Union européenne et Covid-19 : « La crise fait partie de l’identité européenne »

Publié le 11/06/2020

Après les remous de la crise financière, celle des dettes publiques et de l’euro ou encore de la crise migratoire, l’Union européenne a dû réagir dans l’urgence pour faire face à la crise sanitaire et économique engendrée par le Covid-19. Une nouvelle tempête pour le vieux continent qui pourrait paradoxalement renforcer l’architecture institutionnelle de l’UE selon Vincent Couronne, docteur en droit public, chercheur associé au laboratoire VIP (université Paris Saclay), directeur de la publication « Les Surligneurs » et spécialiste des questions européennes.

LPA : Les crises engendrées par le Covid-19 ont mises à rude épreuve les institutions européennes. Comment jugez-vous leurs actions globalement ?

V. C. : Tout dépend de ce que l’on attend de l’Europe. Prenez l’exemple des partis politiques qui veulent l’affaiblissement ou la destruction de l’Union européenne. Ils sont pris au piège actuellement. Ils réclament d’ordinaire moins d’Europe mais se demandent ce que fait cette même Europe en temps de crise. Ces critiques voudraient-ils que l’Europe se saisisse des questions sanitaires ? C’est assez étonnant de leur part.

Néanmoins, il est difficile de répondre à cette question sans porter un regard politique ou partisan, ni sans évoquer la question des compétences de l’Union européenne.

LPA : Les compétences justement, quelles sont celles de l’UE pour agir dans une telle période ?

V. C. : Dans le domaine sanitaire l’action de l’Union est limitée. Malgré cela la Commission européenne n’a pas été au bout de ce que les traités lui permettaient de faire. Le législateur de l’Union, c’est-à-dire le Parlement et le Conseil, avaient la possibilité eux, depuis le Traité de Lisbonne, d’adopter un cadre qui aurait permis d’anticiper la survenance d’une épidémie mais ils ne l’ont pas fait non plus. Donc au regard de leurs compétences les institutions de l’Union européenne n’ont pas utilisé toutes les cartes qui étaient à leur disposition.

Pour la coordination des politiques économiques et budgétaires le Conseil a plus de marge de manœuvre. Il est intéressant de constater que les États membres, qui constituent le Conseil, ont utilisé ces dernières semaines des outils créés dans le cadre de crises précédentes, et notamment de la crise financière qui a débuté à la fin des années 2000. Prenons l’exemple marquant permettant aux États membres de déroger temporairement à la règle des 3 % de déficit. Cette dérogation a été introduite en 2011, en plein cœur de la crise financière pour donner de la souplesse aux États membres. Souplesse dont ils ont besoin aujourd’hui. Autre exemple, le mécanisme européen de stabilité (MES) qui a été créé lui aussi à la même période pour venir en aide financièrement aux États les plus en difficulté, il est utilisé en ce moment pour emprunter directement de l’argent et le prêter ensuite aux États. Enfin on peut aussi citer la question des frontières dans l’espace Schengen qui a été revue à l’occasion de la crise migratoire de 2015 et des attentats en Europe pour rétablir plus facilement les contrôles aux frontières. On en voit clairement l’effet en ce moment.

Alors l’Europe en fait-elle assez ? On peut toujours lui en demander plus, on peut aussi se dire que c’est aux États d’agir. Tout dépend de votre approche de la question européenne.

LPA : Beaucoup estiment que les européens ont manqué de solidarité entre eux, est-ce justifié ?

V. C. : Encore une fois, de quoi parle-t-on ? De solidarité de la part de l’Union européenne et de la Commission européenne qui mobilise des éléments de son budget pour aider des États ou de solidarité entre les États membres et de l’Allemagne qui accueille des patients français au plus fort de la crise sanitaire ? Vaste sujet. Ce que l’on peut affirmer c’est que du point de vue de la solidarité des dispositifs et mesures encore inenvisageables il y a quelques semaines sont devenus réalité ces dernières semaines. L’évolution des mentalités est assez exceptionnelle en la matière.

L’utilisation, par exemple, de la Banque européenne d’investissement (BEI) comme levier financier c’est une idée désormais acceptée par tous. Et notamment depuis le « plan Junker » (ancien président de la Commission européenne) qui avait fait appel massivement à la BEI, ou le projet de Green deal d’Ursula Von der Leyen qui prévoit d’utiliser aussi la BEI. Aujourd’hui ça ne choque plus personne de mobiliser cette institution financière pour faire des prêts massifs aux États.

