Seine-Saint-Denis (93)

Audience devant la CNDA : « Je ne pensais pas que c’était l’Europe » !

Publié le 18/04/2023

CNDA, asile

À la fin du mois de février, la CNDA examinait la demande d’une femme somalienne arrivée en France avec sa petite fille handicapée. Problème, pour la Cour : elles étaient d’abord passées par la Grèce, où elles avaient laissé leurs empreintes.

D’une voix douce, Madame B raconte une histoire qui est de nature à briser les cœurs les plus solides ! Elle commence en Somalie, il y a une quarantaine d’années. Parce qu’elle est née d’une mère appartenant au clan majoritaire Issak et d’un père de la minorité Gaboyé, Madame B est abandonnée peu après la naissance. Elle est donnée à une famille, qui la traite comme une esclave : dès l’enfance, elle tient seule la maison, mène les animaux aux champs, subit brimades et humiliations. Plus elle grandit, pire c’est… Sa vie se met à rassembler à un condensé de violences faites aux femmes : Madame B est excisée à l’âge de 9 ans, violée par le fils de la famille dans laquelle elle grandit. Un jour, Madame B tombe enceinte de son violeur. Contre toute attente il reconnaît l’enfant. Madame B épouse son violeur.

De manière étonnante pour qui observe l’audience, Madame B semble s’être accommodée auprès de ce mari qui l’a violée pendant son adolescence. Le couple a eu quatre enfants. Peut-être vivrait-elle encore en Somalie si, un jour, son époux n’avait pas été assassiné par son propre frère. Et si ce dernier n’avait pas envisagé de faire d’elle, la femme du frère qu’il venait de tuer, sa nouvelle épouse. C’est alors que Madame B décide de quitter la Somalie, en emmenant avec elle une de ses filles, Maria, qui souffre de troubles neurologiques et psychologiques. En quittant la Somalie, elle pense la protéger de l’excision qui l’attend de manière certaine : 99 % des femmes somaliennes sont excisées, et la plupart d’entre elles subissent des mutilations de type 3, les plus graves.

Personne ne souffle mot pendant le bref récit de cette vie. Si les affrontements entre clans somaliens sont peu connus du grand public, les magistrats de la CNDA les connaissent bien. Ils savent que dans ce pays en guerre depuis 1991, la population Gaboyé est encore plus que les autres victimes de discrimination et de violence. Personne ne remet en cause ce que Madame B a vécu en Somalie, et ce qui attendait sa fille Maria dans le pays qui l’a vue naître.

Lorsque Madame B est convoitée par le frère assassin de son mari, une voisine prend pitié d’elle. Elle lui explique qu’elle connaît des passeurs qui peuvent l’amener en Turquie. La voisine sait de quoi elle parle : sa propre fille a fait ce voyage. « Elle m’a aidée dans mes démarches », résume Madame B à l’audience, sans en préciser les détails. Un mois plus tard Madame B embarque dans un avion à destination de la Turquie, avec Maria, sa fille handicapée. Une deuxième page de sa vie commence, pas plus heureuse que la première !

À l’aéroport d’Ankara, une femme attend Madame B et l’emmène avec sa fille dans une maison de passeurs. Elles y restent une dizaine de jours avant de prendre la mer sur un petit bateau, au milieu d’une cinquantaine de personnes. Destination : la Grèce, un pays dont Madame B dit tout ignorer, tout, y compris son appartenance à l’Union européenne. L’esquif atteint l’île de Chios, située dans la mer Egée, à côté de Lesbos. Sur cette île où les touristes cohabitent avec les migrants, des garde-côtes viennent les chercher et les emmènent dans un camp. Ils leur annoncent qu’ils vont être renvoyés en Turquie et prennent leurs empreintes. Madame B dit qu’elle n’a pas compris ce qui se jouait alors, et qui la met dans une situation difficile ce jour-là, devant la Cour nationale du droit d’asile à Montreuil (93).

Madame B a laissé ses empreintes, lançant une procédure de demande d’asile en Grèce. Or, en vertu du règlement de Dublin, le pays de l’UE dans lequel le demandeur a laissé ses empreintes est celui qui doit statuer sur la demande d’asile. « Les personnes autour de moi disaient que nous n’étions pas arrivés en Europe. Je ne pensais pas que ces empreintes seraient utilisées pour la demande d’asile ».

– « Pour vous, ce n’était pas l’Europe ? », demande une des deux assesseurs.

– « Non, je pensais que c’était encore la Turquie ».

