Le droit de l’Union européenne contre les « procédures bâillons »
Les instances européennes réprouvent la multiplication des procédures judiciaires, notamment pour diffamation, engagées, à des fins d’intimidation, à l’encontre des journalistes, des lanceurs d’alerte et des défenseurs des droits, par ceux que, dans l’intérêt public, ils ont mis en cause en raison de comportements considérés comme fautifs et contraires à l’intérêt général.
Pour contribuer à y remédier, elles incitent les États membres de l’UE à adopter diverses mesures offrant notamment, aux défendeurs, des garanties procédurales et des voies de recours comportant, à leur profit, droit à réparation. L’éclairage d’Emmanuel Derieux, professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2) et auteur de Droit des médias. Droit français, européen et international.
Constatant, avec préoccupation et désapprobation, la multiplication des « procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives altérant le débat public », appelées aussi « poursuites stratégiques altérant le débat public » (en anglais : Strategic Lawsuits Against Public Participation-SLAPP) ou « poursuites bâillons », portant, par la voie de la menace et de l’intimidation, atteinte à la liberté d’expression et de dénonciation, notamment des journalistes, des lanceurs d’alerte et des défenseurs des droits, et ainsi au droit du public à l’information, les instances de l’Union européenne (UE) ont récemment et simultanément adopté deux textes par lesquels elles tentent d’y faire obstacle : une « Recommandation (UE) 2022/752 de la Commission, du 27 avril 2022, sur la protection des journalistes et des défenseurs des droits de l’homme qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives » (« poursuites stratégiques altérant le débat public »), relative aux litiges de nature interne à un des États membres, et une « Proposition de directive sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives (« poursuites stratégiques altérant le débat public »), visant les affaires ayant des implications transfrontières entre plusieurs États membres.
Il convient de considérer les motifs de l’intervention des instances européennes et les modalités de réglementation envisagées.
Motifs d’intervention
L’exposé des motifs d’intervention des instances européennes se retrouve tant dans la Recommandation de la Commission, que dans la Proposition de directive.
Recommandation de la Commission
Par les « considérants » de la Recommandation, il est rappelé que l’Union européenne « est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’état de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme ».
Mention y est faite de ce que les textes fondateurs de l’Union disposent que « tout citoyen […] a le droit de participer à la vie démocratique » et consacrent notamment « la liberté d’expression et d’information, qui comprend le respect de la liberté des médias et de leur pluralisme ».
Précision y est apportée que « ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières ».
Se référant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), il est ajouté que « la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, et qu’elle vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent ».
Il est considéré qu’« il est important de protéger, les journalistes et les défenseurs des droits de l’homme, de procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives altérant le débat public », dont « le principal objectif » est « d’empêcher, de limiter ou de pénaliser » ledit débat, du fait du « caractère disproportionné, excessif ou déraisonnable de la demande […] de l’existence de plusieurs procédures engagées par le requérant concernant des questions similaires, ou de l’intimidation, du harcèlement ou des menaces de la part du requérant », constituant « un recours abusif aux procédures judiciaires ».
Il est estimé qu’il est nécessaire « de fournir une protection cohérente et efficace contre les procédures judiciaires manifestement infondées altérant le débat public ».
En conséquence, ladite « recommandation définit des orientations à l’intention des États membres pour qu’ils prennent des mesures efficaces appropriées et proportionnées afin de lutter contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives altérant le débat public et de protéger les journalistes et les défenseurs des droits de l’homme contre ces procédures, dans le plein respect des valeurs démocratiques et des droits fondamentaux ».
Proposition de directive
Dans son « exposé des motifs », la proposition de directive mentionne également : que « les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives altérant le débat public (communément appelées aussi ‘poursuites stratégiques altérant le débat public’ ou ‘poursuites bâillons’) sont un phénomène récent mais de plus en plus répandu dans l’Union européenne » ; qu’elles constituent « une forme particulièrement néfaste de harcèlement et d’intimidation utilisée contre les personnes qui œuvrent en faveur de la protection de l’intérêt public » ; et que leur « but est d’obtenir un effet paralysant, de réduire les défendeurs au silence et de les dissuader de poursuivre leur travail ».
