Quel avenir pour l’assurance-vie ?
L’assurance-vie balance, à nouveau, entre la rigueur du droit civil et la liberté offerte par le Code des assurances. Placement préféré des Français, véritable outil de stratégie patrimoniale, l’assurance-vie est au cœur d’un débat sur son avenir dont l’issue est déterminante quant au succès de ce mécanisme. L’enjeu n’est pas seulement juridique, il est aussi économique tant l’assurance-vie brasse des sommes conséquentes.
L’assurance-vie est à la croisée des chemins, pas sa première. La route déjà parcourue est longue et semée d’embûches, péripéties et rebondissements en tous genres. Mais à nouveau, l’assurance-vie se retrouve au cœur de nombreuses attentions, tiraillée d’un côté par une envie de liberté toujours plus grande et de l’autre par un souci de retour à une rigueur plus forte dans les transmissions patrimoniales. Éternel recommencement dira-t-on pour ce produit, aux facettes multiples, aussi bien un placement qu’un outil de transmission, qui suscite chez les praticiens du patrimoine autant de rejet que d’attrait. L’assurance-vie est un mécanisme clivant parce qu’il bénéficie d’un régime d’exception. Qu’il soit clivant, cela n’a rien d’original. D’autres mécanismes le sont. Mais l’enjeu économique qu’il représente est tel que les débats qui l’entourent prennent une dimension particulière. Le chiffre parle de lui-même : 1 800 milliards d’euros. C’est l’encours global de l’assurance-vie. Dès lors, lorsqu’il s’agit d’aborder cet instrument, on ne peut occulter sa dimension économique et sociale.
Pour rappel, l’assurance-vie est un outil d’épargne et de transmission du patrimoine. C’est d’abord un outil d’épargne dans la mesure où il permet à un particulier de placer des fonds sur ce support et de les retirer lorsqu’il en a besoin, en profitant à l’occasion des intérêts générés par son placement. C’est ensuite un outil de transmission du patrimoine puisqu’il permet au souscripteur de désigner, via la clause bénéficiaire, la personne qui se verra attribuer le bénéfice du contrat à son dénouement, c’est-à-dire au décès du souscripteur. Là réside le premier intérêt du contrat d’assurance-vie, à savoir son aptitude à satisfaire deux objectifs essentiels pour un particulier, le placement et la transmission. Mais cet intérêt est considérablement accru par le traitement civil et fiscal dont bénéficie le contrat d’assurance-vie. En effet, de longue date, l’assurance-vie a bénéficié d’un régime dérogatoire, aussi bien civil que fiscal, régime qui perdure aujourd’hui.
Pourquoi l’assurance-vie bénéficie-t-elle d’un régime dérogatoire ? Il faut revenir pour le comprendre aux origines de ce contrat et à sa fonction initiale. À l’origine, le contrat d’assurance-vie était utilisé pour garantir le remboursement des prêts bancaires en cas de décès de l’emprunteur avant le remboursement intégral du prêt. Il s’agissait d’un pur mécanisme d’assurance destiné à couvrir la charge importante que constituait le remboursement du prêt pour une famille après le décès de l’emprunteur. Cette fonction particulière de l’assurance-vie explique que le bénéfice du contrat ne soit pas assimilé à une libéralité, outre le fait qu’il s’agisse d’une stipulation pour autrui. On voit bien en effet que l’attribution du bénéfice n’est pas fondée sur une intention libérale. Qui plus est, si le souscripteur est en vie au terme du contrat de prêt, le bénéfice du contrat est perdu. L’assurance-vie n’est donc pas, originellement, un outil de transmission du patrimoine, ce qui explique sa mise à l’écart du droit des successions mais aussi son traitement fiscal particulier. Sur le plan fiscal en effet, le contrat jouit d’un statut dérogatoire, qui évolue avec le temps. Le point essentiel est la date de versement des primes. Si celles-ci sont versées avant les 70 ans du souscripteur, le Code général des impôts octroie un abattement de 152 500 € par bénéficiaire tous contrats confondus, et, au-delà, la part imposable subit un prélèvement à hauteur de 20 % jusqu’à 700 000 € et 31,25 % au-delà1. Si les primes sont versées après 70 ans, tous les bénéficiaires bénéficient d’un abattement de 30 500 € pour tous les contrats et ensuite c’est la fiscalité à titre gratuit à cause de mort qui s’applique2. Il faut signaler que le conjoint survivant ou partenaire survivant bénéficiaire du contrat est exonéré de droits. Comme sur le plan civil, l’assurance-vie jouit d’une faveur fiscale indiscutable, surtout lorsque les primes sont versées avant 70 ans.
