On peut rire de tout, même du terrorisme
Institué par la loi du 3 novembre 2014, la personnalité qualifiée en charge du contrôle des blocages de sites internet faisant l’apologie du terrorisme ou des sites pédopornographiques, Alexandre Linden, a rendu son rapport annuel le 27 mai dernier. Sur 25 474 demandes vérifiées en 2018, seuls deux avis négatifs ont été prononcés dont un portant sur un message moquant l’état islamique sur Twitter.
Permettre la suppression rapide des contenus faisant l’apologie de la violence ou diffusant de la pédopornographie apparaît comme une nécessité. Mais confier ce pouvoir au ministère de l’Intérieur alors que la liberté d’expression est en jeu nécessitait à tout le moins de prévoir un mécanisme de sécurité. C’est ainsi que la loi du 3 novembre 2014 a confié la supervision de ce pouvoir à une personnalité qualifiée au sein de la Cnil dans le cadre de son article 6-1 de la loi du 21 juin 2004. C’est Alexandre Linden, qui en a la charge depuis 4 ans. Et c’est donc lui qui a présenté le 27 mai dernier son quatrième rapport annuel d’activité. Sur la période considérée – du 1er mars 2018 au 1er février 2019 – le contrôleur a examiné 25 474 demandes. La procédure se déroule de la manière suivante. Lorsque l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information (OCLCTIC), composé de policiers et de gendarmes qui traquent les escroqueries et les contenus illégaux sur la toile, demande à un site ou un hébergeur de retirer un contenu terroriste ou pédopornographique, il en informe la personnalité qualifiée de la Cnil. Si le site obtempère dans les 24 heures, la procédure s’arrête là ; dans le cas contraire, l’Office demande au FAI (fournisseur d’accès Internet), ou au moteur de recherche de supprimer ou déréférencer le contenu et en informe de nouveau la personnalité qualifiée. Dans tous les cas, cette dernière vérifie que la demande est justifiée. Si elle estime que non, elle recommande de mettre fin à l’irrégularité, autrement dit de suspendre la procédure. Soit l’Office s’incline et tout s’arrête, soit il maintient son action et alors la personnalité qualifiée peut saisir le juge administratif pour contester cette décision. C’est ainsi qu’en 2018, 25 474 demandes ont été examinées contre 38 988 l’année précédente. Sur le total, on dénombre 18 014 demandes de retrait, 879 demandes de blocage, et 6 581 demandes de déréférencement. Les contenus à caractère pédopornographique représentent 91 % des contrôles opérés, alors que les contenus à caractère terroriste sont passés de 85 % en 2017 à 9 % en 2018. Cette baisse spectaculaire des demandes liées au terrorisme s’explique principalement par le fait que la production de contenus de propagande du groupe terroriste Daech a fortement baissé, souligne le rapport. À cela s’ajoute la diminution du nombre de signalements reçus par la plate-forme PHAROS en ce domaine, vraisemblablement due à la diminution sur la période du nombre d’attaques terroristes sur le territoire français.
Un tweet parodique n’est pas une apologie
Pour examiner ces demandes, la personnalité qualifiée dispose théoriquement des moyens de la Cnil, mais en pratique ce n’est pas toujours le cas, ce qu’Alexandre Linden regrette. Pour tenir séance, il lui faut en effet deux agents, lesquels ne sont pas disponibles aussi souvent que nécessaire, ce qui l’a obligé à renoncer au rythme d’une séance hebdomadaire. Et les 15 agents que vient d’obtenir la Cnil ne semblent pas encore suffisants. Il est néanmoins parvenu à tenir 37 séances contre 34 l’année précédente. Sur l’ensemble des 25 474 demandes, seules 2 ont soulevé une difficulté. La première relève d’une question de procédure. La seconde, plus intéressante, posait la question de savoir si tourner en dérision le terrorisme pouvait constituer une apologie. En l’espèce, l’OCLCTIC avait présenté une demande de retrait et de déréférencement concernant la publication sur un compte Twitter « dire qu’on fait des attentats depuis 3 ans pour créer le chaos chez les Français alors qu’il fallait juste augmenter le diesel de 30 centimes… Nos stratèges de l’EI c’est vraiment des peintres hamdoulah ! ». L’Office considérait que ce texte constituait une apologie d’actes de terrorisme. La personnalité qualifiée a estimé que tel n’était pas le cas, parce que l’objectif était de faire rire ou sourire le lecteur en ridiculisant ainsi les « stratèges » de « l’État islamique ». Il a relevé que le caractère parodique du conte était conforté par l’intitulé de sa géolocalisation, se référant à un slogan publicitaire pour un fromage. Et de conclure : « En définitive, le lecteur, même peu attentif, ne peut se méprendre sur le caractère humoristique du texte ». Alexandre Linden a recommandé à l’OCLCTIC de revenir sur sa demande de retrait et de déréférencement, ce qu’il a fait. Twitter n’avait pas procédé au retrait, en revanche, le compte avait été déréférencé, il a été rétabli.
