Actualité du droit public des affaires (À propos du droit européen de la concurrence)

Publié le 06/05/2019

Le droit européen de la concurrence a été pensé aux débuts de la construction, alors dite communautaire. Celle-ci ne comportait qu’un nombre limité d’États membres et l’objectif essentiel de la politique européenne de la concurrence était de favoriser un cercle vertueux de concurrence au bénéfice des consommateurs, et, pour ce faire, d’éviter les concentrations, ententes et abus de positions dominantes entre entreprises ainsi que les aides d’État. Depuis lors, le marché unique s’est construit, et, même imparfait, il est une réalisation de l’Union européenne, elle-même agrandie depuis ses origines, comportant désormais 28 membres si l’on inclut encore le Royaume-Uni. La question se pose, au regard de décisions récentes dans ce domaine, du bien-fondé de règles conçues dans un contexte qui a profondément évolué dans un cadre mondialisé.

Deux décisions au plus haut niveau de décideurs publics ont fait un grand bruit médiatique et juridique. Le refus annoncé par la Commission européenne de la fusion proposée par les entreprises Siemens et Alsthom est l’une de ces décisions qui a conduit les responsables politiques français à mettre en cause, publiquement et sèchement, une Commission européenne jugée archaïque sur ce sujet1. La deuxième décision est celle du gouvernement néerlandais d’acheter des parts d’Air France sans concertation préalable avec le gouvernement français. Cette deuxième décision a aussi fait réagir vivement le gouvernement français, le ministre de l’Économie et des Finances stigmatisant une opération inamicale2. Ces deux évènements sont le signe indéniable de mutations dans les conceptions de l’action publique économique, au niveau national et européen.

L’Union européenne est au cœur de ces réflexions. De manière symétrique, la notion de souveraineté est centrale. Souveraineté des États et susceptibilité des États, mais pas seulement, se concilient de plus en plus avec l’idée d’une souveraineté européenne défendue par le président français Emmanuel Macron3. Plus généralement, l’Union européenne ne connaît pas la distinction entre droit public et droit privé. Cette ignorance avait même fait l’objet d’une formule incisive d’un des rapports publics du Conseil d’État qui avait, à propos de la notion de service public à la française, selon laquelle le droit européen faisait à l’époque – nous étions alors en 1996 – pire qu’instruire le procès du service public, puisqu’il l’ignorait4 ! Depuis, chacun a « mis de l’eau dans son vin » mais les règles de concurrence ont progressé, tout en dessinant un champ de « service d’intérêt général » qui doit échapper aux interdits stricts du droit de la concurrence. Pour autant les économies et les questions de rentabilité ne sauraient être absentes des réflexions sur le service public. C’est le préambule du traité, dont la teneur reste la même au fil des révisions des traités, qui doit guider l’ensemble des politiques de l’Union européenne, dont notamment la politique de concurrence. Ainsi, ce préambule prévoit notamment les valeurs suivantes des États membres : « DÉSIREUX de renforcer le caractère démocratique et l’efficacité du fonctionnement des institutions, afin de leur permettre de mieux remplir, dans un cadre institutionnel unique, les missions qui leur sont confiées ; RÉSOLUS à renforcer leurs économies ainsi qu’à en assurer la convergence, et à établir une union économique et monétaire, comportant, conformément aux dispositions du présent traité et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, une monnaie unique et stable ; DÉTERMINÉS à promouvoir le progrès économique et social de leurs peuples, compte tenu du principe du développement durable et dans le cadre de l’achèvement du marché intérieur, et du renforcement de la cohésion et de la protection de l’environnement, et à mettre en œuvre des politiques assurant des progrès parallèles dans l’intégration économique et dans les autres domaines5 ».

L’Union européenne est ainsi l’auteure de règles de concurrence (I) visant à atteindre les objectifs des traités tels que le bien-être économique, un développement harmonieux du territoire européen. Ces règles ont déjà fait l’objet de critique et de décisions de justice annulant des décisions de la Commission européenne en la matière (II). La décision de la Commission datant de février 2019, d’interdire la fusion souhaitée entre les entreprises européennes Alsthom et Siemens illustre, par son contenu et sa réception, les limites actuelles de la politique européenne de la concurrence (III).

I – Les règles européennes régissant le droit de la concurrence

Les médias ont nettement relayé les réactions nationales à la décision européenne de refuser la fusion Alstom Siemens. Le ministre français de l’Économie et des Finances a ainsi stigmatisé une vision archaïque de la concurrence. Il convient de revenir aux bases juridiques des traités sur le droit européen de la concurrence.

Selon le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, dans son titre VII consacré notamment aux règles de concurrence, il faut distinguer les obligations concernant l’État et celles concernant les entreprises. Les articles 101 et suivants du traité concernent les règles de concurrence applicables aux entreprises. Chaque stipulation est fondée sur une conception de concurrence libre et non faussée au profit des consommateurs. Sont ainsi visés, les ententes entre entreprises qui pourraient fausser le jeu de la concurrence, ainsi que les abus de positions dominantes. Ces articles comportent aussi des éléments relatifs à la spécificité des entreprises publiques.

Selon l’article 101, 1, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées susceptibles d’affecter le commerce entre États membres, et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur. Notamment ceux qui consistent à :

  • fixer de façon directe ou indirecte les prix d’achat ou de vente ou d’autres conditions de transaction ;

  • limiter ou contrôler la production, les débouchés, le développement technique ou les investissements ;

  • répartir les marchés ou les sources d’approvisionnement ;

  • appliquer, à l’égard de partenaires commerciaux, des conditions inégales à des prestations équivalentes en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence ;

  • subordonner la conclusion de contrats à l’acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n’ont pas de lien avec l’objet de ces contrats.