Tous ces avantages font de l’assurance-vie un instrument très alléchant pour les particuliers. Mais d’un autre côté, ils mettent à mal la protection de la famille telle que l’envisage le Code civil, notamment par la réserve héréditaire. Il faut bien admettre aujourd’hui que l’assurance-vie ne ressemble plus au mécanisme d’assurance de l’emprunteur en cas de décès avant le remboursement intégral du prêt. L’assurance-vie n’est plus aujourd’hui un contrat de prévoyance, mais un véritable outil de placement et de transmission du patrimoine, toujours plus décorrélé d’une stratégie assurantielle.
Cette trajectoire de l’assurance-vie explique les nombreuses tentatives de remise en cause de son statut dérogatoire. Mais ses défenseurs sont également nombreux, et, à nouveau, le mécanisme est au cœur de vives discussions. L’assurance-vie va-t-elle continuer à bénéficier de son régime dérogatoire ou au contraire va-t-elle rentrer dans le rang et subir le carcan de la réserve héréditaire ? Qu’adviendra-t-il de son régime fiscal favorable ? Telles sont les questions qui se posent avec acuité aujourd’hui. Dans un premier temps, nous reviendrons sur l’actualité des divergences sur l’assurance-vie (I), avant d’esquisser les traits de ce que pourrait être un traitement équilibré de l’assurance-vie aussi bien sur le plan civil que fiscal (II).
I – L’assurance-vie entre liberté et rigueur
Le traitement civil de l’assurance-vie suscite des débats nombreux et passionnés, entre d’un côté les tenants de la rigueur civile, incarnée par la réserve héréditaire, et de l’autre les tenants de la liberté de transmission. Il y a effectivement un débat sur le sort du mécanisme en droit des successions. En droit positif, l’assurance-vie est hors succession, cela signifie concrètement que le bénéfice du contrat n’est pas considéré comme une libéralité soumise au couperet de la réserve héréditaire. Cette exclusion est prévue par le Code des assurances3. L’assurance-vie est un « coupe réserve », selon l’expression du professeur Grimaldi4. Ce traitement particulier cristallise les débats, car il conduit à une remise en cause significative de l’ordre public successoral. Or cet ordre public, incarné par la réserve héréditaire, ne cherche pas seulement à limiter la transmission du patrimoine en-dehors du cercle familial, mais également à assurer une égalité minimale obligatoire entre les enfants. Ce sont ainsi ces deux objectifs qui sont mis à mal par l’assurance-vie. Certes, le Code des assurances prévoit une limitation propre aux excès auxquels pourrait conduire le recours à l’assurance-vie, mais la jurisprudence récente en fait un usage plus que restreint (A). Cela explique les tentatives de réforme du traitement civil de l’assurance-vie (B).
A – La liberté soutenue par la jurisprudence
Le Code des assurances prévoit sa propre limitation à la mise à l’écart de la réserve héréditaire par l’assurance-vie. Il s’agit des fameuses primes manifestement exagérées prévues à l’alinéa 2 de l’article L. 132-13 du Code des assurances. Cette restriction légale à la mise à l’écart de l’ordre public successoral est en quelque sorte la résurgence de la réserve héréditaire mais sous une forme différente et surtout avec des modalités d’application différentes. Alors que le Code civil prévoit une limitation explicite et ferme à la liberté de transmission, au travers des fractions définies de quotité disponible et de réserve héréditaire5, le Code des assurances est beaucoup plus imprécis sur la limite à apporter à la transmission du patrimoine par l’assurance-vie. Il revient en effet à la jurisprudence de définir ce qu’est une prime manifestement exagérée et de l’apprécier au cas par cas.
