Paris (75)

Commissaires de justice : en première ligne pour protéger les créations des influenceurs

Publié le 07/06/2023

Alors que le 9 mai dernier le Sénat examinait le projet de loi visant à réguler l’activité des influenceurs en France, adoptée en première lecture à l’Assemblée nationale fin mars, les commissaires de justice rappellent qu’ils sont bien placés pour aider les influenceurs à protéger leurs créations. Entretien avec Anthony Cesca, commissaire de justice et référent communication de la Chambre régionale des commissaires de justice de Paris.

AJ : Les créateurs de contenus sont de plus en plus nombreux… L’actualité montre qu’ils ont des devoirs, mais aussi des droits. Comment vous positionnez-vous ?

Anthony Cesca : Sur ce sujet, le contexte socioculturel compte puisque, avec le développement des réseaux sociaux, les influenceurs sont de plus en plus nombreux. Ils seraient environ 150 000 aujourd’hui à en avoir fait leur métier. Sur Youtube, Instagram, Tiktok, cette activité grandissante correspond à un besoin d’encadrement, d’où un projet de loi visant à réguler leur activité. Nous avons pu en voir les dérives, notamment par le biais d’influenceuses qui promouvaient la chirurgie esthétique (d’autres ont pu encourager l’automédication ou des formations frauduleuses, etc.). Le gouvernement veut donc davantage encadrer ces pratiques pour éviter ces dérives, ce qui est légitime. Mais de l’autre côté, ces influenceurs sont aussi des créateurs de contenus qui méritent d’être mieux protégés, car ils créent des œuvres au sens du droit de la propriété intellectuelle. En résumé, le développement énorme de l’activité a besoin d’être régulé mais ces créateurs ont aussi droit à la défense de leurs droits.

AJ : Internet est certes un « nouveau » medium. La nature de vos missions a-t-elle changé ou n’est-ce que la continuité de vos prérogatives habituelles ?

Anthony Cesca : Cette façon de nous positionner sur la protection des créations des influenceurs correspond bien à la continuité de ce que nous faisions au préalable, puisque nous réalisons les constats de dépôt pour des créateurs plus « classiques » : nous déposons par exemple les collections des marques de luxe, mais cela s’étend à tout domaine d’activité dans lequel des œuvres sont créées.

AJ : Ce besoin d’être protégé est-il encore plus fort chez les créateurs de contenus, qui n’ont pas forcément de bagage juridique ?

Anthony Cesca : En effet, des influenceurs acquièrent du succès parfois en quelques mois seulement. Et nombre d’entre eux n’ont pas la pleine conscience qu’il y a une nécessité de protéger leur création. Lorsqu’ils s’en rendent compte, c’est déjà trop tard. Ils manquent clairement d’informations et il est dommage de se protéger a posteriori, quand le mal est déjà fait. Bien sûr, un petit créateur va moins dépenser qu’un grand créateur, mais dans tous les cas, il faut protéger ses créations. L’INPI protège les marques, les brevets tandis que nous certifions les créations : idées de start-up, identités graphiques d’un site, patrons de couture, manuscrits, partitions, etc. Certes, il existe des dispositifs de protection comme l’enveloppe Soleau, qui permet d’obtenir une date certaine de création, mais qui sera limitée en termes de nombre d’œuvres ou de durée dans le temps.

Les commissaires de justice, eux, ne sont ni limités en format, ni en temps, ni en quantité d’œuvres fichées. Grâce au procès-verbal et au dépôt journalier que nous assurons, nous pouvons certifier un document, 1 500 ou 15 000 fois ! Sur le format, il peut s’agir de vidéos, de fichiers audio ou d’éléments physiques. Ces démarches permettent de prouver que quelqu’un en est bien le créateur, si se présente un jour un problème, comme un souci de paternité. La durée minimum du service que nous assurons est de 25 ans : nous avons donc l’obligation de conserver pendant 25 ans le constat ou la signification. Au-delà de cette date, cela est versé aux archives départementales.

AJ : Quels sont les outils à votre disposition ?

Anthony Cesca : En tant que commissaires de justice, nous réalisons le procès-verbal du dépôt de propriété intellectuelle, qui atteste une date certaine de création, et contient un descriptif de l’œuvre. En tant qu’officiers publics et ministériels, nous sommes les mieux placés pour protéger les créateurs de contenus. Mais nous réalisons aussi le constat internet. En effet, une fois que le dépôt d’une œuvre est fait, il y a la possibilité de constater qu’une contrefaçon a été postée sur internet. Le commissaire de justice peut donc effectuer ce constat sur internet. S’il s’agit d’un site internet, il va décrire dans son acte le chemin d’accès à la page web, réaliser les captures d’écran nécessaires et y annexer tous les fichiers numériques (photos, vidéos, fichiers…). Quand il s’agit d’un réseau social, il va décrire, copier et enregistrer tout ce qui est visible. Le constat dressé, les publications sont sécurisées et les storys sont enregistrées dans le procès-verbal. La preuve est alors sauvegardée et peu importe ce qui se passe ensuite sur le réseau social, même en cas de suppression de la publication. Il est essentiel de garder en tête que devant un magistrat en cas de litige, seuls les constats internet réalisés par un commissaire de justice font foi, jusqu’à preuve contraire. Le juge est ainsi obligé de les intégrer dans sa réflexion.

