L’article 53 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse et la Cour de cassation : quel droit transitoire en droit positif ?
En matière d’assignation pour délit par voie de presse, l’assemblée plénière de la Cour de cassation, dans un arrêt en date du 15 février 2013 a mis fin à une divergence de position entre la première chambre civile et la chambre criminelle au sujet de la controverse sur la mention obligatoire du texte édictant la peine applicable aux faits de diffamation. Depuis lors, le principe de l’unicité de procès de presse est posé, impliquant, en matière civile, comme au pénal, d’indiquer dans l’assignation le texte de la répression. Toutefois, dans un arrêt du 1er mars 2017, la première chambre civile de la Cour de cassation considère qu’un tel revirement de jurisprudence ne peut être immédiatement applicable à une instance pendante, pourtant ouverte le 11 avril 2014.
Cass. 1re civ., 1er mars 2017, no 16-12490
Au-delà de ses redoutables conséquences pratiques, la question de l’application d’une règle rétroactive à une instance en cours – c’est-à-dire à une période antérieure à l’action ouverte par le justiciable – a toujours suscité de vives controverses doctrinales, surtout lorsqu’elle intervient à l’occasion d’un revirement de jurisprudence1. Encore faut-il que l’impossibilité d’anticipation du plaideur, provoquée par le changement de politique juridique, soit belle et bien existante. L’arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 1er mars 20172, à propos de la délicate question de l’interprétation de l’article 53 de loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse3, en révèle toute la difficulté.
En l’espèce, par acte du 11 avril 20144, l’Association des responsables de copropriété (l’ARC) de Paris est assignée en référé aux fins d’obtenir des mesures d’interdiction, de suppression et de publication judiciaire, pour deux articles publiés sur le site internet de l’Union nationale des ARC. L’un d’eux a été communiqué à ses adhérents, au moyen d’un courrier électronique et présente, selon les demandeurs, un caractère diffamatoire à leur égard. C’est ici que les difficultés d’interprétation de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 interviennent, puisque s’agissant de l’acte introductif d’instance stricto sensu, l’assemblée plénière de la Cour de cassation, dans un arrêt en date du 15 février 20135, avait clos – semble-t-il – définitivement, la divergence de position entre la 1re chambre civile et la chambre criminelle au sujet de la mention obligatoire du texte édictant la peine applicable aux faits de diffamation. Jusqu’alors, pour la première, l’omission de la mention de la sanction pénale n’affectait pas la validité de l’assignation6, tandis que la chambre criminelle l’imposait, à peine de nullité, par application de l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (Convention EDH)7.
C’est sans doute en ayant à l’esprit les conséquences de cette « consécration » de l’unicité du procès de presse, opérée par l’assemblée plénière le 15 mars 20138, que la cour d’appel de Montpellier décide par un arrêt du 26 novembre 2015, d’annuler l’assignation des demandeurs qui ne comportait aucune indication relative au texte répressif. D’une manière tout autre pourtant, la première chambre civile de la Cour de cassation censure les juges du fond, au titre, là encore, de l’emblématique article 6, § 1, de la Convention EDH qui impose le droit effectif à l’accès au juge. Selon elle, le revirement de jurisprudence, à propos de l’interprétation de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881, n’est acquis au mieux qu’au 6 avril 2016, date où la première chambre civile a, pour la première fois, dans un arrêt9 entériné le changement d’orientation jurisprudentielle décidé, lui, le 15 février 2013 par l’assemblée plénière de la cour. Estimant qu’il existe une disproportion manifeste entre les avantages attachés à la rétroactivité de principe du revirement et les inconvénients qu’emporte celle-ci sur la situation des justiciables, la première chambre civile en vient ainsi à considérer comme valable une assignation datée du 11 avril 2014 ne comportant aucune indication de la répression. Elle s’expose néanmoins à la critique classique de l’atteinte à la sécurité juridique à propos d’un délicat exercice de droit transitoire. Comment le justiciable pouvait-il imaginer, faute de précision de l’assemblée plénière sur la prise d’effet du changement d’orientation jurisprudentielle opéré par elle à l’occasion de l’arrêt du 15 février 2013, que la première chambre civile allait conserver sa jurisprudence ancienne, le temps de se prononcer elle-même ?