Dans le camp, la mère et sa fille handicapée vivent sous une tente rudimentaire. Elles n’ont pas de lit mais disposent de deux couettes. Madame B en installe une sur le sol, fait de la deuxième une couverture. Quatre femmes somaliennes vivent dans le même camp, mais les traitent en paria depuis qu’elles ont appris leur appartenance au groupe des Gaboyé. Un soir, Madame B est agressée lorsqu’elle se rend aux toilettes. Cette violence non plus ne fera pas débat. « Cela est documenté », souligne son avocate, Me Céline Pigot.

Un jour, des affiches sur les murs informent le groupe qu’il faut partir. Les migrants reprennent la mer en direction d’Athènes.

– « J’ai suivi le groupe et on est arrivés dans le hall d’une église. Je ne connaissais rien. On m’a dit que c’était la Grèce », explique Madame B.

– « Et là, c’était l’Europe ou pas » ?

– « Non, je ne pensais pas. Des gens me disaient que ce n’était pas là qu’il fallait demander l’asile mais en France ou en Allemagne, des pays qui font partie de l’Union européenne ».

La Grèce, sans qu’elle le sache, dit-elle, examine sa demande d’asile. Le statut de réfugié lui sera accordé, rappelle la présidente de la Cour. Madame B dit qu’elle ne l’a jamais su : personne, à Athènes, n’accompagnait les exilés. Personne ne l’en a informée.

Dans l’église du centre-ville d’Athènes, la fugitive ne trouve toujours pas le repos espéré. Sa fille Maria multiplie les malaises. Elle fait ses besoins sur elle.

– « On me discriminait pour sa maladie. Elle n’allait pas à l’école, ne voyait pas de médecin ». Madame B entend dire que la France serait plus accueillante.

– « On m’a dit que ma fille y serait mieux traitée. Des passeurs m’ont trouvé un passeport et je suis partie en avion pour l’Italie ».

La mère et sa fille handicapée reprennent la route.

– « En prenant l’avion, vous saviez dans quel pays vous alliez ? »

– « Oui. Arrivée en Italie le passeur m’a mise dans un covoiturage avec une femme noire et deux Arabes. Direction Paris ».

En débarquant à Paris, gare du Nord, la requérante trouve la communauté somalienne qui lui explique comment demander l’asile. La présidente s’étonne que Madame B ait su, si vite, se débrouiller dans une grande ville inconnue. Elle semble y voir la preuve que, depuis son départ de Somalie, Madame B avait eue pour projet de rejoindre la France. Madame B conteste : « Je ne connaissais pas la ville, j’ai juste suivi les autres ». En France, Madame B fait une nouvelle demande d’asile.  Sa fille Maria est reconnue par la MDH comme étant handicapée entre 50 % et 70 %. Elle est régulièrement suivie à l’hôpital Robert Debré. La mère et la fille vont mieux, un peu…

Les questions du président et des assesseurs convergent toutes autour du même problème : Madame B était protégée par la Grèce. Et quoi qu’elle en dise, les magistrats semblent avoir du mal à croire qu’elle ait pu l’ignorer. L’avocate, Me Céline Pigot, s’efforce de démontrer que la protection dont bénéficiait sa cliente n’était pas effective. Qu’elle ne lui a jamais ouvert les portes d’un hôpital ou d’une école pour sa fille. « Une protection effective, c’est un certain nombre de droits : l’accès à un titre de séjour, à un emploi, aux soins », énumère-t-elle dans sa plaidoirie. Cela aussi, les magistrats ont l’air prêts à l’admettre : de nombreux rapports dénoncent le manque de protection des réfugiés pris en charge en Grèce et en Italie. L’avocate souligne que le Ceredoc, centre de documentation de la CNDA, a lui même produit un rapport dénonçant la « situation dramatique des personnes protégées en Grèce ». « Votre Cour admet régulièrement que la protection grecque n’est pas effective, surtout pour une femme et une enfant atteinte de trouble psychologique », souligne Me Céline Pigot. Les magistrats cherchent à savoir si Madame B a fait des démarches particulières pour accéder au soin. Si elle a amené sa fille à l’hôpital d’Athènes. La réponse est non. « J’avais peur qu’on m’accuse d’être la cause de son mal et qu’on me la prenne », explique Madame B. Cela lui sera reproché.

Trois semaines plus tard, la Cour rend sa décision. Aux nombres des malheurs vécus par Madame B vient s’ajouter celui-ci : la CNDA a rejeté sa demande, ainsi que celle de sa fille.

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