Selon le point 2 du même article, les accords ou décisions interdits en vertu du présent article sont nuls de plein droit. Le point 3 précise toutefois que les dispositions du paragraphe 1 peuvent être déclarées inapplicables à tout accord ou catégorie d’accords entre entreprises, à toute décision ou catégorie de décisions d’associations d’entreprises et à toute pratique concertée ou catégorie de pratiques concertées qui contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte. Et sans imposer aux entreprises intéressées des restrictions, qui ne sont pas indispensables pour atteindre ces objectifs, ni donner à des entreprises la possibilité, pour une partie substantielle des produits en cause, d’éliminer la concurrence. La CJUE a pu préciser, sur ce fondement, que le droit européen de la concurrence ne prohibe que les accords qui affectent le marché intérieur de manière sensible.

Les accords qui affectent le marché de manière insignifiante ne sont en ce sens, pas interdits6. Elle ajoute que s’agissant du rôle des autorités des États membres dans le respect du droit de l’Union en matière de concurrence, l’article 3, paragraphe 1, première phrase, du règlement n° 1/2003 établit un lien étroit entre l’interdiction des ententes qu’énonce l’article 101 du TFUE et les dispositions correspondantes du droit national de la concurrence. Lorsque l’autorité nationale de concurrence applique les dispositions du droit national interdisant les ententes à un accord d’entreprises susceptible d’affecter le commerce entre États membres au sens de l’article 101 du TFUE, ledit article 3, paragraphe 1, première phrase, impose de lui appliquer également, en parallèle, l’article 101 du TFUE7.

L’article 102 du même traité précise qu’est incompatible avec le marché intérieur et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d’en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci.

Ces pratiques abusives sont identifiées de manière non exhaustive comme les comportements suivants : imposer de façon directe ou indirecte des prix d’achat ou de vente ou d’autres conditions de transaction non équitables, limiter la production, les débouchés ou le développement technique au préjudice des consommateurs, appliquer à l’égard de partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes, en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence, subordonner la conclusion de contrats à l’acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires, qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n’ont pas de lien avec l’objet de ces contrats.

Selon l’article 103 : « 1. Les règlements ou directives utiles en vue de l’application des principes figurant aux articles 101 et 102 sont établis par le Conseil, statuant sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen. 2. Les dispositions visées au paragraphe 1 ont pour but notamment : a) d’assurer le respect des interdictions visées à l’article 101, paragraphe 1, et à l’article 102, par l’institution d’amendes et d’astreintes, b) de déterminer les modalités d’application de l’article 101, paragraphe 3, en tenant compte de la nécessité, d’une part, d’assurer une surveillance efficace et, d’autre part, de simplifier dans toute la mesure du possible le contrôle administratif, c) de préciser, le cas échéant, dans les diverses branches économiques, le champ d’application des dispositions des articles 101 et 102, d) de définir le rôle respectif de la Commission et de la CJUE dans l’application des dispositions visées dans le présent paragraphe, e) de définir les rapports entre les législations nationales, d’une part, et, d’autre part, les dispositions de la présente section ainsi que celles adoptées en application de cet article ».

L’article 104 du même traité précise que « jusqu’au moment de l’entrée en vigueur des dispositions prises en application de l’article 103, les autorités des États membres statuent sur l’admissibilité d’ententes et sur l’exploitation abusive d’une position dominante sur le marché intérieur, en conformité du droit de leur pays et des dispositions des articles 101, notamment paragraphe 3, et 102 ».

Selon l’article 105 : « 1. Sans préjudice de l’article 104, la Commission veille à l’application des principes fixés par les articles 101 et 102. Elle instruit, sur demande d’un État membre ou d’office, et en liaison avec les autorités compétentes des États membres qui lui prêtent leur assistance, les cas d’infraction présumée aux principes précités. Si elle constate qu’il y a eu infraction, elle propose les moyens propres à y mettre fin. 2. S’il n’est pas mis fin aux infractions, la Commission constate l’infraction aux principes par une décision motivée. Elle peut publier sa décision et autoriser les États membres à prendre les mesures nécessaires, dont elle définit les conditions et les modalités pour remédier à la situation. 3. La Commission peut adopter des règlements concernant les catégories d’accords à l’égard desquelles le Conseil a adopté un règlement ou une directive conformément à l’article 103, paragraphe 2, point b) ».

L’article 106 stipule que : « 1. Les États membres, en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, n’édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux règles des traités, notamment à celles prévues aux articles 18 et 101 à 109 inclus. 2. Les entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général ou présentant le caractère d’un monopole fiscal sont soumises aux règles des traités, notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de l’Union. 3. La Commission veille à l’application des dispositions du présent article et adresse, en tant que de besoin, les directives ou décisions appropriées aux États membres ».

Cet article a donné lieu à de nombreuses discussions, qui ont abouti à la jurisprudence dite Altmark8. Le traité prévoit en effet que les aides d’État soient strictement encadrées en droit de l’Union européenne afin que la libre concurrence soit pleinement mise en œuvre. Si le principe d’une interdiction est posé, des dérogations sont possibles afin de garantir les missions de services d’intérêt économique général (SIEG). Cependant, il revient à l’État de prouver que les aides versées rentrent dans le champ de l’article 106, paragraphe 2, du TFUE ou dans le champ des compensations financières pour service public. Dans le cadre de la compensation financière, celle-ci doit remplir quatre critères conformément à la jurisprudence Altmark9. Le premier est que l’entreprise bénéficiaire doit effectivement être en charge de l’exécution d’un SIEG ; le deuxième critère implique que le calcul de la compensation doit être préalablement établi ; le troisième critère exige que la compensation soit proportionnée ; le quatrième et dernier critère impose que le choix du bénéficiaire s’effectue au terme d’une procédure d’appel d’offres ouverte. Dans cette affaire, le juge européen estime que la France n’apporte pas la preuve de la réalisation des premier et quatrième critères.

