Cette semaine chez les Surligneurs : Quelle différence entre réquisitionner et briser une grève ?

Publié le 14/10/2022

Peut-on réquisitionner des personnels au point d’assurer un service normal ou faut-il se limiter au minimum ? La réponse avec les spécialistes du legal checking. Cette semaine, on se penche aussi sur l’obligation de ne pas dépasser les 19°C chez soi, l’usage du célèbre article 49.3 et sur la nouvelle présomption de démission en cas d’abandon de poste. Cette-ci pourrait bien irriter le Conseil constitutionnel…

Cette semaine chez les Surligneurs : Quelle différence entre réquisitionner et briser une grève ?

Réquisitionner ou briser une grève ? La différence.

La Première ministre Élisabeth Borne a ordonné aux préfets “d’engager la procédure de réquisition des personnels indispensables au fonctionnement des dépôts” d’Esso-ExxonMobil. Dans le prolongement, un préfet a réquisitionné quatre agents de cette compagnie afin d’approvisionner notamment la région parisienne.

La réquisition est une arme juridique aux mains des pouvoirs publics, leur permettant d’obliger des personnes physiques ou morales à accomplir certaines tâches, ou à mettre un de leurs biens à disposition de l’autorité, en principe temporairement. Dans le cas des raffineries, il s’agira d’obliger les personnels à assurer leur service pour que certains besoins en carburants, listés par l’autorité, soient satisfaits.

Si on laisse de côté les cas de réquisitions motivées par la défense du pays ou des impératifs de sécurité et de santé publiques, les réquisitions prononcées récemment sont prévues par le Code général des collectivités territoriales : “En cas d’urgence, lorsque l’atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l’exige et que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police, celui-ci peut, par arrêté motivé (…) réquisitionner tout bien ou service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l’usage de ce bien et prescrire toute mesure utile jusqu’à ce que l’atteinte à l’ordre public ait pris fin ou que les conditions de son maintien soient assurées”.

Il résulte de cette disposition qu’avant de réquisitionner, le préfet doit s’assurer de la nécessité de cette mesure. Le tribunal administratif de Melun l’a jugé en 2010 à propos justement des grèves dans les raffineries : le préfet aurait dû vérifier s’il n’existait pas d’autres moyens d’approvisionner les services publics en carburant, et à défaut de l’avoir fait, sa mesure fut déclarée illégale. Dans une autre affaire relative aux grèves de sages-femmes en 2003, le Conseil d’État a non seulement jugé que le préfet avait réquisitionné bien plus de sages-femmes que nécessaire (il avait visé l’ensemble des grévistes !), mais qu’il aurait dû “envisager le redéploiement d’activités vers d’autres établissements de santé ou le fonctionnement réduit du service”, et “rechercher si les besoins essentiels de la population ne pouvaient être autrement satisfaits compte tenu des capacités sanitaires du département”. Dans le cas des raffineries, le préfet devra donc, avant de réquisitionner, s’assurer qu’il n’existe pas d’autres moyens raisonnablement accessibles et non attentatoires au droit de grève, d’approvisionner les services publics.

Une autre condition est qu’il existe une atteinte ou un risque d’atteinte au bon ordre, à la salubrité et à la sécurité : le fait que les personnels soignants, les secours ou d’autres services de sécurité pourraient manquer de carburant constitue assurément une telle atteinte ou risque d’atteinte. De même, si les transporteurs tombaient en panne sèche, cela créerait aussi un risque de désordre, les usagers ne pouvant plus se rendre à l’école, au travail, ou accomplir des formalités importantes. En somme, la réquisition vise à approvisionner les services publics essentiels à la continuité de la vie nationale, et rien d’autre.

Cela signifie que la réquisition ne saurait viser le retour à un approvisionnement normal, comme l’a jugé le même tribunal administratif en 2010 : il ne saurait être question” d’assurer le fonctionnement normal des installations de livraison de carburants”. Cet impératif de proportionnalité oblige le préfet à n’utiliser son pouvoir que “jusqu’à ce que l’atteinte à l’ordre public ait pris fin ou que les conditions de son maintien soient assurées”. Autrement dit, il ne saurait tenter de rétablir une situation normale pour tous les consommateurs, ou alors cela reviendrait à briser la grève, ce qu’un État impartial ne saurait faire. Le préfet ne peut donc réquisitionner que les personnels nécessaires à un fonctionnement juste suffisant pour approvisionner les services publics essentiels, pas pour remplir les réservoirs de tout un chacun.