Au fil des arrêts, plusieurs critères se dégagent et on constate une évolution de la jurisprudence dans le sens d’un assouplissement des critères. Les premiers arrêts essentiels sur le sujet sont les arrêts de la chambre mixte du 23 novembre 20046. Trois critères ont été posés pour identifier une prime manifestement exagérée : l’âge du souscripteur au moment des versements des primes, la situation patrimoniale et la situation familiale du souscripteur. Sur la base de ces critères, une prime est manifestement exagérée lorsque le souscripteur verse les primes peu de temps avant de décéder, encore doit-il être en fin de vie au moment du versement, lorsqu’il place une partie très importante de son patrimoine en assurance-vie ou lorsqu’il désigne comme bénéficiaire une personne autre que ses héritiers légaux. Les critères sont multiples et non cumulatifs. Ils laissent finalement au juge une marge d’appréciation très large, et, à la lecture des arrêts, on constate une mansuétude certaine des magistrats à l’égard de l’assurance-vie. La reconnaissance de primes manifestement exagérées est en effet rare. Elle l’est encore plus depuis que la jurisprudence a ajouté un nouveau critère depuis 20077 : il s’agit du critère de l’utilité du contrat. En vertu de ce critère, la prime n’est pas manifestement exagérée si le contrat présente une utilité économique pour le souscripteur. Il s’agit concrètement de la possibilité d’effectuer des rachats sur le contrat pour financer telle ou telle dépense. Il suffit ainsi au souscripteur de prévoir des rachats programmés, dès la souscription du contrat, pour justifier de son utilité et ainsi échapper à la sanction des primes manifestement exagérées.
La jurisprudence relative à l’assurance-vie atteste d’une grande bienveillance des juges à l’égard de cet instrument qui pourtant conduit à contourner l’ordre public successoral. Un arrêt significatif illustre cette tendance. C’est l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 6 novembre 20198. Dans cette espèce, un père de famille vend un immeuble et place les fonds sur un contrat d’assurance-vie dont le bénéficiaire désigné est le partenaire de pacs du souscripteur, qui n’est pas le parent des enfants. Il n’est pas fait état de patrimoine par ailleurs. Au décès du souscripteur, le bénéfice du contrat est attribué au partenaire survivant, en application des dispositions de la clause bénéficiaire et les enfants agissent en réduction des primes manifestement exagérées. On voit bien ici la stratégie de contournement de la réserve héréditaire opérée par le père de famille qui, grâce à l’assurance-vie, déshérite de fait ses enfants pour gratifier son partenaire. Pourtant, ni la cour d’appel ni la Cour de cassation n’ont remis en cause le procédé. Sur la base des critères précédemment évoqués, les magistrats ont admis que les primes, versées alors que le souscripteur avait devant lui une espérance de vie suffisamment longue, n’étaient pas exagérées au regard notamment de l’utilité du contrat. Il est clairement fait mention de la possibilité d’effectuer des rachats partiels dans l’arrêt, ce qui apparaît finalement comme le critère prédominant. Les enfants, pourtant réservataires, sont de fait déshérités.