Si l’on regarde aussi l’action de la Banque centrale européenne (BCE) et son programme d’achat de dettes de 750 milliards d’euros, là aussi personne ne s’en émeut aujourd’hui. Mario Draghi, l’ancien président de la BCE avait déjà fait « sauter » les réticences pendant la crise financière en engageant massivement la BCE dans le rachat d’obligations étatiques. Une action qui avait été d’ailleurs validée par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).

Relevons également le débat sur les « eurobonds ». Certes les débats et les désaccords sont encore nombreux sur le sujet, certains voudraient que l’UE puisse émettre directement des obligations et emprunter sur les marchés pour ensuite redistribuer l’argent aux États directement, quand d’autres ne veulent pas en entendre parler, mais le sujet est sur la table. C’est une vraie évolution. Enfin la Commission européenne s’est engagée a octroyer des prêts à hauteur de 100 milliards d’euros pour soutenir les États à financer leurs systèmes de chômage partiel fortement impactés par la crise. 100 milliards d’euros c’est l’équivalent des deux tiers du budget annuel de l’Union européenne, ce n’est pas anodin et c’est en quelque sorte un embryon d’eurobonds.

Comprenez qu’il s’agit là de vraies évolutions pour l’Union européenne, des dogmes très profonds sont en train de changer, des verrous psychologiques sont en train de « sauter ».

LPA : En résumé l’Union européenne avance du fait de la crise ?

V. C. : Tout à fait, et cela n’a rien d’étonnant, il en est toujours ainsi. La crise fait partie de l’identité européenne. Le philosophe franco-allemand Heinz Wismann a très bien théorisé cette idée. Pour lui l’identité propre de l’Europe c’est de n’avancer que sur des ruptures. Il évoque la Renaissance mais aussi le XXe siècle évidemment. L’Europe ne s’est construite institutionnellement qu’à cause des deux guerres mondiales. La crise pétrolière des années 70 a été aussi un événement majeur dans la construction européenne, puis la crise financière il y a 10 ans. On voit donc que l’Europe n’évolue que par la contrainte. Et d’ailleurs ce constat s’applique à toutes les structures politiques. Laquelle n’avance pas ainsi ? Il est difficile d’anticiper les crises et d’avoir tous les outils pour y faire face. Si les États ont, eux, les moyens d’affronter des vents contraires c’est parce qu’ils ont l’expérience de leur côté. L’Union européenne, en revanche, a une histoire très récente. Elle a besoin d’affronter de tels moments pour pouvoir développer ses propres outils. C’est en réalité une caractéristique inhérente à toute construction politique.

LPA : Quel jugement portez-vous sur l’arrêt, en date du 5 mai, de la Cour constitutionnelle allemande qui remet en cause, notamment, la politique monétaire menée par la BCE ? Faut-il y avoir le début d’une crise juridique ?

V. C. : Ce n’est pas la première fois que la Cour fédérale allemande est l’instigatrice de tensions avec l’Union européenne. Dans les années 70 elle avait refusé de faire primer les droits fondamentaux de la Communauté européenne (ancien nom de l’UE) sur les droits fondamentaux de la constitution allemande. Le problème fut réglé à l’époque par la Cour de justice de l’Union européenne en apportant des garanties aux différentes cours constitutionnelles européennes.

Pour autant, l’ampleur de la crise juridique qui est en train de s’ouvrir est totalement inédite. La Cour de Karlsruhe a mis à exécution une menace qu’elle avait lancée précédemment à travers plusieurs décisions, et notamment celle relative au Traité de Lisbonne en 2009. À l’époque elle avait accepté le transfert de compétences vers l’Union tout en indiquant que si elle remarquait que l’Union sortait de ses compétences qui lui sont attribuées alors elle se réservait le droit – en tant que garante du respect de la souveraineté du peuple allemand – de reprendre le contrôle de ses compétences et de contrôler elle-même les organes des institutions européennes. Or, ce qui relevait encore d’une menace il y a encore quelques temps, ne l’est plus désormais. Cette décision met en exergue le choc entre deux conceptions de la primauté du droit de l’Union sur le droit des États membres.

Il y a d’un côté la vision de la CJUE qui a valeur de primauté absolue. Pour elle, toutes les règles de l’Union s’imposent aux règles nationales, y compris leurs règles constitutionnelles. Ainsi toute règle nationale contraire au droit de l’Union doit s’effacer au profit de l’Union européenne.