À l’encontre de ces pratiques, il est posé que, « dans une démocratie saine et prospère, les citoyens doivent pouvoir participer activement au débat public » et « accéder à des informations fiables ».
Il est considéré que « les poursuites-bâillons constituent un abus de procédures judiciaires ».
Il est indiqué que la proposition de directive « vise à protéger les cibles des poursuites-bâillons et à empêcher que le phénomène ne s’étende davantage dans l’Union ».
Modalités de réglementation
Les interventions des instances de l’Union européenne en la matière prennent la forme d’une Recommandation de la Commission et d’une proposition de directive.
Recommandation de la Commission
La Recommandation de la Commission dispose notamment que « les États membres devraient veiller à ce que leurs cadres juridiques applicables prévoient les garanties nécessaires pour lutter contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives altérant le débat public, dans le plein respect des valeurs démocratiques et des droits fondamentaux, notamment le droit à accéder à un tribunal impartial et le droit à la liberté d’expression ».
Elle pose que les États membres devraient assurer « l’existence de garanties procédurales permettant d’accorder un rejet anticipé des procédures judiciaires manifestement infondées altérant le débat public », et « s’efforcer de prévoir d’autres mesures », telles que « la condamnation aux dépens, afin qu’un requérant […] puisse être condamné à supporter tous les coûts de la procédure, l’indemnisation de toute personne […] ayant subi un préjudice », ainsi que « la possibilité d’infliger des sanctions effectives, proportionnées et dissuasives à la partie ayant engagé » la procédure.
Elle ajoute que « les États membres devraient également veiller à ce que les sanctions contre la diffamation ne soient pas excessives et disproportionnées », et que, sous l’influence du droit du Conseil de l’Europe, ils « sont encouragés à supprimer de leur cadre juridique les peines d’emprisonnement pour diffamation ».
Proposition de directive
Visant à instaurer des « règles communes concernant les garanties procédurales », la proposition de directive prévoit notamment que « les États membres veillent à ce que, lorsqu’une procédure judiciaire est engagée contre des personnes physiques ou morales en raison de leur participation au débat public, ces personnes puissent : demander », outre des garanties financières, « un rejet rapide des procédures judiciaires manifestement infondées » ; et formuler « des recours contre les procédures judiciaires abusives ».
Elle pose que « les États membres prennent les mesures nécessaires pour qu’un requérant qui a en engagé une procédure judiciaire abusive altérant le débat public puisse être condamné à supporter tous les frais de procédure », et, au titre de la « réparation des dommages », pour « qu’une personne […] ayant subi un préjudice du fait d’une procédure judiciaire abusive altérant le débat public, soit en mesure de demander et d’obtenir réparation intégrale de ce préjudice ».
S’agissant des « motifs de refus de la reconnaissance et de l’exécution d’une décision rendue dans un pays tiers », la proposition de directive ajoute que « les États membres veillent à ce que la reconnaissance et l’exécution d’une décision rendue dans un pays tiers dans le cadre d’une procédure judiciaire en raison de la participation au débat public d’une personne […] domiciliée dans État membre soient refusées comme étant manifestement contraires à l’ordre public dans le cas où cette procédure aurait été considérée comme manifestement infondée ou abusive si elle avait été portée devant les juridictions de l’État membre dans lequel la reconnaissance ou l’exécution est sollicitée et où ces juridictions auraient appliqué leur propre droit ».
Autant l’accès au droit et à la justice doit être accordé à ceux qui estiment raisonnablement avoir été injustement mis en cause, sans motif et sans preuve, dans des conditions qui portent atteinte à leur honneur et à leur réputation, de façon notamment à leur permettre d’en obtenir la cessation ou au moins la réparation. Autant il convient, au nom des garanties de la liberté d’expression, du droit du public à l’information et de la préservation de l’intérêt général, d’empêcher, par des moyens de droit, comme l’envisagent les textes européens ici présentés, que soient engagées des « procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives, altérant le débat public ». À cet égard aussi, un juste et délicat équilibre des droits doit être établi par la justice.
Référence : AJU346149