Droit voisin : l’Autorité de la concurrence condamne Google pour non-respect de ses injonctions

Publié le 20/07/2021

Par la décision n° 21-D-17, du 12 juillet 2021, l’Autorité de la concurrence a prononcé, à l’encontre des sociétés Google, une condamnation à 500 millions d’euros pour non-respect des injonctions qui leur avaient été précédemment adressées notamment de négocier de bonne foi, avec les agences et les éditeurs de presse, les conditions d’exploitation des droits voisins que ceux-ci détiennent sur leurs productions. L’éclairage de Emmanuel Derieux, professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2) et auteur de Droit des médias. Droit français, européen et international.

Droit voisin : l’Autorité de la concurrence condamne Google pour non-respect de ses injonctions
Photo : ©Goodpics/AdobeStock

La consécration, en droit français, au profit des agences et des éditeurs de presse, d’un droit voisin du droit d’auteur, contestable dans son principe car la protection par le droit d’auteur pourrait paraître plus conforme à cet objet, tout autant adaptée et davantage suffire, s’est surtout heurtée au refus des sociétés Google de s’y conformer. Ce qui a conduit les représentants des titulaires de droits à dénoncer une telle attitude auprès de l’Autorité de la concurrence. Dans l’attente de statuer sur le fond de la question notamment d’un éventuel abus de position dominante, ladite Autorité, dont la décision a été confirmée en appel, a enjoint les sociétés Google d’entamer, « de bonne foi », dans un délai déterminé, des négociations en vue de déterminer les conditions d’exploitation des droits en cause. Estimant que les mesures conservatoires ainsi ordonnées n’étaient pas respectées par Google, les titulaires de droits saisirent à nouveau l’Autorité de la concurrence. Par la décision du 12 juillet 2021, celle-ci condamne les sociétés Google à une sanction pécuniaire à laquelle s’ajoute la possibilité d’une astreinte par jour de retard dans l’ouverture de négociations avec les éditeurs qui en feraient la demande.

La compréhension de cette décision (de 132 pages et 565 paragraphes) implique qu’il soit d’abord fait mention des dispositions consacrant les droits voisins des éditeurs et des agences de presse. Rappel sera ensuite fait des décisions précédemment rendues et dont le non-respect conduit à l’adoption, par l’Autorité de la concurrence, de la présente décision.

Droits voisins des agences et éditeurs de presse

Les agences et les éditeurs de presse sont, de manière originaire, titulaires de droits d’auteur sur l’œuvre collective que constituent les publications périodiques. Elles sont, de plus, largement bénéficiaires, par cession légale, pour des exploitations étendues, des droits individuels des journalistes sur leurs contributions. Etait-il nécessaire et justifié de leur reconnaître, par ailleurs, des droits voisins sur le contenu des publications ? Cela a été la cause de nouvelles revendications et contestations.

La directive (UE) 2019/790, du 17 avril 2019, sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique, consacre son article 15 à la « protection des publications de presse en ce qui concerne leur utilisation en ligne ».

Il y est posé que « les Etats membres confèrent aux éditeurs », sous forme d’un droit voisin, des droits sur « l’utilisation en ligne de leurs publications de presse par des fournisseurs de services de la société de l’information ».

Introduisant la confusion entre le droit d’auteur et les droits voisins, il y est ajouté que « les Etats membres prévoient que les auteurs d’œuvres intégrées dans une publication de presse reçoivent une part appropriée des revenus que les éditeurs de presse perçoivent des fournisseurs de services de la société de l’information pour l’utilisation de leurs publications de presse ».

Transposant en droit français les exigences de la directive européenne, la loi n° 2019-775, du 24 juillet 2019, a introduit, dans le Livre du Code de la propriété intellectuelle (CPI) relatif aux « droits voisins du droit d’auteur », un nouveau chapitre concernant les « droits des éditeurs de presse et des agences de presse », constitué des articles L. 218-1 à L. 218-5.

L’article L. 218-2 CPI dispose que « l’autorisation de l’éditeur de presse ou de l’agence de presse est requise avant toute reproduction ou communication au public totale ou partielle de ses publications de presse sous une forme numérique par un service de communication au public en ligne ».