Un autre arrêt s’inscrit dans cette tendance libérale à l’égard de l’assurance-vie. Il s’agit de l’arrêt rendu le 20 novembre 2019 par la première chambre civile de la Cour de cassation9. Le débat ne portait pas sur les primes manifestement exagérées mais sur la requalification même du contrat en donation. On sait que la jurisprudence a pu par le passé user de cette possibilité pour réintégrer des capitaux dans la succession, lorsque l’assurance-vie s’apparente fortement à une donation10. L’espèce révèle à nouveau une volonté du souscripteur de contourner les règles civiles en matière de transmission. Un époux marié sous le régime de la communauté universelle souscrit des contrats d’assurance-vie en désignant comme bénéficiaire sa maîtresse. Celle-ci accepte le bénéfice du contrat et le souscripteur consent à cette acceptation. Le caractère définitif de la transmission est dès lors établi, ce qui apparente clairement l’assurance-vie en donation. Néanmoins, la Cour de cassation ne retient pas cette qualification, car elle estime que la faculté de rachat, qui rend rédhibitoire toute idée de donation, n’a pas disparu dès lors que le souscripteur n’y a pas renoncé expressément. Elle n’est pourtant plus libre pour le souscripteur puisque le rachat est désormais subordonné à l’accord du bénéficiaire. Mais qu’importe pour la Cour de cassation, cette possibilité, même infime, suffit à rejeter la qualification de donation. Encore une fois, l’assurance-vie a permis de contourner l’ordre public successoral.
En définitive, la lecture de la jurisprudence montre une grande mansuétude des juges à l’égard de l’assurance-vie. La raison tient assurément aux critères de requalification des primes qui sont trop souples, notamment l’utilité du contrat. Il en résulte une très grande liberté des particuliers de soustraire une partie non négligeable de leur patrimoine aux contraintes de l’ordre public successoral, et ce au détriment des héritiers légaux que sont les enfants et le conjoint survivant. L’assurance-vie permet aussi de rompre l’égalité entre les enfants. Ce sont bien les deux fonctions essentielles de la réserve héréditaire qui sont mises à mal par l’assurance-vie. Ce qui explique les tentatives de retour à une plus grande rigueur.
B – La rigueur réclamée
Le statut dérogatoire de l’assurance-vie dans le cadre de la réserve héréditaire est contesté depuis plusieurs années en doctrine11. La tendance très libérale de la jurisprudence a renforcé les critiques et à nouveau le traitement de l’assurance-vie sur le pan civil est remis en question. Un rapport sur la réserve héréditaire, remis au garde des Sceaux le 13 décembre 2019, aborde ainsi la question de l’assurance-vie et fait des propositions de réforme12.
D’abord, le rapport dresse un état des lieux des rapports entre l’assurance-vie et la réserve héréditaire. Le constat est sans équivoque : le statut dérogatoire dont jouit l’assurance-vie est devenu intenable dès lors que le garde-fou des primes manifestement exagérées n’est pas suffisamment mis en œuvre. Le rapport affirme ainsi que la majorité des contrats d’assurance-vie sont en réalité des libéralités dans la mesure où il ne s’agit que d’un outil de transmission d’une épargne accumulée. Dès lors, ils devraient réintégrer la succession.
On retrouve ici la référence à la distinction entre le contrat d’assurance-vie prévoyance et le contrat d’assurance-vie placement. Seul le premier de ces contrats, correspondant à la définition originelle de l’assurance-vie, devrait jouir d’un statut dérogatoire alors que le second, forme aujourd’hui la plus usitée, devrait réintégrer la succession et tomber sous le coup de la réserve héréditaire. Le rapport reprend une proposition de Michel Grimaldi consistant à différencier selon les contrats d’assurance-vie13.
Seulement, le rapport propose une approche nouvelle du traitement de l’assurance-vie. La proposition ne consiste pas à réintégrer tous les contrats d’assurance-vie dans la succession, mais seulement ceux qui sont constitutifs d’une libéralité. Le rapport s’écarte ainsi de la distinction première entre l’assurance-vie prévoyance et l’assurance-vie placement et introduit une nouvelle distinction au sein de l’assurance-vie placement entre les contrats constitutifs d’une libéralité et ceux qui ne le seraient pas. Pour faciliter cette différenciation, le rapport préconise de poser comme critère, entre autres, la faculté de rachat. Ainsi, selon la proposition, tous les contrats d’assurance-vie seraient soumis à l’ordre public successoral à l’exception de ceux qui ne seraient pas constitutifs d’une libéralité. En revanche, sur le plan fiscal, l’assurance-vie continuerait à bénéficier de son régime particulier.
