La présomption d’innocence bientôt classée parmi les espèces menacées ?

Publié le 19/05/2022

Jamais la présomption d’innocence n’avait été autant mise à mal dans les médias et sur les réseaux sociaux. Une situation qui inquiète Me Julia Courvoisier. Elle nous explique en quoi ce principe est fondamental dans un état de droit. 

La présomption d’innocence bientôt classée parmi les espèces menacées ?
Le panda roux fait partie des espèces en voie de disparition (photo ©AdobeStock/DmitryChurov)

Tous les ans, les experts de l’UICN (l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature) dressent une liste rouge des espèces animales menacées dans le monde. Chaque espèce ou sous-espèce peut ainsi être classée dans lune des neuf catégories suivantes : Éteinte (EX), Éteinte à l’état sauvage (EW), En danger critique (CR), En danger (EN), Vulnérable (VU), Quasi menacée (NT), Préoccupation mineure (LC), Données insuffisantes (DD), Non évaluée (NE).

Ces derniers temps, je me suis posé la question de savoir dans quelle catégorie il faudrait mettre la présomption d’innocence. Oui vous savez, ce principe fondamental du droit que tout le monde piétine allègrement, sauf quelques irréductibles avocats dont je fais partie et qui vont finir par passer pour des fous.

En danger critique

A titre personnel, j’hésite entre « en danger critique » et « en danger ».

Accusations anonymes sur les réseaux sociaux, livres-choc révélant des faits prescrits,  enquêtes préliminaires ouvertes automatiquement même en cas de prescription et, plus récemment, un nouveau format de « libération de la parole » : une émission en direct rassemblant les « accusatrices » d’une ancienne gloire du journal télévisée.

Je passe sur la télé-réalité de la justice disponible en direct tous les soirs sur une chaine de la TNT dans laquelle des « accusés » viennent tant bien que mal se défendre à la suite d’une vidéo publiée par un « lanceur d’alerte » de Dubaï face à des juges chroniqueurs dont l’unique argument est : « moi je pense que ».

 Je me demande d’ailleurs quand-est-ce que je vais enfin pouvoir voter par sms pour décider si PPDA est, ou non, coupable de viol.

J’ai parfois l’impression, à seulement 39 ans et 12 ans de barreau, de vivre dans un monde parallèle dans lequel les mots « plaintes », « droits de la défense », « secret de l’instruction » et « condamnation pénale » ont disparu. Et que plus personne ne sait où se trouvent les palais de justice.

La parole « se libère » sur Twitter ou dans les médias, nous explique-t-on avec enthousiasme, comme s’il s’agissait d’un progrès. C’est une régression, car c’est devant dans les tribunaux et auprès des magistrats que la parole doit se libérer.

« Être un porc n’est pas nécessairement une infraction »

Que l’on soit bien clair : la lutte contre les violences sexuelles doit être une priorité de notre justice et tout le monde doit se saisir de cette dramatique question. Plaintes, enquêtes, défense pénale et procès doivent ainsi être au cœur de ce combat. Et si des condamnations doivent être prononcées, c’est normal : cela veut dire que notre justice fonctionne.

C’est pourtant un sujet délicat à aborder car l’on pourrait croire, au vu de certains commentaires, que celle qui, comme moi, rappelle le principe de la présomption d’innocence, remet nécessairement en cause la parole de celles qui dénoncent des faits de violences sexuelles. La bipolarité de ce raisonnement est malheureusement incompatible avec la justice que je vis, et que je défends au quotidien. Un dossier n’est jamais ni blanc ni noir, mais composé d’une multitude de couleurs qu’il faut appréhender pour comprendre puis juger. La présomption d’innocence est ainsi parfaitement compatible avec les « dénonciations ». Encore faut-il saisir à quoi elle sert. Et comment « dénoncer ».

Parce qu’être « un porc » n’est pas nécessairement une infraction.

Que je sois du côté de la défense ou de la partie civile (parce que oui, n’en déplaise, je défends aussi des parties civiles dans des dossiers de viol et d’agression sexuelle), mon propos est toujours le même : il faut se battre avec les armes que le code de procédure pénale met à notre disposition.

Mais je crains que les dérives actuelles ne nous conduisent droit dans le mur…

L’article préliminaire de notre code de procédure pénale dispose que « toute personne suspectée ou poursuivie est présumée innocente tant que sa culpabilité n’a pas été établie : les atteintes à sa présomption d’innocence sont prévenues, réparées et réprimées dans les conditions prévues par la loi ». Ainsi, le respect de la présomption d’innocence s’impose à tous : plaignants, magistrats, avocats, mais aussi journalistes, hommes politiques… A tout le monde.

Sans présomption d’innocence, ni enquête, ni procès

La présomption d’innocence est la base de la justice car elle a d’abord un rôle en matière de preuve : il faut prouver la culpabilité de la personne suspectée. Et c’est parce que les policiers et procureurs recherchent des preuves qu’ils font des enquêtes pénales, et que sont ensuite organisés des procès, durant lesquels les parties débattent des preuves qui ont été obtenues dans le cadre de ces enquêtes.

Sans présomption d’innocence : ni enquête, ni procès. C’est aussi simple que cela. On sort alors de notre état de droit. Et on remet au goût du jour les lynchages en place publique. Il n’y a d’ailleurs aucune démocratie occidentale qui n’ait fait de la présomption d’innocence un principe sacré en droit, c’est dire à quel point c’est important !

Et puis surtout, la vérité de lun nest pas forcément celle de lautre.

Cest à la justice de trancher : l’équilibre se fait grâce au respect de la présomption d’innocence. 

La présomption d’innocence est l’un des derniers piliers d’une société qui s’écoute dans le respect et sans s’insulter. C’est l’un des derniers piliers d’une société qui argumente, réfléchit et comprend que l’autre doit avoir la parole et s’expliquer.

La présomption d’innocence c’est le respect de la justice, du débat, mais aussi et surtout de l’autre.

Juger, c’est écouter, mais c’est aussi comprendre et entendre.

C’est laisser l’autre s’expliquer et se défendre.

La « libération de la parole » est essentielle. Tout comme l’est la parole du mis en cause.

Les deux sont parfaitement compatibles. Et doivent le rester. 

La présomption d’innocence est ainsi le dernier rempart face à une justice sans débat. Sans contradiction ni opposition. Le jour où la présomption d’innocence sera classée dans la catégorie « Éteinte »,  et cela arrive à grands pas, c’est qu’il n’y aura tout simplement plus de justice.

Je vous aurai prévenus !

 

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