« La conquête de l’espace va devenir une affaire privée »

Publié le 16/03/2018

Chargé de l’information scientifique et technique à Paris Lumières, établissement rassemblant les facultés de Paris 8-Saint Denis et de Nanterre, Lionel Maurel a la tête dans les étoiles. Bibliothécaire et juriste formé en droit de la propriété intellectuelle, il s’intéresse tout particulièrement aux biens communs et se passionne pour le plus singulier d’entre eux : l’espace. Le statut légal de ce territoire encore largement méconnu est en train de changer. Il pourrait un jour faire l’objet d’une compétition entre entreprises cherchant à s’accaparer ses ressources.

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Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser au droit de l’espace ?

Lionel Maurel

Je suis juriste de formation et spécialiste des questions de propriété intellectuelle. Cette spécialité m’a conduit à m’intéresser à la question des biens communs. Les deux domaines où l’on en trouve le plus sont a priori très éloignés : il s’agit du numérique et de la nature. Sur internet, l’encyclopédie Wikipédia, le système d’exploitation « Linux », ou la carte libre « OpenStreetMaps », alimentés par des individus, sont considérés comme des ressources communes. Dans la nature, l’Antarctique, la haute mer, certains alpages ou forêts sont considérés comme des biens communs. Traditionnellement, l’espace fait partie de ces biens communs. C’est ce que dit le traité de l’espace de 1967, qui en fait une « chose publique » telle que définie par les Romains : un domaine qui appartient à tous mais que personne ne peut s’approprier. Lorsque les Américains plantent leur drapeau sur la lune en 1969, il s’agit d’une manifestation d’orgueil national purement symbolique. Elle ne va aucunement de pair avec une quelconque revendication de possession territoriale.

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Cette philosophie, est, dites-vous, en train de changer…

L. M.

En 2015, je réalise que les États-Unis changent leurs lois pour rendre les ressources spatiales appropriables. Un État ne peut pas, en vertu de cette loi, faire de revendication de souveraineté et décréter que la lune ou un astéroïde appartient à son territoire. La loi autorise en revanche les entreprises qui ont un but commercial à aller prélever des ressources dans l’espace pour se les approprier. L’État américain estime qu’il peut donner des permis à des entreprises minières pour cela ! Ils veulent faire de l’espace un territoire comparable à celui de la haute mer. Les navires qui pêchent en haute mer, c’est-à-dire au-delà du plateau continental, peuvent s’approprier les poissons qu’ils pêchent, mais pas le territoire dans lequel ils circulent…

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Cette loi de 2015 est-elle un tournant ?

L. M.

On peut craindre en effet que les États-Unis aient ouvert une brèche. D’autres pays les ont imités : l’Arabie Saoudite et le Luxembourg se sont également arrogé le droit de délivrer des permis d’extraction pour exploiter les ressources spatiales. Cela leur a permis d’attirer dans leurs pays des entreprises de ce secteur. Ces États ont utilisé une sorte de vide juridique du traité de l’espace de 1967, qui n’avait pas envisagé la possibilité pour les entreprises de partir à la conquête de l’espace. C’était une autre époque. Le monde était en pleine guerre froide, et seuls les États pouvaient envisager avoir ce genre d’activités. Aujourd’hui, avec la crise économique, les États ont perdu de leur puissance, tandis que les privés en ont gagné.

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La conquête spatiale n’est plus une prérogative d’État ?

L. M.

Le succès de Space X, entreprise américaine qui vient d’envoyer dans l’espace le Falcon Heavy, fusée la plus puissante au monde, montre bien que l’on a changé d’époque. Cela prouve que les personnes privées ont désormais les moyens d’envoyer des engins dans l’espace. Ce n’est d’ailleurs pas anodin que les États-Unis aient changé leur loi en 2015, au moment même où des entreprises privées devenaient leader dans ce domaine. La conquête spatiale n’est déjà plus une affaire d’État et va à mon avis devenir une affaire essentiellement privée. Elon Musk, le fondateur de Space X, parle d’aller à la conquête de Mars. On peut douter que ce soit seulement pour la beauté de la recherche ou à des fins philantropiques ! Il a déjà une loi qui lui permet de s’approprier les ressources. Tout laisse à penser qu’une course à l’appropriation spatiale va commencer. Les entreprises vont être en compétition. Il est dommage que les États ne se soient pas concertés pour mettre en place une gouvernance internationale sur ce sujet.

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À quel type de gouvernance pensez-vous ?

L. M.

Il y a une gouvernance qui existe pour les fonds marins, qui rassemble des États et des ONG sous l’égide de l’ONU. Cette structure examine les requêtes et attribue par exemple des permis miniers en fonction de l’environnement et de l’équité entre États. On aurait pu imaginer quelque chose de ce genre. Le risque, si les choses ne sont pas règlementées, est de voir réapparaître des tensions entre les différents acteurs économiques. La situation ne va pas sans rappeler la découverte du nouveau monde au XVIe siècle. Cette compétition non régulée avait déclenché des années de guerre entre puissances coloniales. Ce fut également un tournant dans l’économie. Les premières sociétés de capitaux ont été créées pour financer ces projets de grande envergure.

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Faut-il donc voir Elon Musk, fondateur de Space X, comme un nouveau Christophe Collomb ?

L. M.

Si vous les regardez de près, vous verrez que ces deux époques ont des caractéristiques similaires. Les caravelles qui partaient à la conquête du nouveau monde était des entreprises privées soutenues par des États. Celui-ci déléguait la mission de découverte aux grands explorateurs, leur prêtait de l’argent et revendiquait en contrepartie une partie de la souveraineté sur les nouvelles terres. Aujourd’hui, aux États-Unis, le partenariat public-privé est au cœur de la conquête spatiale. Donald Trump a demandé à la NSA de travailler avec des entreprises privées, qu’il s’agisse de Space X ou de ses concurrentes. Je pense qu’à court terme, l’objectif sera d’aller exploiter les ressources de la lune. Les États-Unis n’ont d’ailleurs jamais accepté de signer le traité de la lune, dont le but était de faire acter aux grandes puissances le principe de non-appropriation de ce territoire.

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L’espace peut-il devenir un marché lucratif pour les entreprises ?

L. M.

Aujourd’hui, cela ressemble à de la science-fiction. Mais le jour où l’humanité aura épuisé les ressources terrestres, peut-être faudra-t-il prendre la décision d’exploiter les ressources de la lune ou de Mars. À ce moment-là, cela deviendra probablement rentable. Il faut espérer que si ce jour arrive — et de plus en plus de personnes pensent qu’il arrivera — le système ne sera pas uniquement géré par le marché.