On peut certes souligner le changement, en apparence, radical quant au traitement de l’assurance-vie, mais l’exception proposée ne semble pas convaincante et appelle, peut-être, une autre voie.
II – Propositions pour un traitement objectif de l’assurance-vie
L’assurance-vie est à la croisée des chemins. L’un lui offre un avenir radieux en dehors des contraintes de la réserve héréditaire avec comme perspective de voir peut-être un jour tomber ce pilier de notre droit14. L’autre en sens inverse lui réserve un retour dans le giron du droit civil en la soumettant à la réserve héréditaire, ce qui contribuerait à une réaffirmation forte de son principe. Cela étant, entre ces deux voies diamétralement opposées, il semblerait qu’une voie médiane soit envisageable dont le principe serait de distinguer selon les contrats d’assurance-vie. Les difficultés que génère une telle tentative de différenciation (A) conduit toutefois à explorer un tout autre chemin (B).
A – La difficile différenciation des contrats d’assurance-vie
La solution préconisée par le rapport sur la réserve héréditaire qui consiste à soumettre l’assurance-vie à l’ordre public successoral sauf lorsqu’une faculté de rachat a été prévue au profit du souscripteur ne semble pas opportune. En effet, la faculté de rachat est très fréquemment prévue dès la souscription du contrat par l’inscription de rachats programmés. Les professionnels de la gestion de patrimoine ont bien compris que l’existence initiale de rachats programmés couvrait le contrat d’éventuels recours au moment du dénouement sur le terrain des primes manifestement exagérées. L’introduction par la Cour de cassation du critère de l’utilité du contrat a renforcé cette pratique. La proposition du rapport ne serait ainsi qu’un coup d’épée dans l’eau contre l’assurance-vie et ne changerait rien à la situation existante. Pire encore, elle renforcerait le statut dérogatoire de l’assurance-vie par rapport à la réserve héréditaire en objectivant un critère, l’existence de rachats, alors que jusqu’à présent les juges avaient une marge, certes minime, d’appréciation.
Si ce nouveau critère ne semble pas opportun, convient-il de conserver les critères existants ? Nous avons évoqué la jurisprudence qui fait une lecture très libérale de ces critères. Les conserver reviendrait à renforcer le statut dérogatoire de l’assurance-vie. Certes, un retour à davantage de sévérité quant à la lecture de ces critères permettrait de retrouver un équilibre qui ne mettrait pas à défaut quasiment systématiquement la réserve héréditaire15. Mais un tel équilibre est-il réellement possible ? Nous en doutons. Les critères existants sont multiples et permettent une appréciation trop large. Il n’y a bien que le critère de l’âge qui soit relativement précis. Pour les autres, la situation patrimoniale, la situation familiale et l’utilité, ils laissent une marge d’appréciation très importante aux juges qui finalement ne parviennent que difficilement à écarter le statut dérogatoire de l’assurance-vie.
En définitive, il apparaît que c’est l’économie même du traitement de l’assurance-vie au regard de la réserve héréditaire qui doit être repensé afin de redonner à l’ordre public successoral son sens et son efficacité. Soumettre son application à des critères subjectifs revient en effet à nier l’essence même du mécanisme de la réserve héréditaire qui est par principe intangible. Ces critères laissent une marge d’appréciation importante au juge, instaurant presque un principe de proportionnalité qui, comme le souligne Michel Grimaldi, n’a pas sa place dans les règlements successoraux16. Une nouvelle approche de l’assurance-vie peut ainsi être explorée.