Définir le terrorisme
Lorsque la personnalité qualifiée n’est pas d’accord avec l’OCLCTIC, mais que l’Office maintient sa décision, elle peut saisir le tribunal administratif. C’est ce qu’elle a fait dans une autre affaire de terrorisme. Les faits remontent à 2017. À l’époque, un groupe d’individus qui incendient des voitures s’en vante sur un site internet. L’Office procède alors à quatre demandes de retrait concernant des incendies de véhicules de la gendarmerie de Grenoble et Limoges, en septembre 2017 et de Clermont-Ferrand et Meylan, en octobre 2017. L’OCLCTIC considérait que ces documents constituaient une provocation à des actes de terrorisme ou une apologie de tels actes. Mais ce n’était pas l’avis d’Alexandre Linden qui a adressé à l’époque 4 recommandations, lesquelles n’ont pas été suivies. Il a alors saisi le tribunal administratif de Cergy-Pontoise en référé aux fins de suspension de la mesure et au fond, aux fins d’annulation. Par décisions du 7 mars 2018, le juge des référés a rejeté les requêtes au motif qu’il n’y avait pas urgence à suspendre l’exécution des décisions administratives. En revanche, par jugement du 4 février 2019, le tribunal administratif a annulé les décisions du ministère de l’Intérieur. Il s’agissait en l’espèce de déterminer si les faits reprochés étaient « intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». Pour caractériser l’intimidation et la terreur, le tribunal administratif a repris en substance les termes de l’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris du 28 juin 2016 dans l’affaire dite « de Tarnac 2 ». « Il a ainsi manifesté le souci, louable, de l’harmonie des jurisprudences judiciaire et administrative en la matière », souligne le rapport. Cet arrêt avait en effet énoncé : « l’intimidation ou la terreur sont caractérisées si l’auteur de l’infraction a l’intention : de menacer gravement une population en l’exposant à un danger ou à un état d’alarme, ou de contraindre une autorité publique à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte, la vie, la liberté ou la sécurité des personnes étant en grave danger, ou de détruire ou de déstabiliser profondément et durablement les structures politiques, économiques ou sociales d’une société alors plongée dans l’insécurité ». Le tribunal administratif dans son paragraphe 13 retient pour sa part : « (l’intimidation ou la terreur sont caractérisées lorsque l’auteur de l’infraction a l’intention de menacer gravement une population en l’exposant à un danger ou à un état d’alarme, ou de contraindre une autorité publique à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte, la vie, la liberté ou la sécurité des personnes étant en grave danger, ou de détruire ou de déstabiliser profondément et durablement les structures politiques, économiques ou sociales d’une société ».
Alexandre Linden, conseiller honoraire à la Cour de cassation et président de la formation restreinte de la Cnil vient d’être renouvelé dans ses fonctions, y compris de personnalité qualifiée. Mais la proposition de loi de la députée Laetitia Avia visant à lutter contre la haine sur internet dans le prolongement du rapport intitulé : « Renforcer la lutte contre le racisme et l’antisémitisme (20 septembre 2018) pourrait avoir une incidence sur sa mission. Celle-ci prévoit en effet de confier au CSA un rôle de régulation qui posera forcément la question de son articulation avec celui du contrôle des blocages de sites internet faisant l’apologie du terrorisme ou des sites pédopornographiques. L’avis du Conseil d’État du 16 mai rendu sur ce texte en éclaire les enjeux notamment en termes de supervision. Affaire à suivre…