En l’espèce, la France, au travers de l’Office de transport Corse, a versé une compensation financière dans le cadre de l’exécution d’une délégation de service public à la SNCM, compagnie maritime assurant le transport maritime entre la Corse et le continent. Ces compensations ont été versées entre 2007 et 2013, durée de la délégation. Elles ont été contestées par une compagnie maritime concurrente qui n’avait pas été retenue lors de l’attribution du contrat. Cette compensation couvrait en réalité deux services distincts, un service de base couvrant un service de transport fourni toute l’année, et un service complémentaire fourni pendant les périodes de pointe du trafic, c’est-à-dire les vacances scolaires.

La Commission européenne a décidé que l’aide était incompatible uniquement pour le service complémentaire, reconnaissant la validité de la compensation pour le service de base. Cette décision de la Commission, datant du 2 mai 2013, était justifiée par l’absence d’une mission de service public et une procédure d’appel d’offres insuffisamment ouverte contrairement aux deux critères découlant de l’arrêt Altmark.

Le Tribunal de l’Union européenne a confirmé la décision de la Commission européenne. Sur le critère relatif à la charge d’un SIEG, le Tribunal écarte les différents arguments français. La France avançait notamment qu’il lui revenait de définir le service susceptible d’être qualifié de SIEG. Le Tribunal lui précise qu’un règlement en matière de transport maritime oblige les États dans ce secteur à justifier d’une carence du secteur privé pour intervenir, ce que la France ne démontre pas. En outre, le Tribunal juge que le service complémentaire doit faire l’objet d’une analyse distincte au service de base, ce qui empêche une validation globale.

En effet, pour les juges, le service de base et le service complémentaire ne peuvent pas être appréhendés comme constituant un seul service. Ils ne sont pas soumis aux mêmes obligations, notamment concernant les horaires et les fréquences. Également, les juges estiment que les obligations du service complémentaire ne sont pas définies avec précision. Dès lors, la France ne pouvant justifier de l’existence d’un service public, le Tribunal valide le raisonnement de la Commission. Sur le quatrième critère, le Tribunal sanctionne la France en jugeant que l’appel d’offres n’a pas permis une égalité d’accès à la commande publique et finalement une véritable mise en concurrence. Le Tribunal insiste sur le fait qu’une première procédure a été annulée par les juridictions administratives, sur la brièveté des délais pour la mise en œuvre de la délégation du service public (23 jours entre l’attribution et le début du contrat), sur les critères de sélection favorisant la SNCM et sur la marge d’appréciation laissée à l’autorité publique pour aménager les obligations une fois le marché attribué, y compris sur des obligations essentielles du contrat. Dès lors, la condition n’a pas été respectée.

Le Tribunal de l’Union européenne conclut logiquement au rejet du recours de la France, ce qui entraîne obligatoirement la récupération de l’aide de 220 millions d’euros10, ce que la CJUE avait déjà imposé à la France au terme d’une procédure en manquement11. Dans ce dernier arrêt, la CJUE juge que la France a manqué à ses obligations européennes.

La juridiction, rappelant que la Société nationale Corse-Méditerranée (« SNCM ») est une compagnie maritime française qui assure des liaisons régulières au départ de la France continentale, relève que par une décision du 2 mai 201312, la Commission a qualifié d’aides d’État les compensations financières versées à la SNCM et à la CMN (« Compagnie méridionale de navigation ») au titre des services de transport maritime fournis entre Marseille et la Corse pour les années 2007-2013 dans le cadre d’une convention de service public. Si les compensations versées à la SNCM et à la CMN pour les services de transport fournis tout au long de l’année, ce que l’on appelle communément le service de base, ont été qualifiées de compatibles avec le marché intérieur, la Commission a jugé incompatibles les compensations versées à la SNCM pour les services fournis par cette société pendant les périodes de pointe de trafic, ce que l’on appelle le service complémentaire.

La Commission a alors ordonné la récupération des aides incompatibles, soit un total de 220 millions d’euros. Cette récupération devait s’effectuer dans les 4 mois suivant la date de notification de la décision, soit au plus tard le 3 septembre 2013. Au cours de l’été 2013, la France et la SNCM ont chacune introduit un recours devant le Tribunal pour obtenir l’annulation de cette décision.

La Commission estime que, comme les recours devant le Tribunal n’ont pas d’effet suspensif, la France était tenue de se conformer à la décision du 2 mai 2013 dans les délais impartis. Elle constate en premier lieu que la France s’est abstenue de prendre les mesures nécessaires afin de récupérer auprès de la SNCM les aides d’État déclarées illégales et incompatibles avec le marché intérieur dans le délai prescrit. Elle observe en deuxième lieu que la France a omis d’annuler le versement des aides concernées à compter de la date de notification de la décision, soit le 3 mai 2013, et, en troisième lieu, qu’elle s’est abstenue d’informer la Commission, dans les 2 mois suivant la notification de la décision, des mesures prises pour se conformer à la décision. La Commission a donc introduit un recours en manquement devant la CJUE contre la France.

La France affirmait, quant à elle, qu’il lui était impossible d’exécuter la décision litigieuse faute de quoi la SNCM aurait fait l’objet d’une liquidation judiciaire, ce qui aurait entraîné de graves troubles à l’ordre public (comme par le passé avec des mouvements de grève, un blocage du port de Marseille et un risque de difficulté d’approvisionnement de l’île en produits de première nécessité), et, partant, un risque de rupture de la continuité territoriale avec la Corse. En outre, la disparition de la SNCM rendrait nécessaire la conclusion d’une nouvelle convention de délégation de service public avec un autre opérateur économique qui ne disposerait pas forcément et immédiatement des moyens matériels et humains pour satisfaire aux nécessités de la délégation, ce qui pourrait aussi constituer un risque au regard de la continuité territoriale.

