service public judiciaire comportant des organes et un personnel destiné à le faire fonctionner.

Il est vrai qu’ont toujours existé, en marge de l’État, des voies alternatives visant à résoudre les conflits au sein d’une communauté. Si le désengagement de l’État de la justice est un fait réel et attesté aujourd’hui, et probablement aggravé à travers les plates-formes privées de règlement amiable des litiges10, il ne constitue pas le principal risque de l’ODR. Le principal problème relèverait de la déshumanisation de la justice. Les plates-formes d’ODR qui utilisent des algorithmes mettent à distance l’intervention humaine, voire la suppriment. Il s’agit là d’un refoulement de l’humain11. Ainsi qu’Antoine Garapon l’a récemment souligné : « Le tiers algébrique se substitue au tiers symbolique, le tiers binaire au tiers complexe, le tiers opérant au tiers signifiant, le tiers transparent au tiers interprétant, le tiers inclus au tiers extérieur. Cette élision va avec une évacuation du politique et plus particulièrement de l’État12 ».

Cette révolution n’engendrerait-elle pas une soumission à la gouvernance des nombres, telle qu’Alain Supiot l’a récemment pensée13 ? Or la justice doit conserver son objectif de rendre à chacun son dû, et non pas consister en l’ajustement mécanique d’hommes auxquels on voudrait épargner la peine d’avoir à se rencontrer14. Le droit, dans son essence, cherche, avec humanité, à concilier les grands équilibres, en ce qu’il est protecteur du faible contre le fort. Il n’est pas certain que l’algorithme puisse se fonder, autant que l’homme peut le faire, sur ces valeurs, pourtant essentielles dans notre système juridique et judiciaire. La normativité technique ne doit pas se substituer à la normativité de l’algorithme15.

Le numérique opère un bouleversement profond des pratiques sociales et la justice s’en trouve également impactée. Il ne faut pas oublier que le recours aux algorithmes doit être complémentaire dans le travail du juge, et non pas se substituer intégralement à lui…

Notes de bas de pages

  • 1.
    Cnil, Comment permettre à l’Homme de garder la main, rapport sur les enjeux éthiques des algorithmes et de l’intelligence artificielle, 15 déc. 2017, p. 16.
  • 2.
    Stone H., Introduction to Computer Organization and Data Structures, 1972, McGraw-Hill Book Compagny.
  • 3.
    Canivet G. (dir.), Justice : faites entrer le numérique, 2017, Institut Montaigne ; Beynel J.-F. et Casas D., Chantiers de la justice. Transformation numérique, 2018, ministère de la Justice ; Agostini F. et Molfessis N., Chantiers de la justice. Amélioration et simplification de la justice, 2018, ministère de la Justice ; Caprioli E.-A. « Arbitrage et médiation dans le commerce électronique (L’expérience du CyberTribunal) », Rev. arb. 1999, p. 225.
  • 4.
    Cadiet L. (dir.), L’open data des décisions de justice, rapport au ministre de la Justice, nov. 2017.
  • 5.
    Beynel J.-F. et Casas D., Chantiers de la justice. Transformation numérique, 2018, ministère de la Justice ; Katsh E. et Rabinovich-Einy O., Digital Justice. Technology and the Internet of Disputes, 2017, OUP, p. 38 ; Siiriainen F., « Quelques réflexions sur les M.A.R.C. (modes alternatifs de résolution des conflits) “en ligne” dans le commerce électronique », in Racine J.-B. (coord.), Pluralisme des modes alternatifs de résolution des conflits, pluralisme du droit, 2002, L’Hermès, p. 131 ; Benyekhlef K. et Gélinas F., Le règlement en ligne des conflits. Enjeux de la cyberjustice, 2003, Romillat ; Benyekhlef K. et Gélinas F., Online Dispute Resolution, vol. 10, 2005, Lex Électronica, n° 2 ; Abdel Wahab M. S., Katsh E. et Rainey D. (éd.), Online Dispute Resolution : Theory and Practice, A Treatise on Technology and Dispute Resolution, 2011, Eleven International Publishing.
  • 6.
    Piers M. et Aschauer C. (éd.), Arbitration in the Digital Age : The Brave New World of Arbitration, 2018, Cambridge University Press ; Chassagnard-Pinet S., « Le e-règlement amiable des différends », Dalloz IP/IT 2017, p. 506.
  • 7.
    Goodman J. W., « The pros and cons of online dispute resolution : an assessment of cyber-mediation websites », Duke Law & Technology Rev. I, 2003, vol. 2, p. 7.
  • 8.
    Benyekhlef K., Callipel V. et Amar E., « La médiation en ligne pour les conflits de basse intensité », Gaz. Pal. 27 mars 2015, n° 219q5, p. 17.
  • 9.
    Jeuland E., « Justice numérique, justice inique ? », Cah just. 2019, p. 193.
  • 10.
    Koulu R., « Disintegration of the State Monopoly on Dispute Resolution. How Should We Perceive State Sovereignty in the ODR Era ? », IODR 2014, p. 125 ; Ferrand F. et Gautier P.-Y., « Honneur et devoir de juger », D. 2018, p. 951.
  • 11.
    Racine J.-B., « La résolution amiable des différends en ligne ou la figure de l’algorithme médiateur », D. 2018, p. 1700.
  • 12.
    Garapon A., La justice digitale, 2018, PUF, p. 137. V. aussi Fricero V.-N. et Vert F., « La médiation face aux enjeux du numérique et du service public de la justice : quelles perspectives ? », Dalloz actualité, 24 janv. 2018.
  • 13.
    Supiot A., La gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France 2012-2014, 2015, Fayard, p. 103.
  • 14.
    Garapon A., La justice digitale, 2018, PUF, p. 350.
  • 15.
    Racine J.-B., « La résolution amiable des différends en ligne ou la figure de l’algorithme médiateur », D. 2018, p. 1700.
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