Place de la République, les avocats aussi sont debout

Publié le 16/06/2016

Tous les jours en fin d’après-midi, des avocats parisiens prennent leurs quartiers à Nuit debout, place de la République. Ils sont plus de 120 à se relayer pour assurer des consultations juridiques gratuites à une population en demande de conseils.

En cette fin d’avril, le printemps tarde à arriver sur la place de la République. Des passants encore emmitouflés déambulent le nez en l’air de stands en stands. Le mouvement Nuit debout commencerait-il à donner des signes d’essoufflement ? La foule est, ce jour-là, plutôt clairsemée. Assis sur la dalle froide, une dizaine de personnes débattent sur la migration. À côté, flottant au-dessus des tables de la commission « Banlieues et quartiers populaires », une pancarte en carton gondolé interroge : « La police vous protège, mais qui vous protège de la police ? ». En face, des femmes installées en cercle refont le monde entre elles, volontairement coupées de toute présence masculine par un enclos de ficelle… La grande place minérale est parsemée de petits groupes qui débattent en « commissions » réunissant chacune une quinzaine de personnes. « Vous cherchez les avocats ? C’est les mecs en Loden, là-bas », ironise un badaud goguenard en se relevant d’un sit-in avec la commission « Autogestion : théorie et pratique ».

Ils sont là, en effet, nichés entre la cantine et le stand « Convergence des luttes ». Cinq silhouettes en gris, noir, bleu, qui, malgré leur style décontracté, détonnent dans l’assemblée baba cool dont émergent dreadlocks et chapeaux de paille. Leur stand, pourtant, est de loin le plus fréquenté de la place. Une petite dizaine de personnes attend en permanence devant. « Ça doit être un truc super, car il y a toujours un monde fou », commente, un peu envieux, l’étudiant de 25 ans qui tient la permanence du stand voisin, sur la convergence des luttes, que la plupart des passants dépassent sans s’y arrêter.

Depuis quelques semaines déjà, une vingtaine d’avocats se relaie pour assurer une permanence juridique bénévole derrière une table à tréteaux sur laquelle sont disposés de vieux codes en libre consultation. Cet après-midi-là, ils verront se succéder une dame en conflit avec son opérateur téléphonique, qui refuse de débloquer son téléphone depuis qu’elle est partie de chez lui, un jeune homme qui veut savoir si on peut le saisir pour des dettes faites par son père, un autre qui doit se rendre à un entretien de licenciement et veut connaître ses droits. Les avocats traitent de mille et une petites tracasseries de la vie quotidienne. « Il y a beaucoup de personnes qui veulent des conseils sur les interpellations et les garde à vue, des étrangers en situations irrégulières… et aussi des problèmes de voisinage, de surendettement », précise Me Dominique Tricaud, avocat fondateur d’Avocats debout. « Et puis il y a les gens qui ont juste envie de parler. Ce n’est pas toujours juridique, loin de là »…

Le jeune homme vêtu d’un sweat à capuche qui s’avance à la table est de ceux-là. Éducateur d’environ 25 ans, avec des velléités de reconversion professionnelle, il vient à la pêche aux informations sur les études de droit. Eduardo Mariotti, avocat depuis six petits mois au barreau de Paris, l’écoute avec une patience infinie, et lui explique patiemment le rythme de travail, le bachotage, les stages, les partiels… « J’ai découvert ça sur Twitter, lorsque Maître Eolas a balancé des tweets avec des photos. Je suis passé un soir après le boulot ». Il est revenu ensuite, quatre fois en quinze jours. « Je suis spécialisé en contentieux, principalement en droit pénal. J’aime bien conseiller les gens sur les interpellations, les gardes à vue. Je viens de conseiller un gars qui me demandait ce que risquait un de ses amis, interpellé pendant une manifestation. Si quelqu’un vient avec un problème de droit administratif, en revanche, je demande à un confrère plus compétent car je ne pourrai pas aller très loin dans la consultation. On a tous des spécialités différentes, on arrive généralement à se compléter. Et si personne de vraiment compétent n’est là ce jour-là, on renvoie vers d’autres permanences juridiques… ».

Longue silhouette en imperméable beige, un éternel mégot à la main, Me Tricaud est l’homme à l’origine du mouvement. Presque sexagénaire, il est incontestablement le doyen du petit groupe d’avocats bénévoles. Cofondateur de SOS Racisme, investi dans différentes associations – secrétaire général du Comité Helsinki en France pour l’International Helsinki Federation for Human Rights, président de l’association Riposte contre l’exclusion –, il est venu humer l’air de la place de la République dès le début du mouvement citoyen. « J’ai un peu tourné : c’est intéressant mais je n’y comprends rien », confie-t-il. « On participe à un truc un peu politique, un peu ludique, que personne n’arrive à définir vraiment ». Il a lancé l’idée d’une permanence juridique avec quelques amis, a embringué tous les collaborateurs de son cabinet, et a vite vu d’autres volontaires arriver, une quinzaine de candidatures par jour. « Beaucoup de jeunes avocats vont faire des fusions-acquisitions pour gagner leur vie, mais ont la vocation de la défense. Ici, ils sont fiers d’être véritablement avocats », analyse-t-il.

De passage sur la place, l’avocat Denis Smadja, baskets et barbe de trois jours, vient prendre des renseignements. Lui aussi envisage de prêter main-forte au groupe. « Les gens ont besoin de droit. De le connaître, de le faire appliquer. Or on vit dans une société où les gens ont de moins en moins accès au droit », explique-t-il. Dans Avocats debout, il voit une manière de continuer à exercer les fondamentaux de son métier. « Pour continuer à travailler pour des gens démunis, je dois avoir des gens plus riches dans ma clientèle. Pour être honnête, je facture des services que je ne pourrais pas moi-même me payer. On est de plus en plus nombreux dans ce cas-là. Pourtant, le droit n’est pas une marchandise… ». La conversation s’engage entre le visiteur du jour et ses prédécesseurs. « Je fais du pénal, des divorces », détaille Me Denis Smadja. « C’est super, on a beaucoup de demandes sur le pénal ! », réplique Me Dominique Tricaud. Rendez-vous est pris pour la semaine prochaine.

« On fait une grosse campagne de pub pour la profession d’avocat. Ici, les avocats défendent aussi leur boulot. Les gens sont surpris de voir qu’ils sont sortis de leur cabinet et font des consultations gratuites », estime Me Dominique Tricaud. Le vieux routier des mouvements associatifs, conscient de détonner sur la place, s’amuse d’interloquer, de dérouter les passants. « Tout à l’heure, j’étais là avec une bière et des chips… Les gens étaient interloqués. Ils sont ravis de voir que les avocats sortent de leur cabinet, mais il ne faut quand même pas trop casser l’image », relate-t-il, l’œil malicieux.

Galvanisé par le succès de son mouvement, Me Dominique Tricaud promet qu’il ne va pas s’arrêter là. « Le droit est en général un outil contre le mouvement social. On va en faire un outil des luttes sociales. Nous allons assigner François Hollande devant le TGI pour violation de promesse électorale, faire une sommation interpellative par huissier de Manuel Valls, pour qu’il vienne s’expliquer devant une assemblée générale, déposer plainte contre X au pénal pour savoir qui a piqué l’argent de la dette… ». Quand ? Il ne sait pas encore très bien. En attendant, les avocats assurent qu’ils participeront à Nuit debout tant que le mouvement existera. Le Loden habille parfois des révolutionnaires…

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