Par un arrêt du 9 juillet 2015, la CJUE accueille le recours en manquement de la Commission. La CJUE constate tout d’abord que la France n’a pas pris, à l’expiration du délai prescrit par la Commission (3 septembre 2013), les mesures nécessaires pour récupérer les aides illégales. Ce n’est que les 7 et 19 novembre 2014 que la France a émis deux titres de recettes à l’encontre de la SNCM, pour un montant d’environ 198 millions d’euros (inférieur aux 220 millions dont fait état la Commission), sans pour autant qu’une récupération effective des aides illégales ait eu lieu. La CJUE relève que la seule émission de titres exécutoires ne saurait être considérée comme une récupération de l’aide illégale.

Par ailleurs, la CJUE considère que la France n’était pas dans l’impossibilité absolue de récupérer les aides. S’agissant de l’argument relatif aux troubles à l’ordre public, la CJUE constate que la France n’a pas démontré qu’elle ne pourrait pas faire face, le cas échéant, à de tels troubles avec les moyens dont elle dispose. À supposer même qu’un blocage durable des liaisons maritimes avec la Corse intervienne du fait d’actions illégales, aucun élément présenté par la France ne permet de considérer que la liaison de la Corse avec le continent par d’autres voies maritimes ou par la voie aérienne serait impossible, si bien que l’approvisionnement de cette île en produits de première nécessité pourrait continuer d’être garanti.

Quant aux problèmes éventuels découlant de la conclusion d’une nouvelle convention de délégation de service public, la CJUE relève que la France n’a pas démontré de circonstances permettant de conclure qu’une baisse du trafic dans les liaisons maritimes entre Marseille et la Corse aurait des conséquences d’une ampleur pouvant être considérée comme une impossibilité absolue d’exécution de la décision litigieuse.

Enfin, la CJUE constate d’une part, que la France n’a pas suspendu le versement des aides illégales le 3 mai 2013 mais seulement le 23 juillet 2013, et d’autre part, que la France s’est abstenue d’informer la Commission des mesures prises dans les 2 mois suivant la notification de la décision litigieuse13.

Si le système décisionnel européen est traditionnellement fondé sur un triangle institutionnel, progressivement élargi à d’autres acteurs que le Parlement, la Commission et le Conseil, le droit de la concurrence a ceci de particulier qu’il confère un pouvoir essentiel de décision, mais aussi de sanction, à la Commission européenne. Cette donnée est liée au rôle de garant des traités et plus largement, de l’intérêt général européen, reconnu, dès l’origine, à l’institution supranationale par excellence qu’est la Commission. On rappellera ici que dans l’article 9 du traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier, signé en 1950, le terme « supranational » était bel et bien présent pour qualifier les prérogatives de l’institution qui s’appelait alors la Haute autorité. Même débaptisée par le traité de Rome, allégée de l’adjectif supranational, la Commission se voit dotée du pouvoir d’initiative du droit dérivé et d’exécution du droit européen. C’est dans ce contexte que se comprend le fort pouvoir de décision de la Commission dans le domaine du droit de la concurrence.

Sur ces bases des traités, la Commission a pour mission d’apprécier les fusions et les acquisitions entre entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse certains seuils (article 1er du règlement sur les concentrations) et d’empêcher les concentrations qui entraveraient de manière significative l’exercice d’une concurrence effective dans l’espace économique européen ou une partie substantielle de celui-ci.

La Commission a déjà eu l’occasion de s’opposer à des opérations entre entreprises ou à des aides d’État. Ce qui a pu conduire, dans certains cas, à des contentieux devant les juridictions européennes, permettant alors la définition de jurisprudences en la matière.

II – La jurisprudence récente en matière de droit de la concurrence

Les services juridiques de la Commission européenne sont tellement rompus aux questions, souvent techniques, même si la composante politique est réelle, qu’il est rare que la justice sanctionne les refus prononcés par la Commission. En janvier 2019, cependant, la CJUE a confirmé un arrêt rendu en première instance annulant, pour irrégularité, la décision de la Commission interdisant la fusion TNT/UPS.

Début 2013, la Commission avait mis un terme à l’opération, d’un montant de 5,2 milliards d’euros. L’argumentation de la Commission se fondait sur la circonstance, selon elle, que l’opérateur ne proposait pas assez de concessions pour dissiper les craintes d’une position trop dominante sur le marché. Or comme on l’a rappelée plus haut, si les positions dominantes sur le marché intérieur ne sont pas interdites, leur abus, en revanche, l’est. Plusieurs affaires avaient ainsi donné lieu à des décisions juridictionnelles. Outre la célèbre affaire dite Tetra Pak14, plusieurs affaires plus récentes ont permis à la CJUE d’affiner sa jurisprudence. L’affaire Tetra Pak avait conduit la CJUE à confirmer l’abus de position dominante par l’entreprise comme suit : « Même si, sous certains aspects, la détermination des marchés des produits concernés et du domaine d’application de l’article 86 pouvait présenter une certaine complexité, Tetra Pak, eu égard à sa position quasi monopolistique sur les marchés aseptiques et à sa prééminence sur les marchés non aseptiques, ne pouvait manquer d’avoir conscience que les pratiques en cause étaient contraires aux règles du traité. Le Tribunal en a conclu que le caractère manifeste et la gravité particulière des restrictions à la concurrence résultant des abus en cause justifiaient le maintien du montant de l’amende, nonobstant le caractère prétendument inédit de certaines des appréciations juridiques portées dans la décision litigieuse15 ».