Dans l’intervalle, l’introuvable modulation dans le temps des effets du revirement de jurisprudence (I) ne conduit-il pas à admettre une surprenante règle de postactivité de la jurisprudence ancienne (II) ?
I – De l’introuvable modulation dans le temps des effets du revirement de jurisprudence…
Imposant à la première chambre civile de s’aligner sur une solution de la chambre criminelle, l’assemblée plénière de la Cour de cassation, dans l’arrêt rendu le 15 février 2013, n’apporte aucune indication sur une éventuelle modulation dans le temps des effets d’un tel revirement en matière civile. Cette absence de précision justifie-t-elle que la première chambre civile diffère la portée immédiate de cette nouvelle solution, en la reportant à une date ultérieure ? La règle d’unicité du procès de presse était-elle immédiate (A) ou devait-elle faire l’objet d’une modulation implicite de ses effets dans le temps (B) ?
A – La règle d’unicité du procès de presse était-elle immédiate ?
S’il n’est, sans doute, pas tout à fait inutile de rappeler, en la circonstance, que la jurisprudence n’est pas source formelle du droit10, discuter son autorité11 et son importance dans la solution concrète des litiges paraîtrait parfaitement vain. À la suite de l’arrêt rendu par l’assemblée plénière le 15 février 2013, il semble acquis, en matière de délit de diffamation, que l’exploit introductif d’instance stricto sensu est annulable en cas d’omission de la sanction pénale encourue. Ignorant peut-être ce nouvel état du droit positif, les demandeurs à l’instance délivrent pourtant une assignation, le 11 avril 2014, dans laquelle ne figure aucune indication quant à la répression. Surprenant de prime abord, cette façon d’introduire l’instance s’explique, en pratique, par la philosophie « civile » de l’action, laquelle s’oppose à celle pénale guidée par le principe de précision de la qualification de l’infraction et d’indication des peines. Autant de formalisme peut paraître inopportun en matière civile et, en tout cas, la sanction de nullité d’office de l’assignation, à défaut de mention de la sanction pénale reste assez éloignée du sens même de cette action. L’accès au juge s’en trouverait inéluctablement restreint.
La première chambre civile, elle-même, n’a-t-elle pas exprimé un doute sur ce principe d’unicité du procès de presse lorsqu’elle décide, le 20 février 201312, de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité contestant l’application de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 à l’assignation délivrée en matière de presse, sur le fondement du droit à un recours juridictionnel ? La décision du Conseil, rendue le 17 mai 201313, confirme pourtant que l’article 53 de loi du 29 juillet 1881 est conforme à la Constitution lorsqu’il est appliqué devant le juge civil, dans les formes prévues par l’arrêt du 15 février 2013 de l’assemblée plénière de la Cour de cassation. Le droit d’accès au juge, invoqué en la circonstance, ne saurait méconnaître la protection constitutionnelle de la liberté d’expression et le respect des droits de la défense ; tant et si bien qu’exiger une formalité imposant de mentionner la sanction pénale aux faits de diffamation, à propos d’une action civile, ne constitue pas une atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif.
La règle nouvelle ayant été posée, le 15 février 2013 par l’assemblée plénière de la Cour de cassation, puis le 17 mai 2013 par le Conseil constitutionnel, celle-ci était-elle immédiatement applicable aux instances en cours ou réservée aux actions futures ? Aucune précision n’ayant été indiquée sur ce point, l’hésitation est permise puisque, selon les cas, le revirement de jurisprudence reçoit application immédiate14 ou différée15. Si le revirement en cours d’instance pose naturellement des problèmes de cohérence et d’insécurité juridiques pouvant inciter à son rejet de principe16, tel n’est pas le cas lorsque celui-ci a pu être porté à la connaissance des plaideurs17. Or, en l’espèce, les demandeurs ont délivré leur acte introductif d’instance, le 11 avril 2014, soit à une date très largement postérieure à « l’entrée en vigueur » de la règle changeant l’interprétation au civil de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881. Pouvaient-ils ignorer le droit nouveau ou envisager, avec la première chambre civile, le report des effets de la règle nouvelle à une autre date ?