Par l’article L. 218-4, il est posé que « la rémunération due au titre des droits voisins pour la reproduction et la communication au public des publications de presse sous une forme numérique est assise sur les recettes de l’exploitation de toute nature, directes ou indirectes, ou, à défaut, évaluée forfaitairement ».

De là naissent les difficultés d’application et les sources de conflits.

Décisions précédemment prises à l’encontre de Google

Peu de temps après la promulgation du texte, dans un communiqué du 25 septembre 2019, la société Google a indiqué que, « lorsque la loi française entrera en vigueur, nous n’afficherons plus d’aperçu du contenu, en France, pour les éditeurs de presse européens, sauf si l’éditeur a fait les démarches pour nous indiquer que c’est son souhait »… se soumettant aux conditions qu’elle fixerait.

Reprochant à Google un abus de position dominante, diverses organisations patronales de presse et l’Agence France Presse (AFP) ont saisi l’Autorité de la concurrence pour que, avant toute décision au fond, celle-ci prononce des mesures conservatoires garantissant le respect de leurs nouveaux droits.

Dans la décision 20-MC-01, du 9 avril 2020, ladite Autorité a relevé que, « en se servant de sa position dominante sur le marché des services de recherche généraliste, et compte tenu de l’importance manifeste de l’usage de contenus protégés dans son moteur de recherche, Google est en mesure de porter atteinte à l’effectivité d’une loi, en l’occurrence la loi sur les droits voisins ».

En conséquence, injonction a été adressée, à la société Google, « à titre conservatoire et dans l’attente d’une décision au fond », notamment : « de négocier de bonne foi avec les éditeurs et agences de presse ou les organismes de gestion collective qui en feraient la demande, la rémunération due […] pour toute reprise des contenus protégés sur ces services » ; de « conduire les négociations visées […] dans un délai de 3 mois […] à partir de la demande d’ouverture de négociation émanant d’un éditeur de presse » ; de « prendre les mesures nécessaires pour que l’existence et l’issue des négociations […] n’affectent ni l’indexation, ni le classement, ni la présentation des contenus protégés repris ». Il était ajouté que ces dispositions « resteront en vigueur jusqu’à la publication de la décision de l’Autorité sur le fond » (« Droits voisins : Google obligé de négocier avec les éditeurs de presse », Actu-Juridique.fr, 21 avril 2020).

Statuant sur appel des sociétés Google, considérant « l’atteinte grave et immédiate à l’économie générale ou au secteur de la presse » et « le caractère nécessaire et proportionné des mesures conservatoires, la Cour d’appel de Paris, Pôle 5, ch. 7, par un arrêt du 8 octobre 2020, n° 20/08071, a confirmé les mesures provisoires ainsi ordonnées (« Google perd en appel contre l’Autorité de la concurrence », Actu-Juridique.fr, 14 octobre 2020).

Présente décision de condamnation de Google

La saisine de l’Autorité de la concurrence, par différentes organisations patronales de presse, alléguant de l’inexécution des mesures conservatoires prononcées à l’encontre des sociétés Google dans la décision du 9 avril 2020, confirmée par l’arrêt de la Cour d’appel de Paris, du 8 octobre 2020, a conduit à la présente décision du 12 juillet 2021.