Ainsi dans une décision de 2012, la CJUE a alors précisé qu’« en ce qui concerne la question du niveau de domination d’un marché déterminé de la part de l’entreprise concernée afin d’établir l’existence d’un abus dans son chef, il ressort du point 79 de l’arrêt TeliaSonera Sverige, précité, que la position dominante visée à l’article 102 [du] TFUE concerne une situation de puissance économique détenue par une entreprise qui lui donne le pouvoir de faire obstacle au maintien d’une concurrence effective sur le marché en cause en lui fournissant la possibilité de comportements indépendants dans une mesure appréciable à l’égard de ses concurrents et de ses clients. En outre, il résulte des points 80 et 81 dudit arrêt que cette disposition n’introduit aucune distinction ni aucun degré dans la notion de position dominante. Dès lors qu’une entreprise dispose d’une puissance économique telle que celle exigée par l’article 102 [du] TFUE pour établir qu’elle détient une position dominante sur un marché déterminé, sa conduite doit être appréciée au regard de cette disposition. Néanmoins, le degré de pouvoir de marché a, en principe, des conséquences sur la portée des effets de la conduite de l’entreprise en question plutôt que sur l’existence de l’abus en tant que tel »16.

Dans l’affaire jugée en janvier 2019, UPS avait contre-attaqué avec succès devant le Tribunal de l’Union européenne qui en mars 2017 avait annulé la décision de la Commission « pour violation des droits de la défense ». Il reprochait à la Commission d’avoir appuyé son analyse finale, sans en avertir UPS, sur un modèle économétrique différent de celui utilisé lors des échanges préliminaires. La Commission s’était pourvue en cassation devant la CJUE, ultime recours qui a échoué dans les termes suivants.

Le communiqué de presse de la CJUE en expose précisément les tenants et aboutissants. Par décision du 30 janvier 2013, la Commission a interdit l’acquisition, par UPS, de l’entreprise TNT Express au motif que, dans 15 États membres, cette opération aurait abouti à une entrave significative à la concurrence effective sur le marché de la distribution internationale expresse de petits colis dans l’Espace économique européen (EEE)17. Cette interdiction reposait de manière déterminante sur une analyse économétrique par laquelle la Commission avait conclu à un risque d’augmentation des prix sur la plupart des marchés concernés.

UPS a exercé, avec succès, un recours contre cette interdiction devant le Tribunal de l’Union européenne. Par arrêt du 7 mars 2017, le Tribunal a annulé la décision de la Commission pour violation des droits de la défense d’UPS18. Le Tribunal a jugé que le modèle économétrique de concentration des prix finalement utilisé par la Commission différait considérablement de celui communiqué à UPS au cours de la procédure administrative, sans que la Commission ait donné à UPS la possibilité de présenter des observations sur ces modifications.

La Commission a formé un pourvoi devant la CJUE afin de faire annuler l’arrêt du Tribunal. Dans son arrêt de janvier 2019, la CJUE souligne que le respect des droits de la défense avant l’adoption d’une décision en matière de contrôle des concentrations exige que les parties notifiantes soient mises en mesure de faire connaître utilement leur point de vue sur la réalité et la pertinence de tous les éléments sur lesquels la Commission entend fonder sa décision. Ainsi, lorsque la Commission entend fonder sa décision sur des modèles économétriques, il est nécessaire que les parties notifiantes soient mises en mesure de faire connaître leurs observations à cet égard. En effet, les modèles économétriques sont, par leur nature et leur fonction, des outils quantitatifs utiles à l’analyse prospective à laquelle la Commission se livre dans le cadre des procédures de contrôle des concentrations. Les fondements méthodologiques sur lesquels reposent ces modèles doivent être aussi objectifs que possible afin de ne pas préjuger l’issue de cette analyse dans un sens ou dans un autre. Ces éléments contribuent ainsi à l’impartialité et à la qualité des décisions de la Commission dont dépend, en dernier ressort, la confiance que le public et les entreprises placent dans la légitimité de la procédure de contrôle des concentrations de l’Union européenne.

La divulgation de ces modèles et des choix méthodologiques qui sous-tendent leur élaboration s’impose d’autant plus qu’elle contribue à conférer à la procédure son caractère équitable, conformément au principe de bonne administration énoncé à l’article 41 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne19.

Selon la CJUE, la Commission est tenue de concilier l’impératif de célérité, qui caractérise l’économie générale du règlement relatif aux opérations de concentrations, avec le respect des droits de la défense. Ce dernier ne permet pas à la Commission de modifier après la communication des griefs la substance d’un modèle économétrique sur lequel elle entend fonder ses objections sans porter cette modification à la connaissance des entreprises intéressées et leur permettre de faire valoir leurs observations à cet égard.

Par conséquent, la CJUE estime que le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en concluant que la Commission ne pouvait alléguer qu’elle n’avait pas l’obligation de communiquer à la requérante le modèle final de l’analyse économétrique avant l’adoption de la décision litigieuse.

En outre, la CJUE approuve le Tribunal d’avoir jugé que l’absence de communication aux parties à une opération de concentration d’un modèle économétrique est susceptible d’entraîner l’annulation de la décision de la Commission dès lors qu’il est démontré que cette irrégularité les a privées d’une chance, même réduite, de mieux assurer leur défense. Il ne saurait être exigé de prouver que, à défaut de cette irrégularité procédurale, la décision aurait eu un contenu différent.