A contrario, il y a la conception de certaines cours constitutionnelles. Celles-ci veulent bien appliquer la primauté mais pour elles primauté rime aussi avec respect de l’identité constitutionnelle des États. Ces cours s’estiment légitimes à poser parfois des limites à la primauté du droit européen. Le Conseil constitutionnel, en France, a épousé à plusieurs reprises cette vision. En 2006, il a notamment posé une limite à la transposition des directives européennes. Selon lui ces transpositions ne devaient pas porter atteinte à un principe inhérent de l’identité constitutionnelle de la France. Cette vision s’apparente à un pluralisme juridique dans lequel les conflits entre les deux ordres – national et européen – peuvent se régler par le dialogue des juges et par une sorte de diplomatie de cours.

L’arrêt du 5 mai dernier de la Cour fédérale allemande va obliger le politique a clarifier cette opposition. Quelle primauté veut-on faire valoir ? Celle du pluralisme juridique ou celle d’une primauté absolue ? Les États vont devoir trancher et prendre parti. Ils l’avaient fait dans le projet de constitution européenne de 2005 où la primauté était inscrite mais ont reculé ensuite dans le traité de Lisbonne adopté il y a 11 ans. Ils ont décidé de ranger cette exigence de la primauté dans une déclaration annexée au traité, ce qui n’a évidemment pas la même valeur que le traité lui-même. Les États ne peuvent plus laisser cette situation en suspend.

S’ils tranchent en faveur du pluralisme juridique, les juridictions des États pourront alors faire varier l’application du droit de l’Union sur leur territoire selon leurs spécificités. Or ce choix pourrait s’avérer dangereux car des pays comme la Pologne ou la Hongrie pourraient refuser, par exemple, telles ou telles applications sur l’État de droit. Certains y voit, en cas de généralisation, la mort de l’Europe.

LPA : Le risque est d’avoir une Europe à la carte ?

V. C. : C’est le risque en effet. Ça voudrait dire que l’Europe est rétrogradée en organisation internationale. Organisation internationale dans laquelle les États conservent leur souveraineté et n’acceptent de s’engager qu’au cas par cas. Cela signerait à coup sûr la fin des projets d’envergures au sein de l’UE. Cela poserait aussi la question de la crédibilité du projet européen auprès de ses citoyens et sur la scène internationale si chacun peut s’affranchir des différentes règles.

Alors faut-il être totalement pessimiste du fait de cette actualité ? Je ne le crois pas. Leur décision paraît ainsi être plus idéologique et partisane que juridique. Aussi, d’un côté les institutions européennes font bloc pour dénoncer cet arrêt. La BCE, la CJUE et la Commission européenne ont toutes réagi en réaffirmant de manière univoque la primauté du droit européen. Et de façon très claire. Et de l’autre côté, la chancelière allemande Angela Merkel a réagi assez fermement en demandant plus d’intégration et de solidarité dans l’Union. Paradoxalement cette décision de la cour de Karlsruhe pourrait pousser l’Union et ses États membres à lever l’ambiguïté dont on parlait.

On le voit donc, les États pourraient être poussés à plus de solidarité dans la gestion de la crise et de l’après. Le fondement du problème souligné par cet arrêt c’est le rachat de dettes par la BCE. Pour les juges allemands cela dépasse les compétences de la Banque centrale. Or pourquoi la BCE rachète-t-elle cette dette ? Tout simplement parce que les États n’en font pas assez eux-mêmes pour préserver leurs économies. La BCE vient donc pallier les carences des pays. Si l’arrêt allemand pousse les États à plus s’investir pour plus de solidarité, cela pourrait être perçu comme un progrès pour l’Union.

On analyse mal il me semble la capacité de l’Union européenne à résister aux chocs auxquels elle doit faire face. On a prédit plus d’une fois sa mort depuis les débuts de sa construction, or elle est toujours là !

LPA : Comment l’UE pourrait-elle se trouver transformée par ces deux mois de crise inédits ?

V. C. : D’après moi les conditions sont réunies pour que l’on ait un changement majeur dans l’action de l’Union. Lors du vote du cadre financier pluriannuel du prochain budget de l’UE – pour la période 2021/2027 – les Européens pourraient décider de créer des outils de fiscalité au profit de l’Union européenne. Ça serait alors un énorme pas en avant.