B – Un revirement de jurisprudence pour l’avenir ?
Constatant que l’assignation délivrée le 11 avril 2014 par les demandeurs précise bien le fait incriminé de diffamation, la cour d’appel de Montpellier relève, par suite, que le texte de loi applicable à la répression n’étant pas indiqué, la nullité de la citation est encourue. Ce manquement fait grief, selon elle, au défendeur, puisque celui-ci doit connaître la nature des faits reprochés. C’est très exactement reprendre ici l’interprétation de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881, telle qu’elle découle des décisions du 15 février 2013 par l’assemblée plénière et du 17 mai 2013 s’agissant du Conseil constitutionnel. Dans ces conditions, il était à craindre que le pourvoi en cassation des demandeurs, déboutés, transmis à la première chambre civile de la Cour de cassation, fût voué à un échec certain.
Le pourvoi est pourtant accueilli favorablement, suivant un cheminement emprunté aux méthodes du droit transitoire. Le principe d’unicité du procès de presse, solidement étayé par les juridictions les plus solennelles de notre organisation judiciaire, n’est nullement remis en cause. Nulle résistance, en effet, de la première chambre civile au nouvel état du droit, mais seulement une occasion d’affirmer une modulation des effets du revirement de jurisprudence dans le temps, là où rien n’était précisé le 15 février 2013. L’alignement dans le temps de cette nouvelle orientation jurisprudentielle doit, pour la première chambre civile, être reporté – s’agissant d’instances en cours – à une date où les demandeurs à l’action pouvaient de bonne foi assigner les défendeurs sur le fondement de la jurisprudence antérieure à l’arrêt de l’assemblée plénière du 15 février 2013.
On aurait pu s’attendre alors à ce que les instances ouvertes après la date du 15 février 2013 soient régies par le droit nouveau, puisqu’alors les justiciables – ne pouvant alléguer le droit à une jurisprudence figée – ont nécessairement pris connaissance de l’obligation de mentionner le texte répressif aux faits de diffamation allégués. Tel était précisément le cas, en l’espèce, puisque l’assignation litigieuse était datée du 11 avril 2014, autrement dit à une date largement postérieure à l’entrée en vigueur de la règle nouvelle. En aucun cas, le « changement de pied », que constitue tout revirement de jurisprudence, n’a pu porter une atteinte disproportionnée au droit des demandeurs qui n’ont pas davantage vu affecter irrémédiablement leur situation. Ils n’ont pas délivré l’exploit introductif d’instance avant le 15 février 2013, mais bien après.
Apparemment évidente, cette construction est pourtant battue en brèche par la première chambre civile, laquelle considère que cette prise d’effet du revirement de jurisprudence n’est pas la bonne. Elle précise dans un de ses attendus que la jurisprudence nouvelle ne peut s’appliquer – aux instances en cours – qu’à compter au mieux du 6 avril 201618, date où pour la première fois, semble-t-il, elle a été amenée à confirmer la nécessité d’unifier les règles relatives au contenu de l’assignation en matière d’infraction de presse. Avant cette date, il n’existe aucun « précédent » en matière civile. En conséquence, la validité de l’assignation du 11 avril 2014 ne peut s’apprécier autrement que par référence à la jurisprudence antérieure de la première chambre civile, et cela quand bien même l’assemblée plénière – depuis le 15 février 2013 – a posé une règle nouvelle, non équivoque, obligeant à mentionner le texte répressif applicable aux faits de diffamation.
Il faut comprendre que, dans l’intervalle du 15 février 2013 au 6 avril 2016, un droit transitoire a neutralisé le bénéfice du droit réformé. Cela signifie également que, pour la première chambre civile, la postactivité de la jurisprudence ancienne a continué de régir les rapports des justiciables.