Procédant à une analyse très détaillée du contexte et de l’attitude des sociétés Google au regard de chacune des injonctions qui leur ont précédemment été adressées, l’Autorité de la concurrence considère tout d’abord le manquement à « l’obligation de négociation de bonne foi ». Elle évoque ensuite le « déplacement de la négociation des droits voisins au titre des utilisations actuelles de contenus protégés » vers un nouveau service. S’agissant de « la méthode de valorisation des droits voisins afférents à l’utilisation actuelle des contenus de presse », elle fait état de « l’impossibilité, pour les éditeurs et agences de presse, de contrôler le montant, voire l’existence même de la rémunération au titre des utilisations actuelles de contenus protégés ». Elle dénonce « le refus de Google de négocier avec les éditeurs de presse ne disposant pas d’une certification » d’information politique générale (IPG), ainsi qu’avec les agences de presse. Elle relève le manquement à « l’obligation, pour les services de communication au public en ligne, de communiquer aux éditeurs et agences de presse les informations, prévues à l’article L. 218-4 du CPI », concernant les « utilisations des publications […] ainsi que tous les autres éléments d’information nécessaires à une évaluation transparente de la rémunération » due « et de sa répartition ». Elle souligne la violation du « principe de neutralité des négociations relatives aux droits voisins et de leur issue sur toute autre relation économique qu’entretiendrait Google avec les éditeurs et agences de presse ». Elle reproche à Google d’avoir « lié les négociations relatives à la rémunération au titre des utilisations actuelles, par Google, des contenus protégés, à de nouveaux partenariats ».

Ces différents constats conduisent au prononcé d’une sanction en application des dispositions du code de commerce. L’article L. 464-2 fixe le maximum légal de la sanction susceptible d’être ainsi prononcée à « 10 % du montant du chiffre d’affaires mondial hors taxe le plus élevé réalisé au cours d’un des exercices » en cause. Retenant le chiffre de 160 milliards d’euros pour l’année 2020, et estimant donc que « le montant maximum de la sanction encourue par Google, compte tenu du plafond légal applicable, est de 16 milliards d’euros », l’Autorité de la concurrence fixe ici le montant de la sanction à 500 millions d’euros.

A cette sanction, et sur la base du même article L. 464-2, qui permet à l’Autorité de la concurrence d’infliger « des astreintes dans la limite de 5 % du chiffre d’affaires journalier moyen, par jour de retard à compter de la date qu’elle fixe » pour contraindre au respect des mesures prononcées, elle ajoute la possibilité d’« une astreinte de 300.000 euros par jour de retard à l’expiration du délai de deux mois courant à compter de la demande formelle de réouverture des négociations formulée » par l’un des représentants des éditeurs et agences de presse.

Précision est enfin apportée qu’il s’agit là de mesures conservatoires valables jusqu’à ce que soit prise une décision sur le fond du litige.

Bien que relatives par rapport à la puissance financière des sociétés Google, la condamnation prononcée et les mesures d’astreinte éventuelle qui pèsent sur elles, à titre conservatoire, ne sont cependant pas négligeables. Paraissent-elles proportionnées ? Est-il légitime qu’elles relèvent d’une telle Autorité, même si ses décisions sont susceptibles de voies de recours ? S’agit-il de prendre ainsi des mesures conservatoires à l’encontre d’un abus allégué de position dominante non encore constaté, ou de faits de contrefaçon dont la sanction relève de la compétence du juge judiciaire ? Qu’en sera-t-il de la décision à rendre au fond ? 

Pouvant, dans un premier temps, espérer entrer ainsi, avec Google, dans une négociation menée de « bonne foi », les éditeurs et agences de presse n’en tireront cependant aucun profit immédiat. Qui, à la longue, sortira vraiment gagnant de ce bras de fer ? A qui les pratiques en cause profitent-elles le plus ? Que se passerait-il si, mettant sa menace à exécution, Google, pour échapper au versement des droits, refusait d’indexer les publications françaises ? Celles-ci perdraient ainsi une large part de leur visibilité !

De façon plus théorique mais non moins importante, qu’est-ce que la reconnaissance de droits voisins, d’une bien moindre durée de protection (2 ans au lieu de 70 !) et d’application limitéeà l’utilisation « par un service de communication au public en ligne », au profit des éditeurs et des agences de presse leur apporte de plus que ce qu’ils auraient tiré du respect des droits d’auteur dont ils sont titulaires originaires ou, d’une façon qui n’échappe pas à la contestation, largement bénéficiaires, au détriment des droits des journalistes ? Un type de droits peut-il s’ajouter à l’autre, ou, dans les sommes que les titulaires de droits peuvent espérer en tirer, l’un exclut-il l’autre ? Le dispositif juridique ne s’en trouve-t-il pas bien inutilement compliqué ?

 

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