Il préserve l’ordre public et la continuité des services publics, qui sont des objectifs constitutionnels. Et il concilie ces objectifs avec le droit de grève qui est aussi constitutionnel.

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Réforme des retraites : une rentrée parlementaire sous la menace du 49.3

Allié historique des gouvernements toutes couleurs confondues, l’article 49 al. 3 de la Constitution fait toujours autant couler d’encre qu’en 2016 lors du passage de la très critiquée loi Travail sous Manuel Valls. Avec une majorité relative de 245 députés, le gouvernement pourrait être tenté d’utiliser une nouvelle fois l’article, pour faire passer son projet de loi de finances notamment. En 1958, lors de l’élaboration de la Constitution, l’article 49.3 fut justifié par Michel Debré, alors Premier ministre de Charles de Gaulle, par le besoin de garantir au gouvernement “une disposition quelque peu exceptionnelle pour assurer, malgré les manœuvres, le vote d’un texte indispensable”, notion plus politique que juridique.

L’article 49 al. 3 donne le pouvoir au Premier ministre, après en avoir obtenu l’autorisation en Conseil des ministres, de faire passer en force un texte de loi. Il met ainsi immédiatement un terme aux discussions à l’Assemblée et vise à adopter la loi concernée sans passer par le processus de vote. Les députés disposent alors de 48 heures pour déposer une motion de censure s’ils le souhaitent. Si cette motion est adoptée à la majorité des députés constituant l’Assemblée nationale, le gouvernement doit démissionner et la loi n’est pas adoptée.

Mais l’utilisation du 49 al. 3 reste limitée. Depuis 2008 la Constitution prévoit que ce dispositif ne peut être actionné que sur un seul texte de loi et au cours d’une même session parlementaire, même s’il peut être utilisé plusieurs fois sur un même texte. Parallèlement, cet outil peut être actionné pour chaque projet de loi de finances et pour chaque projet de loi de financement de la sécurité sociale. Car rappelons que le président de la République souhaitait aussi faire passer la réforme des retraites dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale.

Depuis 1958, l’article a été utilisé plus de 87 fois. Le record revient à Michel Rocard : 28 fois en trois ans. La dernière utilisation remonte à février 2020 sous le gouvernement d’Édouard Philippe pour la réforme des retraites. Un projet finalement enterré avec l’éclatement de la crise sanitaire.

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Sommes-nous légalement tenus de chauffer nos foyers à 19°C ?

Quoi qu’en dise le gouvernement, la règle des 19 °C s’applique bien à tous les logements : elle est impérative, et même sanctionnée pénalement. La Première ministre avait rappelé la consigne générale : la règle, c’est de chauffer à 19°C”.

La limitation des températures a fait son entrée dans la législation pour la première fois en 1974. Alors que la France se trouvait sous le coup du choc pétrolier de 1973, Michel d’Ornano, ministre de l’Industrie, mit en place un plan d’économie d’énergie, dont un décret fixant la température moyenne des bâtiments à 20 °C. Un arrêté de 1977 vint ensuite fixer, en plus de cette norme, une température moyenne de 22 °C pour certains locaux prioritaires (par exemple les hôpitaux et maisons de retraite). Cette limitation, qu’on croyait oubliée, n’a en fait jamais disparu. On l’a retrouvée, réduite à 19 °C, d’abord dans le Code de la construction et de l’habitation en 1979, puis elle a migré vers le Code de l’énergie, plus récemment, en 2015.

Cette limitation concerne les locaux à usage d’habitation, d’enseignement, de bureaux ou recevant du public et dans tous autres locaux“. Selon le Ministère de la transition écologique, les “locaux à usage d’habitation”, seraient les seuls bâtiments collectifs avec un chauffage central. Mais rien dans le texte ne corrobore cette affirmation.