B – Retour à la définition de la donation
L’assurance-vie jouit d’un statut dérogatoire, car, à l’origine, ce contrat n’est pas assimilable à une libéralité. C’est un mécanisme de prévoyance qui n’est pas inspiré par une intention libérale et qui, par conséquent, ne peut tomber sous le coup de la réserve héréditaire. Si tel n’est pas le cas, si une intention libérale s’insère dans la démarche du souscripteur, comme c’est le cas aujourd’hui avec les contrats d’assurance-vie, ne faut-il pas purement et simplement les traiter comme des libéralités, quand ils en ont les caractéristiques ?
Il convient alors d’éprouver ces caractéristiques avec le mécanisme de l’assurance-vie. Le premier caractère de la libéralité est le dépouillement définitif et irrévocable. Ce critère est difficilement conciliable avec l’assurance-vie dès lors qu’une faculté de rachat existe au profit du souscripteur. Mais c’est raisonner là comme s’il s’agissait d’une donation de biens présents. Mais si l’on raisonne par analogie avec le legs, ne pourrait-on pas admettre que le bénéfice de l’assurance-vie soit assimilé à une disposition gratuite à cause de mort ? Il en emprunte ainsi le régime de libre révocabilité, à l’instar des dispositions testamentaires. D’ailleurs, il y a une ressemblance certaine entre la désignation des légataires par testament et la désignation des bénéficiaires de l’assurance-vie dans la clause bénéficiaire, dans la mesure où tous découvrent souvent leur vocation après le décès.
Le second critère de la libéralité est l’intention libérale. C’est ce critère qui est à l’origine du statut dérogatoire de l’assurance-vie, au demeurant parfaitement justifié. L’ordre public successoral ne s’intéresse qu’aux dispositions à titre de libéralité, celles qui sont susceptibles de priver les réservataires de leur part ou qui risquent de rompre l’égalité entre eux. L’ordre public successoral n’a pas vocation à revenir sur des mécanismes de prévoyance. Mais quand l’assurance-vie ne présente plus ce caractère de prévoyance, elle emprunte les traits de la libéralité. Le souscripteur qui désigne tel ou tel bénéficiaire dans un contrat d’assurance-vie tel qu’ils sont conclus aujourd’hui manifeste indiscutablement une volonté de gratifier cette personne. L’assurance-vie est devenue un outil de transmission du patrimoine à titre gratuit au même titre que la donation et le legs. Le régime fiscal est différent, mais, sur le plan civil, il s’agit dans tous les cas d’un mécanisme, au dénouement, de transmission. Dès lors, il n’y a pas de raison de ne pas soumettre l’assurance-vie à l’ordre public successoral, en raisonnant par analogie avec le legs.
Cette solution ne prive pas l’assurance-vie de son attrait pour le souscripteur désireux de conserver la liberté dans la transmission de son patrimoine. Traité comme un legs, le bénéfice de l’assurance-vie ne serait pas soumis au rapport successoral et s’imputerait sur la quotité disponible dans le cadre de la protection de la réserve héréditaire. L’outil permettrait ainsi de favoriser telle personne ou tel enfant, mais dans le respect de la réserve héréditaire. Sur le plan fiscal, cela ne changerait rien pour l’assurance-vie qui conserverait son régime avantageux.
Traiter le bénéfice de l’assurance-vie comme un legs, sur le plan civil uniquement, repose sur une vision réaliste du mécanisme. Pendant la vie du souscripteur, c’est un placement dont il peut librement disposer avec sa faculté de rachat. Ce même souscripteur aurait pu placer cet argent sur un livret bancaire et procéder à des retraits. Au décès du souscripteur, c’est une transmission assimilable à un legs sur le montant qui reste au dénouement. De la même façon, la personne aurait pu léguer la somme d’argent restant sur le livret bancaire. En définitive, la transmission du bénéfice d’un contrat d’assurance-vie peut être assimilée, sur le plan civil, à un legs de somme d’argent. Cette solution ne vaut pas bien entendu pour les véritables contrats d’assurance-vie fondés sur un mécanisme de prévoyance. Seuls ces contrats continueraient à bénéficier de l’article L. 132-13 du Code des assurances.