II – … à la reconnaissance de la postactivité de la jurisprudence ancienne
Reporter à l’avenir les effets d’un revirement de jurisprudence revient à admettre la survie momentanée de la jurisprudence ancienne, sous forme d’un ultime délai de grâce accordé aux plaideurs. Forte de ce raisonnement, la première chambre civile considère que les juges du fond ont, à tort, appliqué à l’instance en cours la nouvelle règle, imposant de mentionner la répression en matière d’assignation pour délit par voie de presse, ex post et ex ante (A). D’un point de vue logique pourtant, l’antériorité de l’action, saisie par la règle nouvelle, doit être indiscutable, surtout lorsque le report de l’effet immédiat se perpétue, comme en l’espèce, au-delà de la date où la première chambre civile a pour la première fois entériné la règle nouvelle (B)
A – Une application ex post et ex ante de la jurisprudence nouvelle ?
La première chambre civile de la Cour de cassation fait grief aux juges du fond19 d’avoir porté sur la validité de l’assignation initiale « (…) une appréciation qui, pour être conforme à l’état du droit applicable depuis le 6 avril 2016, ne l’était pas à la date de l’action des parties (…) ». Usant de l’objection classique fondée sur l’exception au principe trop absolu de « rétroactivité » du revirement de jurisprudence, elle considère qu’au jour de délivrance de l’assignation, le 11 avril 2014, les demandeurs ne pouvaient naturellement satisfaire à une telle exigence. Sauf à nier une disproportion manifeste engendrée par cette rétroactivité aux inconvénients excessifs, les demandeurs ne pouvaient ni connaître ni prévoir l’obligation nouvelle de mentionner le texte édictant la peine encourue.
En d’autres termes, si le pourvoi doit être accueilli, c’est parce que, d’une manière non divinatoire, les magistrats du fond ont anticipé la réforme annoncée par l’assemblée plénière de la Cour de cassation depuis le 15 février 2013. Pour consolider le droit nouveau, il aurait fallu attendre l’arrêt du 6 avril 201620, sauf, selon la première chambre civile, à faire rétroagir aux faits de l’espèce la jurisprudence nouvelle.
D’évidence, cette appréciation d’une prétendue rétroactivité de la jurisprudence nouvelle sur l’instance en cours ne peut exister formellement que si l’on veut bien considérer, avec la première chambre civile, que l’obligation de mentionner le texte de la répression en matière de délit de presse n’est acquise, en matière civile, qu’à compter du 6 avril 2016. Dans le même temps, comment les magistrats de la cour d’appel auraient-ils pu ignorer les exigences nouvelles posées par l’assemblée plénière depuis le 15 février 2013 ? Devaient-ils ainsi se ranger à une règle bien mystérieuse et, pas davantage explicitée, de postactivité de la jurisprudence ancienne de la première chambre civile ? Celle-ci aurait survécu, en effet, aux instances postérieures à l’annonce définitive du revirement de jurisprudence, en attendant encore que « l’entrée en vigueur » de celui-ci soit parfaitement précisée… À défaut d’avoir rigoureusement modulé dans le temps les effets du revirement de sa jurisprudence en matière d’unicité des procès de presse, l’assemblée plénière a finalement laissé à la première chambre civile, l’opportunité d’en préciser la portée concrète.
Cet arrêt du 1er mars 2017 revient alors à créer, s’agissant de l’interprétation de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 en matière civile, une sorte de droit transitoire, sans doute inconnu des plaideurs, tant au moment de l’assignation qu’au stade ultime de la phase de jugement. Droit ancien auprès de la première chambre civile, droit nouveau auprès de l’assemblée plénière : comment connaître avec « certitude » l’état du droit positif entre le 15 février 2013 et le 6 avril 2016 ?
Un tel résultat est loin d’être incontestable. Pour prendre une formule imagée, on peut dire qu’il en est de la situation du justiciable comme de celle du géomètre, chacun tentant, dès le départ, de cerner l’objet de son étude. La connaissance du droit positif comme du sol à arpenter est pour le moins instable, tendant à se dérober inexorablement. Tout calcul ou toute prévision semblent voués à l’échec – non parce qu’on commettrait alors une erreur de compte ou de droit – mais parce que la « borne », sur laquelle la démonstration ou le calcul s’appuieraient, serait, au final, mal posée. Celle-ci déplacée souverainement, pour un motif non réellement explicité, marquerait un point de départ du bornage ou de la prise d’effet de la règle nouvelle entièrement altéré ; la mesure comme la prévision ne pourraient qu’être faussées.