Reste que le texte évoque “une température moyenne (…) pour l’ensemble des pièces d’un logement “ : toutes les pièces n’ont donc pas à être à la même température. En cas d’absence courte, cette température moyenne est réduite à 16 °C, et à 8 °C en cas d’absence prolongée.

Enfin, toute infraction à cette limitation expose à une contravention de 5e classe soit 1 500 euros d’amende. Verra-t-on des agents mesurer les températures moyennes des foyers français ? Comment prendront-ils en compte la présence de personnes fragiles dans certains logements ?

Autant de questions montrant un texte impraticable dans la réalité et que deux sénateurs ont critiqué, réclamant une actualisation pour tenir compte des populations fragiles, des caractéristiques des logements, et aussi des différents types de chauffage (selon qu’ils soient plus ou moins polluants).

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Projet de loi marché du travail ; l’Assemblée nationale se dresse contre les abandons de poste

Un amendement parlementaire est venu transformer l’abandon de poste par le salarié en une sorte de démission présumée, le privant de tout droit aux allocations de chômage. C’est un peu radical en la forme, incohérent par certains aspects, et cela pourrait fâcher le Conseil constitutionnel.

Cet amendement, déposé et adopté à l’Assemblée Nationale le 5 octobre 2022, s’inscrit dans le cadre du débat législatif sur le projet de loi “sur le fonctionnement du marché du travail en vue du plein-emploi

La démission constitue, selon le juge, un acte unilatéral par lequel le salarié en contrat à durée indéterminée manifeste, de façon claire et non équivoque, sa volonté librement exprimée de mettre fin à son contrat de travail. L’abandon de poste par le salarié n’est pas considéré comme une démission : il y a bien absence injustifiée, mais qui ne peut constituer à elle seule une manifestation non équivoque de la volonté du salarié, telle qu’exigée par le juge.

Or, actuellement, Pôle emploi verse les prestations de l’assurance chômage aux assurés qui répondent à certaines conditions : la rupture “involontaire” du contrat de travail en est une des principales. C’est le cas aussi du non-renouvellement de CDD par l’employeur ou d’une rupture conventionnelle de contrat de travail. En revanche, la démission étant une rupture volontaire du contrat de travail par le salarié, elle n’ouvre pas droit aux prestations de l’assurance chômage.

C’est précisément le but de l’amendement : en abandonnant son poste, le salarié ne démissionne pas uniquement afin de pousser l’employeur à le licencier et ainsi percevoir des allocations de chômage. C’est bien lui qui provoque la rupture du contrat, qui n’est plus involontaire.L’Assemblée Nationale propose ainsi d’ajouter un article L. 1237-1-1 au Code du travail selon lequel est “présumé démissionnaire “le salarié abandonnant volontairement son poste et qui ne reprend pas son travail, après mise en demeure par lettre recommandée ou par lettre remise en main propre contre décharge.

Pour être “présumé démissionnaire “ le salarié doit donc abandonner volontairement son poste et ne pas le reprendre malgré la mise en demeure de son employeur. Comment apprécier le caractère volontaire de cet abandon si justement le salarié ne répond à aucune relance de l’employeur ? Si l’abandon de poste se constate objectivement, le caractère volontaire est subjectif et nécessite probablement plus de nuance. Bien des raisons, notamment de santé, d’accident, peuvent expliquer que personne ne prévienne l’employeur. Une présomption ainsi assénée sans possibilité pour le salarié de contester après coup et de prouver sa bonne foi revient à ne lui laisser aucune chance. Cela paraît très excessif au regard des droits du salarié, et cela crée une insécurité juridique. À elle seule, cette imprécision pourrait justifier la censure par le Conseil constitutionnel.

Surtout, l’employeur n’y gagnerait pas en sécurité juridique. Il n’éviterait pas le contentieux, car l’enjeu pour le salarié serait bien plus important : les allocations. Mais côté employeur, il n’y a aucun enjeu : la loi en projet ne vise pas les indemnités de départ qui sont à sa charge, mais les seules indemnités versées par Pôle emploi. L’employeur doit-il assumer ces risques pour ce qui relève du service public de l’emploi ?

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