En effet, compte tenu de l’importance des modèles économétriques pour l’analyse prospective des effets d’une concentration, augmenter ainsi le seuil probatoire requis afin d’annuler une décision en raison d’une violation des droits de la défense, résultant de l’absence de communication des choix méthodologiques inhérents à ces modèles, irait à l’encontre de l’objectif consistant à inciter la Commission à faire preuve de transparence dans l’élaboration de ces modèles et nuirait à l’effectivité du contrôle juridictionnel subséquent de ses décisions.

La CJUE conclut que le Tribunal a pu juger, sans commettre d’erreur de droit, que les droits de la défense d’UPS ont été méconnus, de telle sorte qu’il y a lieu d’annuler la décision, pour autant qu’UPS ait suffisamment démontré qu’à défaut de cette irrégularité procédurale, elle aurait pu avoir une chance de mieux assurer sa défense. La CJUE rejette donc le pourvoi de la Commission.

Cette décision ne rouvre certes pas la porte à une fusion : entre-temps, TNT a été rachetée par FedEx pour 4,4 milliards d’euros. Mais l’affaire va se poursuivre en justice. Conforté par la décision du tribunal de l’UE de 2017, UPS a réclamé dans la foulée à la Commission une compensation de 1,7 milliard d’euros. « Ces violations ont (…) causé préjudice, car, si elles ne s’étaient pas produites, UPS aurait acquis TNT », expliquait alors l’Américain. Ce n’est pas forcément exact : la CJUE ne dit pas que la fusion aurait dû être validée, juste que son refus s’est fait hors des règles.

La décision de la CJUE arrive alors que s’animent les débats sur la complexité et la dureté des règles européennes sur les opérations de concentration. « L’arrêt rendu en faveur d’UPS fait ressortir un certain nombre de points pour préserver un environnement concurrentiel en Europe en clarifiant la procédure et les critères pertinents pour l’approbation de la fusion », a souligné UPS mercredi. L’arrêt de la CJUE pointe que « le respect des droits de la défense (…) exige que les parties notifiantes soient mises en mesure de faire connaître utilement leur point de vue sur la réalité et la pertinence de tous les éléments sur lesquels la Commission entend fonder sa décision ». La Commission européenne indique en réponse en avoir pris acte dès le jugement et avoir adapté en conséquence ses pratiques20. Rien n’interdit de penser que la décision refusant la fusion Alsthom Siemens pourra faire l’objet d’une décision de justice.

III – Les tenants et les aboutissants du refus de la fusion Alsthom Siemens

L’affaire de la fusion Alsthom Siemens a donné lieu à des commentaires très critiques. Il faut d’abord rappeler que la grande majorité des concentrations ne posent pas de problème de concurrence et sont autorisées après un examen de routine. À partir de la date de notification d’une opération, la Commission dispose en général d’un délai de 25 jours ouvrables pour décider d’autoriser cette opération (phase I) ou d’ouvrir une enquête approfondie (phase II).

Sur ces bases juridiques, Alstom et Siemens ont présenté un projet à la Commission. Siemens, qui a son siège en Allemagne, exerce des activités à l’échelle mondiale dans plusieurs secteurs industriels. Sa branche « mobilité » propose un vaste éventail de solutions concernant le matériel roulant, l’automatisation et la signalisation ferroviaires, les systèmes d’électrification ferroviaire, la technologie liée au trafic routier, les solutions informatiques et divers produits et services ayant trait au transport de voyageurs et de marchandises par le rail et la route.

Alstom, qui a son siège en France, est un acteur mondial exerçant ses activités dans l’industrie du transport ferroviaire et proposant un vaste éventail de solutions de transport (des trains à grande vitesse aux métros, trams et bus électriques), des services personnalisés (entretien et modernisation), ainsi que des produits destinés aux voyageurs et aux infrastructures, des solutions de signalisation, des systèmes d’électrification ferroviaire et de la mobilité numérique.

Deux thèses se sont affrontées. Pour les partisans de la fusion, celle-ci devait contribuer à faire émerger un champion européen, capable d’exister et de concurrencer des géants chinois notamment. Pour les détracteurs, et l’on note que la décision de veto de la Commission s’inscrit dans cette logique, le géant européen ainsi constitué risquait de nuire au développement d’autres groupes européens et de nuire à l’objectif du droit de la concurrence qui est d’offrir un vase choix aux consommateurs à des prix raisonnables.

Dans l’affaire Alsthom Siemens, plusieurs motifs ont été avancés par la Commission. Selon son communiqué de presse, au stade qui n’était alors que celui de l’étude approfondie du projet, la Commission avait déjà émis une série de doutes : l’institution garante des traités craint que l’opération envisagée ne réduise la concurrence sur les marchés sur lesquels l’entité issue de la concentration serait présente. Elle craint en particulier que cette opération ne conduise à une hausse des prix, à une diminution du choix et à un recul de l’innovation du fait d’un affaiblissement de la pression concurrentielle dans les procédures de passation de marché concernant le matériel roulant et les solutions de signalisation. Une telle évolution serait préjudiciable aux opérateurs ferroviaires, aux gestionnaires d’infrastructures et, in fine, aux voyageurs européens qui utilisent quotidiennement le train ou le métro.