AJ : Est-ce qu’internet a facilité le vol, par le fait que les « œuvres » sont à portée de main, et peuvent être « empruntées » en un clic ?

Anthony Cesca : Par son usage, il est clair que l’arrivée d’internet a « facilité » le vol des créations, notamment par des plagiats rendus possibles en quelques clics. Auparavant, pour des livres ou de la musique, c’était plus compliqué. S’il y avait vol, on pouvait dire que c’était plutôt intentionnel, avec, à l’origine du vol, quelqu’un qui était conscient de ce à quoi il s’exposait. Mais avec les créateurs de contenus, la donne a changé : concernant les vidéos ou les écrits dans une story, ce n’est pas dans le langage commun de considérer qu’elles relèvent d’une œuvre ou à tout le moins d’une création, mais c’en est bien une au sens du droit de la propriété intellectuelle. Celles et ceux qui reprennent un texte écrit sur un réseau social n’ont pas le sentiment qu’ils commettent un vol. Cela explique la démultiplication du phénomène. Mais cela s’applique également à la contrefaçon pour la bonne raison qu’ils n’ont pas la pleine conscience que c’est une création. Ces deux facteurs, le succès grandissant des réseaux sociaux et la méconnaissance voire l’ignorance qu’il s’agit d’une œuvre, aboutissent à cette situation, sans compter que ces publications peuvent être éphémères.

AJ : Comment réussir à communiquer auprès de ceux qui pourraient avoir besoin de vos services ?

Anthony Cesca : Il y a certainement une communication à établir, et peut-être qu’à des fins d’efficacité, il faut avoir recours aux mêmes codes que les influenceurs, afin de promouvoir la protection que l’on peut leur apporter dans leurs contenus. Beaucoup ne savent pas qu’il s’agit de créations et donc, ne font pas valoir leurs droits en cas de préjudice.

AJ : Vous pouvez protéger contre la contrefaçon, mais aussi contre la diffamation, avec la tenue de propos potentiellement dénigrants ?

Anthony Cesca : Oui, et c’est aussi le cas pour le harcèlement, ce qui arrive souvent sur les réseaux sociaux… Nous avons tous entendu parler de campagnes de cyberharcèlement avec des affaires de faits divers dans lesquelles des créateurs ont été poussés au suicide, car il existe un phénomène de défoulement sur des créateurs de contenus, qu’ils soient des instagrameurs, des tiktokeurs, ou de manière générale, des influenceurs. Les commissaires de justice peuvent assurer une protection, en établissant la véracité de la preuve, afin qu’elle puisse être retenue au tribunal. Les commissaires de justice peuvent donc être utiles a priori ou a posteriori, mais le point commun est de constituer la preuve.

AJ : Dans quels autres secteurs agissez-vous ?

Anthony Cesca : Nous déposons pour les collections de haute couture, de prêt-à-porter ou des collections capsule, à partir du moment où ces collections sont présentées à un public.

Dans le domaine littéraire, si un éditeur ou un écrivain compte dévoiler une œuvre ou un ouvrage, même s’il n’est pas totalement écrit, nous pouvons en protéger l’idée. Il existe de nombreux cas de procédures intentées par un auteur à un autre pour une idée ressemblante.

Pour les jeux-concours, nous assurons la sécurité juridique d’un règlement de jeu avant que le jeu soit mis en place. Récemment, des émissions comme The Voice ou les Césars ont mis en lumière notre rôle.

Enfin, des architectes font aussi appel à nous. Lorsqu’ils déposent leurs plans dans le cadre d’un appel d’offres, ils sécurisent leur œuvre.

Autre élément essentiel : le dépôt de code source, dans le cas de la création d’un site internet ou d’un logiciel.

AJ : Êtes-vous formés spécifiquement à l’informatique ?

Anthony Cesca : Nous sommes des professionnels du droit et des juristes de terrain avant toute chose mais notre profession s’est adaptée à internet et à la digitalisation croissante, avec la mise en place de la signification électronique, la blockchain utilisée par certaines chambres ou de plus en plus d’actes électroniques. Il y a donc une appétence générale pour le numérique chez les commissaires de justice.

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