Il n’est pas certain que l’assurance-vie connaisse un changement important dans les mois à venir, notamment au regard des considérations économiques qui sont en jeu. Pourtant une réforme s’impose pour clarifier le sort de ces contrats qui bénéficient d’un régime dérogatoire, qui, sur le plan civil, n’apparaît pas justifié. Ce serait l’occasion de réaffirmer la prééminence de la réserve héréditaire et son rôle essentiel dans notre modèle social.
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- 116e Congrès des notaires de France : les notaires veulent être au cœur de la vie
Notes de bas de pages
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1.
CGI, art. 990 I.
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2.
CGI, art. 757 B.
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3.
C. assur., art. L. 132-13. Cette disposition est issue de la loi du 13 juillet 1930. Mais elle n’a fait que consacrer la jurisprudence antérieure qui avait dans un premier temps admis le jeu de la réduction sur le capital versé avant de revenir sur cette solution et décider que le capital versé n’était pas soumis à l’action en réduction ou en rapport pour dépassement de la quotité disponible. V. Balleydier L. et Capitant H., « L’assurance sur la vie au profit d’un tiers et la jurisprudence », in Le Code civil 1804-1904. Livre du Centenaire, 1904, Rousseau, p. 515, spéc. p. 553 et s. et Le Roy H., L’assurance et le droit pécuniaire de la famille, 1985, LGDJ, Thèses, préf. Martin D., spéc. p. 250 et s.
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4.
Grimaldi M., obs. sous Cass. 1re civ., 25 janv. 2005, n° 96-19878 : RTD civ. 2005, p. 439, spéc. p. 440.
-
5.
C. civ., art. 1094-1.
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6.
Cass. ch. mixte, 23 nov. 2004, nos 12-11352, 0217507, 03-13673 et 01-13952.
-
7.
Cass. 1re civ., 27 mars 2007, n° 05-15781 ; Cass. 2e civ., 10 juill. 2008, n° 07-14098 ; Cass. 1re civ., 4 juin 2009, n° 08-15050 ; Cass. 1re civ., 17 sept. 2009, n° 08-17040.
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8.
Cass. 1re civ., 6 nov. 2019, n° 18-16153.
-
9.
Cass. 1re civ., 20 nov. 2019, n° 16-15867.
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10.
Cass. ch. mixte, 21 déc. 2007, n° 06-12769 : Bull. civ. ch. mixte, n° 13.
-
11.
V. Grimaldi M., « Réflexions sur l’assurance-vie et le droit patrimonial de la famille », Defrénois 15 juin 1994, n° 35841, p. 737.
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12.
V. le rapport du groupe de travail La réserve héréditaire, sous la direction de Cécile Pérès et Philippe Potentier, http://www.justice.gouv.fr/publications-10047/rapports-thematiques-10049/la-reserve-hereditaire-32881.html.
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13.
Thèse du « particularisme » de l’assurance-vie placement, v. Grimaldi M., « Réflexions sur l’assurance-vie et le droit patrimonial de la famille », Defrénois 15 juin 1994, n° 35841, p. 737.
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14.
V. le rapport de Génération libre, Supprimer la réserve héréditaire, https://www.generationlibre.eu/supprimer-la-reserve-hereditaire/. Une enquête a été demandée à l’IGAS sur la réserve héréditaire, dans la foulée de ce rapport.
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15.
Lambert-Faivre Y. et Leveneur L., Droit des assurances, 12e éd., 2005, Dalloz, Précis, spéc. n° 970 -1 : « […] si la moralisation de l’utilisation de l’assurance-vie ne vient pas de la déqualification des contrats de placement qui n’ont guère de l’assurance que le nom, au motif que leurs effets précis dépendent de la durée de la vie humaine [Cass. ch. mixte, 23 nov. 2004], au moins une application sans faille des dispositions du Code des assurances qui protègent le patrimoine familial [C. assur., art. L. 132-13] doit-elle être vivement encouragée ».
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16.
RTD civ. 2005, p. 437-438, note Grimaldi M.