B – Le report de l’effet immédiat, nouveau facteur d’insécurité juridique ?
À l’encontre de l’appréciation de l’assignation des demandeurs du 11 avril 2014, réalisée par la cour d’appel de Montpellier le 26 novembre 2015, la première chambre civile oppose, pour mieux les censurer, les conséquences néfastes attachées à l’application rétroactive d’un revirement de jurisprudence constitué, selon elle, que depuis le 6 avril 2016.
Cela étant, statuant le 1er mars 2017, pourquoi la même première chambre civile n’a-t-elle pas déclaré le revirement ainsi « consacré » le 6 avril 2016 immédiatement applicable à l’instance en cours ? N’était-elle pas tenue à cet instant par son propre « précédent » ? À cette date, en effet, plus rien n’empêche, semble-t-il, de considérer la portée immédiate du revirement fixant la règle nouvelle. Pour la première chambre civile, un tel raisonnement méconnaîtrait alors les exigences du procès équitable de l’article 6, § 1, de la Convention EDH. L’annulation de l’assignation du 11 avril 2014, par application immédiate du revirement de jurisprudence contreviendrait, selon elle, au procès équitable en interdisant au justiciable l’accès au juge. C’est renouer, du même coup, avec la position traditionnelle de cette formation qui a longtemps prétendu que le formalisme excessif ne trouvait aucune justification devant la juridiction civile.
Sur le terrain de la sécurité juridique, on peine à suivre, jusqu’à son terme, ce raisonnement qui voit le triomphe – par sa survie momentanée – de la jurisprudence ancienne sur celle nouvelle. Le droit « meilleur », censé être issu du revirement de jurisprudence, serait-il finalement plus à craindre que celui, obsolète, résultant d’une solution désormais dépassée ? L’argument tiré des conséquences de l’application immédiate du revirement de jurisprudence, qui heurterait l’article 6, § 1, de la Convention EDH, a de quoi surprendre, en effet. Pour la première chambre civile, ne pas méconnaître les prévisions légitimes des plaideurs impose de moduler dans le temps le changement d’orientation jurisprudentielle, décidé solennellement le 15 février 2013, pas seulement à compter du 6 avril 2016, comme on pensait l’avoir compris, mais après le 1er mars 2017… Autrement dit, la règle nouvelle a peut-être été énoncée le 6 avril 2016, mais en cours de publication, elle est restée inconnue21. Elle ne peut encore entrer en vigueur au jour où il est statué, le 1er mars 2017 ! Toute autre considération reviendrait, sur le terrain des droits fondamentaux, à exiger du justiciable l’acceptation d’une règle qu’il ignorait et dont il ne pouvait anticiper la survenue au moment où il agit.
Sur le chapitre de la logique et de la cohérence du droit, la première chambre civile aurait pu tout aussi bien s’inspirer, s’agissant d’une règle de procédure, d’autres principes généraux du droit, prévalant notamment en matière législative. En l’absence de précision spéciale sur la date d’entrée en vigueur de la règle nouvelle, son caractère immédiat est le principe, permettant de dépasser les inconvénients d’un droit transitoire. En l’espèce, concernant la mention du texte édictant la répression en matière de délit de presse, la validité de l’assignation du 11 avril 2014 pouvait pertinemment s’apprécier le 1er mars 2017, conformément à la jurisprudence nouvelle « consacrée » le 6 avril 2016. Applicable aux instances en cours, cette règle pouvait être éventuellement neutralisée si elle avait eu pour conséquence de priver d’effet les actes régulièrement accomplis sous l’empire du droit ancien. En est-il seulement ainsi le 11 avril 2014, jour de l’assignation ? Le revirement de jurisprudence, quoi qu’en dise l’arrêt du 1er mars 2017, est connu depuis le 15 février 201322. De toute façon, depuis le 6 avril 2016, la règle de l’unicité du procès de presse ne peut plus être ignorée en raison de son importance, puisqu’elle vise à protéger, non moins, la liberté d’expression et le respect des droits de la défense.