Plus spécifiquement, l’enquête initiale de la Commission a révélé plusieurs éléments problématiques. En premier lieu, pour le matériel roulant, l’opération envisagée éliminerait un concurrent très puissant et réduirait le nombre de fournisseurs. En ce qui concerne les trains à grande vitesse, la Commission a examiné les effets de l’opération à la fois dans l’EEE et à l’échelle mondiale (à l’exclusion de la Chine, du Japon et de la Corée, où il apparaît que des barrières empêchent les importations de fournisseurs étrangers). Sur ces deux marchés géographiques, l’entité issue de la concentration serait le leader incontesté du marché, avec une part de marché plus de trois fois plus élevée que celle de son concurrent le plus proche. Elle deviendra également le leader du marché pour le matériel roulant destiné aux lignes principales (y compris les trains régionaux) et aux lignes de métro dans l’EEE. En outre, après l’opération envisagée, les concurrents du secteur peineraient à rivaliser avec les performances et la base installée de matériel roulant de l’entité issue de la concentration. En deuxième lieu, en ce qui concerne les solutions de signalisation, l’opération envisagée éliminerait un concurrent très puissant sur plusieurs marchés des solutions de signalisation pour les lignes principales et les lignes urbaines. Après l’opération envisagée, l’entité issue de la concentration deviendrait le leader incontesté du marché, avec une part de marché trois fois plus élevée que celle de son concurrent le plus proche, et il serait peu probable qu’elle soit confrontée à d’importantes pressions concurrentielles. En outre, à ce stade, la Commission a conclu qu’il semblait peu probable que de nouveaux concurrents, en particulier d’éventuels fournisseurs chinois, fassent leur entrée dans un avenir prévisible sur les marchés du matériel roulant et des solutions de signalisation dans l’EEE21.

Cette décision, très critiquée, pourrait faire l’objet de décisions de justice. Les questions sont complexes, ainsi que l’exprimait l’avocat général sur l’affaire jugée en janvier 2019 et annulant une décision de refus de la Commission : il n’est pas rare que les procédures de contrôle des concentrations menées par la Commission européenne, en sa qualité d’autorité de la concurrence, se caractérisent par la forte complexité des liens économiques devant être débattus. Afin d’apprécier22 si la concurrence effective serait entravée de manière significative par un projet de concentration, il y a parfois lieu de faire de difficiles prévisions sur l’évolution du marché à laquelle s’attendre.

Une autre décision de la Commission récente, sur le droit européen de la concurrence, peut être mise en miroir. Elle donnera sans doute lieu à une décision de justice. La Commission européenne a en effet annoncé mercredi 18 juillet 2018 avoir infligé une amende de 4,34 milliards d’euros à Google pour abus de position dominante. Google conteste d’emblée cette décision.

Cette décision est prise à propos d’Android, son système d’exploitation pour smartphones et tablettes. Cette décision n’est pas isolée. En quelques années, Google a ainsi été condamnée à trois reprises. Google est en effet condamnée, en mars 2019, à une amende d’un montant de 1,49 milliard d’euros pour des pratiques illégales de courtage en publicité par les agences de recherche afin de renforcer sa position dominante sur le marché. Ils ne devraient pas le faire – cela a privé les consommateurs du choix, des produits innovants et des prix équitables. Cette affaire porte sur sa régie publicitaire AdSense. À la suite d’une enquête lancée en juillet 2016, le gendarme de la concurrence en Europe a reproché au géant américain d’avoir imposé un certain nombre de clauses restrictives dans les contrats passés avec des sites web tiers (tels des détaillants en lignes ou des journaux) empêchant ainsi ses concurrents de placer leurs publicités contextuelles sur ces sites. « Ces pratiques sont illégales au regard des règles de l’Union européenne en matière de pratiques anticoncurrentielles », avait ainsi déclaré la commissaire européenne chargée de la Concurrence, Margrethe Vestager23. « Du fait de ce comportement qui a perduré pendant plus de 10 ans, les autres sociétés se sont vues refuser la possibilité d’affronter la concurrence sur la base de leurs mérites (…) et les consommateurs ont été privés des avantages de la concurrence », avait alors affirmé Margrethe Vestager24.

Cette amende est la troisième décidée en moins de 2 ans par la Commission européenne à l’encontre de Google, même si elle est moins élevée que les deux premières. En juillet 2018, le groupe avait été condamné à payer 4,34 milliards d’euros. Cette somme apparaissait comme un record dans l’histoire de la concurrence européenne. Cette sanction était fondée sur l’abus de position dominante d’Android, son système gratuit d’exploitation pour smartphone, afin d’asseoir la suprématie de son service de recherche en ligne.

1 an auparavant, le 27 juin 2017, Google avait été condamnée à une amende de 2,42 milliards d’euros pour avoir abusé de sa position dominante dans la recherche en ligne en favorisant son comparateur de prix « Google Shopping » au détriment de services concurrents. Google a fait appel de ces deux décisions devant la CJUE, tout en réglant les sommes exigées. « Nous avons toujours pensé que la compétitivité des marchés est dans l’intérêt de tous », peut-on lire dans communiqué de presse de la part Kent Walker, vice-président directeur des affaires internationales et chef des affaires juridiques chez Google. Il ajoutait alors : « Nous avons déjà apporté de nombreuses modifications à nos produits pour répondre aux préoccupations de la Commission. Au cours des prochains mois, nous effectuerons de nouvelles mises à jour pour donner plus de visibilité à nos concurrents en Europe ».

En somme, le droit européen de la concurrence est complexe et protéiforme. La dimension politique de chaque décision ne peut être éludée. Les règles pensées au XXe siècle semblent devoir être modernisées dans un XXIe siècle marqué par une forte mondialisation. Le ministre français de l’Économie et des Finances l’a clairement exprimé : « Cette décision est une erreur économique et une faute politique. La fusion entre Alstom et Siemens aurait permis de dégager les moyens financiers nécessaires pour investir massivement dans la signalisation. C’est ce qui fera la différence dans la compétition ferroviaire, et cela demande des milliards d’euros d’investissements. Cette décision est un cadeau à la Chine. Je préférerais que les décisions européennes soient des cadeaux à l’Europe.