La crise actuelle montre que l’UE a un budget beaucoup trop faible pour gérer efficacement une telle situation. La solution serait qu’elle jouisse de ses propres ressources. Si pour certains c’est un détail, en réalité, ce serait une avancée significative pour sa construction. Toutes les démocraties et les régimes parlementaires se sont construits sur la question de l’impôt. Les parlements sont directement nés de la question du consentement à l’impôt. C’est parce que les colons britanniques d’Amérique du Nord voulaient consentir à leur propre fiscalité qu’ils ont créé le Tea Party par exemple et que la guerre d’indépendance a suivi. Même constat au Royaume-Uni : le Parlement britannique s’est construit sur le débat de l’autorisation budgétaire. Pareil en France, la création de l’Assemblée nationale en 1789 s’est faite sur ce même sujet. On peut multiplier les exemples. Or, aujourd’hui le Parlement européen n’a pas une compétence suffisante sur la fiscalité. Si on change cette donne, il deviendra alors un vrai Parlement démocratique qui autorise, au nom des citoyens, le prélèvement de l’impôt. Une petite révolution. Cela permettra aussi à l’Union européenne d’avoir une bien plus grande autonomie par rapport aux États dont elle dépend aujourd’hui financièrement et pourrait ainsi financer des services publics européens.

Au début de la construction européenne, le choix a été fait par les États de dire que l’Union aurait une toute petite administration et que son action dépendrait des administrations des États. C’est ce qui explique que l’on n’ait pas une poste européenne mais 27 postes nationales, pas une armée européenne mais 27 nationales, et ainsi de suite. Et s’il y a une Banque centrale européenne il y a toujours 27 banques centrales nationales. Un impôt européen pourrait nous permettre d’envisager un service public totalement indépendant. Imaginez un service public postal ou des correspondances électroniques. Avec cette manne financière l’UE pourrait créer une administration pour assurer et faciliter la transition écologique au lieu de se contenter de verser des subventions aux États pour construire des panneaux solaires ou des éoliennes.

Attention néanmoins, cette touche d’optimisme est à contrebalancer à l’aune de la menace que représentent les « fake news ». Le fonctionnement des réseaux sociaux et le poids qui est le leur aujourd’hui ont pour conséquence de nous rendre de moins en moins réceptifs et tolérants aux débats. Nous sommes incapables aujourd’hui d’accepter l’adversité. Nous refusons les difficultés intellectuelles, nous désirons des réponses immédiates. La crise actuelle révèle d’ailleurs ces tendances. La façon dont nous jugeons l’action des gouvernants ou notre rapport à la maladie, atteste d’après moi de notre extrême fragilité. Or si nous ne sommes plus capables de faire société, de faire en sorte que le débat puisse de nouveau émerger et si l’on ne retrouve pas notre capacité à réaliser des compromis, toutes les démocraties européennes seront en danger. Et la construction européenne aussi évidemment.

LPA : L’Europe vient de commémorer les 70 ans de la déclaration de Robert Schuman. 70 ans après, les objectifs ont-ils été atteints ?

V. C. : Robert Schuman posait comme objectif la création d’une fédération européenne. On pourrait être alors tenté de dire que le pari n’est pas réussi parce qu’il n’existe pas d’État fédéral européen. En revanche on a tout de même une organisation qui ressemble à un système fédéral. Les Pères fondateurs pouvaient-ils imaginer, et croire, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qu’on aurait en Europe une monnaie commune ? Je serai donc tenté de dire : « Bien, mais peut mieux faire ».

N’oublions pas tout de même que 70 ans c’est un temps court pour une construction de cet ordre-là. Aux États-Unis, par exemple, la primauté de la Cour suprême américaine a été contestée jusqu’au milieu du XXe siècle par les cours suprêmes des États américains. Conséquence : pendant presque deux cents ans la primauté du droit fédéral américain sur le droit des États fédérés n’a pas été acceptée par tous. En comparaison, en 70 ans en Europe nous avons réussi à beaucoup construire mais c’est encore insuffisant pour arriver à juger de la réussite du projet européen.

Souvenons-nous aussi que les circonstances de la construction européenne sont celles de crises permanentes, avec de nombreuses menaces : guerre froide, chocs pétroliers et économiques, crise financière et terrorisme notamment. Malgré tout ces aléas l’Europe est restée un continent stable, elle a empêché le retour de la guerre sur son sol, ce qui était l’un des principaux objectifs des Pères fondateurs.

Côté échec, l’Union européenne reste impopulaire, bien que cette question soit subjective. Elle n’a pu empêcher non plus l’émergence, à nouveau, de populismes et de l’extrémisme de droite qui l’avait conduit aux guerres mondiales. Un certain autoritarisme menace dans certains États de l’Est. Des risques de discriminations généralisées persistent toujours à l’égard des populations d’émigrés ou minoritaires avec des partis comme Vox en Espagne, le Rassemblement national en France ou l’Afd en Allemagne. Le bilan est donc mitigé.

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