Ce report de l’effet immédiat du revirement de jurisprudence finalement décidé à l’occasion de cet arrêt du 1er mars 2017 est-il, lui-même, exempt de tout grief au titre de l’article 6, § 1, de la Convention EDH ? Ne porte-t-il pas atteinte au principe de la cohérence du droit interne, tel qu’interprété par la Cour de Strasbourg ? La postactivité d’une jurisprudence ancienne par une chambre de la Cour de cassation ne crée-t-elle pas, en effet, une forme ressuscitée de divergence de jurisprudences au sein d’un même ordre juridictionnel, pouvant créer cette incertitude juridique de nature à réduire la confiance du public dans le système judiciaire23 ? Par une sorte de curieux « effet boomerang », l’invocation de l’article 6, § 1, de la Convention EDH par la première chambre civile s’avère finalement à rebours de l’emploi initialement recherchée par celle-ci ; maintenir trop longtemps une jurisprudence condamnée, c’est s’exposer en retour, par effet de balancier, au grief d’un manquement au procès équitable.
L’interprétation de l’article 53 de la loi de 1881, sur la liberté de la presse, par la Cour de cassation, atteste qu’en droit positif, la formulation d’un droit transitoire propre aux arrêts de revirement reste à parfaire. L’enjeu de la modulation de leurs effets dans le temps, spécialement le moment de la détermination de leur entrée en vigueur, reste capital à bien des égards. L’intelligibilité du droit conduit à poser un principe directeur clair, connu de tous, surtout en matière de procédure civile. Sauf à démontrer que les plaideurs se retrouvent dans une situation où, matériellement, ils ne peuvent manifestement plus satisfaire aux exigences nouvelles, la réalité doit l’emporter sur la fiction. À défaut de préciser expressément dans le « précédent »24 une modulation dans le temps des effets du revirement de jurisprudence, applicable aux instances pendantes, imposer la règle de l’effet immédiat n’y concourt-il pas d’une manière nettement plus harmonieuse ?
Notes de bas de pages
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1.
Déjà, Voirin P., « Les revirements de jurisprudence et leurs conséquences », JCP G 1959, I 1467 ; Battifol H., Note sur les revirements de jurisprudence, 1967, Arch. phil. droit, p. 335 ; Le débat s’est par la suite amplifié ; Mouly C., « Le revirement pour l’avenir », JCP G 1994, I 3776 ; Bonneau T., « Brèves remarques sur la prétendue rétroactivité des arrêts de principe et des arrêts de revirement », D. 1995, Chron., p. 23 ; La Cour de cassation s’est alors saisie des travaux de la doctrine, Molfessis N., « Les revirements de jurisprudence, Rapport remis à Monsieur le président Guy Canvet », FM Litec ; Consécutivement, le débat doctrinal a repris sa vigueur, v. not., Marraud des Grottes G., « Pour ou contre la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence ? », LPA 31 janv. 2005, p. 3 et s. ; Morvan P., « Le revirement de jurisprudence pour l’avenir, humble adresse aux magistrats ayant franchi le Rubicon », D. 2005, Chron., p. 245.
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2.
Cass. 1re civ., 1er mars 2017, n° 16-12490, PB.
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3.
V. tout particulièrement, Cons. const. 17 mai 2013 : D. 2013, p. 1279.
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4.
Les demandeurs ont introduit l’instance au moyen de trois assignations, les 24 et 25 mars 2014, ainsi que celle du 11 avril 2014, concernant l’exposé des faits et des prétentions des demandeurs.
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5.
Cass. ass. plén., 15 févr. 2013 : Bull. ass. plén., n° 1 : « Mais attendu que selon l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881, qui doit recevoir application devant la juridiction civile, l’assignation doit, à peine de nullité, préciser et qualifier le fait incriminé et énoncer le texte de loi applicable (…). »
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6.