En termes de droit de la concurrence, nous appliquons des règles obsolètes. Prendre encore comme marché pertinent l’Europe, alors que nous savons tous que la concurrence se joue désormais à l’échelle du monde, n’est plus acceptable. Je comprends que la Commission européenne puisse être bloquée par les règles juridiques mais c’est bien la preuve qu’il faut les modifier. Il faut les refonder pour les adapter à la nouvelle réalité mondiale, à l’émergence de champions industriels et de révolutions technologiques qui transforment les réalités économiques de la planète. La France fera avec l’Allemagne des propositions très concrètes en ce sens dans les prochains mois.

La politique industrielle européenne doit être aussi ambitieuse que sa politique de la concurrence. Nous porterons ces sujets pendant la campagne européenne, pour dire qu’il est temps de changer l’Europe »25.

Ainsi, le droit européen de la concurrence, qui s’inscrit dans un droit public des affaires européanisé, semble devoir être repensé dans un contexte de mondialisation accrue. Sans doute faudra-t-il déplacer le curseur en fonction des activités données, dans une démarche de bilan coût-avantage, traditionnel en droit public français. En d’autres termes, la conception classique de la concurrence dans le cadre du marché intérieur européen pourrait être complétée par une conception incluant, dans les critères déterminant ce qui est, ou non, une atteinte à la concurrence, des critères d’affirmation des entreprises européennes sur la scène internationale. Les décisions en la matière sont nombreuses, la jurisprudence a construit des éléments de précision, voire ébauché des éléments d’évolution. Les acteurs du processus décisionnel européen en seront les acteurs premiers. Les élections européennes ainsi que le renouvellement de la Commission à venir auront sans doute à se pencher sur ces questions d’importance économique majeure.

Notes de bas de pages

  • 1.
    https://www.latribune.fr/economie/france/bruno-le-maire-la-fusion-alstom-siemens-aurait-permis-d-investir-massivement-807400.html.
  • 2.
    https://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/air-france-klm-bercy-denonce-l-operation-inamicale-et-surprenante-des-pays-bas_2064312.html.
  • 3.
    https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2017/09/26/initiative-pour-l-europe-discours-d-emmanuel-macron-pour-une-europe-souveraine-unie-democratique.
  • 4.
    Rapport public du Conseil d’État, 1994, La Documentation française.
  • 5.
    Préambule du traité sur l’Union européenne.
  • 6.
    CJUE, 13 déc. 2012, n° C-226/11 : Rec., p. 795.
  • 7.
    CJUE, 13 déc. 2012, n° C-226/11, pt 18.
  • 8.
    CJUE, 24 juill. 2003, n° C-280/00.
  • 9.
    CJUE, 24 juill. 2003, n° C-280/00.
  • 10.
    Le communiqué de presse (CP) souligne que d’autres mesures accordées par la France en faveur de la SNCM ont fait l’objet d’un arrêt du Tribunal du 11 sept. 2012 (affaire n° T-565/08, v. CP n° 115/12) et d’un arrêt de la CJUE du 4 septembre 2014 (affaires nos C-533/12 et C-536/12, v. CP n° 115/14). Ces arrêts ont partiellement annulé la décision de la Commission qui concluait, pour diverses raisons, que les aides accordées ne devaient pas être récupérées auprès de la SNCM. Avant même l’arrêt de la CJUE, la Commission a, dans une nouvelle décision du 20 novembre 2013, ordonné la récupération des montants visés par les arrêts du Tribunal et de la CJUE (cette dernière décision porte, elle aussi, sur un montant d’environ 220 millions d’euros). La SNCM a introduit un recours devant le Tribunal pour contester la nouvelle décision du 20 nov. 2013 (affaire n° T-1/15, encore pendante devant le Tribunal). V. https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2015-07/cp150082fr.pdf.
  • 11.
    CJUE, 9 juill. 2015, n° C-63/14.
  • 12.
    Déc. n° C(2013) 431 de la Commission, 30 janv. 2013, déclarant une concentration incompatible avec le marché intérieur et avec le fonctionnement de l’accord EEE ; V. également le CP n° IP/13/68 de la Commission, cité dans le CP à propos de cette affaire.
  • 13.
    V. également le CP n° IP/13/68 de la Commission.
  • 14.
    CJCE, 14 nov. 1996, n° C333-94 P : Rec., p. I-05951.
  • 15.
    CJCE, 14 nov. 1996, n° C333-94 P, pt 48.
  • 16.
    CJUE, 19 avr. 2012, n° C-549/10P, pts 38 et 39 : Rec., p. 221. V. http://curia.europa.eu/juris/liste.jsf?language=fr&num=C-549/10%20P.
  • 17.
    Déc. n° C(2013) 431 de la Commission, 30 janv. 2013, déclarant une concentration incompatible avec le marché intérieur et avec le fonctionnement de l’accord EEE ; v. également le CP n° IP/13/68de la Commission.
  • 18.
    Arrêt du Tribunal, 7 mars 2017, n° T-194/13, United Parcel Service/Commission (v. également CP n° 23/17).
  • 19.
  • 20.
    https://www.lesechos.fr/industrie-services/tourisme-transport/0600526877448-la-justice-europeenne-annule-le-veto-au-rachat-de-tnt-par-ups-2236866.php.
  • 21.
    http://europa.eu/rapid/press-release_IP-18-4527_fr.htm.
  • 22.
    Concl. de l’av. gén., Mme Kokott J., sur l’affaire n° C-265/17 P.
  • 23.
    https://www.latribune.fr/technos-medias/internet/abus-de-position-dominante-l-europe-sanctionne-google-d-une-troisieme-amende-de-811369.html.
  • 24.
    https://www.latribune.fr/technos-medias/internet/abus-de-position-dominante-l-europe-sanctionne-google-d-une-troisieme-amende-de-811369.html.
  • 25.
    https://www.latribune.fr/economie/france/bruno-le-maire-la-fusion-alstom-siemens-aurait-permis-d-investir-massivement-807400.html.
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