Par ex. : Cass. 1re civ., 24 sept. 2009 : Bull. civ. I, n° 180.
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7.
Solution constante : Cass. crim., 19 juin 1957 : Bull. crim., n° 509 – Cass. crim., 14 sept. 2004 : Bull. crim., n° 21 ; D. 2004, p. 2764.
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8.
Cass. ass. plén., 15 févr. 2013 : Bull. ass. plén., n° 1.
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9.
Cass. 1re civ., 6 avr. 2016, n° 15-10552. Visant explicitement ce « précédent » du 6 avril 2016 dans l’arrêt du 1er mars 2017, la première chambre indique que celui-ci est « en cours de publication » : Sur la critique de la méthode des précédents utilisée par la Cour de cassation : Gautier P.-Y., « Contre le visa des précédents dans les décisions de justice », D. 2017, p. 752 ; égal., Malaurie P., « Sur la motivation des arrêts de la Cour de cassation. Contre leur alourdissement, pour leur sobriété », D. 2017, p. 768.
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10.
En ce sens, C. civ., art. 5, qui prohibe les arrêts de « règlement ». Ce texte constitue l’un des fondements du droit continental et s’oppose, par là même, à la case law issue des droits de tradition de Common law : Malaurie P., « Sur la motivation des arrêts de la Cour de cassation. Contre leur alourdissement, pour leur sobriété », D. 2017, p. 768.
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11.
V. la critique de Gautier P.-Y., « Contre le visa des précédents dans les décisions de justice », D. 2017, p. 752 in fine.
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12.
Cass. 1re civ., QPC, 20 févr. 2013 : Gaz. Pal. 20 juin 2013, n° 131t4, p. 18, obs. Fourment F.
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13.
Cons. const., 17 mai 2013 : D. 2013, Actu., p. 1279.
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14.
Cass. soc., 17 déc. 2004 : Bull. civ. V, n° 346.
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15.
Cass. 2e civ., 8 juill. 2004 : Bull. civ. II, n° 387 ; Gaz. Pal. Rec. 2004, p. 2508, note P.L.G.
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16.
Par ex. : Cass. ass. plén., 21 déc. 2006 : Bull. ass. plén., n° 14, p. 422.
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17.
Cass. 1re civ., 2 oct. 2007 : RJPF 2008/1, n° 13, obs. Putman E.
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18.
Cass. 1re civ., 6 avr. 2016, n° 15-10552, « en cours de publication » (comme indiqué dans l’arrêt rendu le 1er mars 2017).
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19.
L’arrêt rendu par la cour d’appel de Montpellier est en date du 26 novembre 2015.
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20.
Cass. 1re civ., 6 avr. 2016, n° 15-10552.
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21.
L’arrêt indique que la décision rendue par la première chambre civile le 6 avril 2016 est « en cours » de publication.
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22.
L’assemblée plénière de la Cour de cassation ne semble pas avoir envisagé de reporter à une autre date les effets de cette décision.
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23.
En ce sens, Conv. EDH, 20 oct. 2011, n° 13279/05, Nejdet Şahin et Perihan Şahin c/ Turquie. La Cour apprécie l’existence d’une telle incertitude au cas par cas, selon trois critères principaux : existence de divergences de jurisprudences profondes et persistantes ; d’une législation interne prévoyant des mécanismes permettant de supprimer ces incohérences ; application de mécanismes correcteurs au moyen de mécanismes procéduraux adéquats.
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24.
Une nouvelle rédaction de l’article 5 du Code civil qui inclurait un tel tempérament, semble aujourd’hui nécessaire si l’on admet que le visa des précédents dans les décisions de justice constitue une innovation souhaitable du droit français. Sur les conséquences d’une telle évolution dans la tradition juridique française, v. le point de vue critique de Malaurie P., Sur la motivation des arrêts de la Cour de cassation. Contre leur alourdissement, pour leur sobriété, art. préc. ; v. égal. Gautier P.-Y., Contre le visa des précédents dans les décisions de justice, art. préc.