Seine-Saint-Denis (93)

À Saint-Ouen, le défi du congé menstruel

Publié le 16/06/2023
Règles, menstruations, douleur, maladie, santé
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Le 8 mars dernier, le maire de Saint-Ouen annonçait la mise en place d’un congé menstruel pour les agentes et employées de la commune… Une première pour une collectivité française et un défi pour les équipes !

« J’ai aujourd’hui le plaisir d’annoncer que @villesaintouen a décidé d’expérimenter la mise en place d’un congé menstruel pour toutes les agentes atteintes d’endométriose ou de règles douloureuses qui les empêchent d’accomplir normalement leurs missions », annonçait le 8 mars dernier le maire de Saint-Ouen-sur-Seine (93), Karim Bouamrane (PS). Qu’elles soient policières municipales, dames de cantine, secrétaires de mairie, élues, puéricultrices ou agente des parcs et jardins, les 1 200 agentes municipales (sur les 2 000 que compte la commune de 60 000 habitants) peuvent souffler : il leur sera possible désormais de présenter un certificat médical en cas d’endométriose (qui touche 10 % des personnes), de règles douloureuses ou incapacitantes, pour obtenir un aménagement de poste ou une journée de congé menstruel. Jusqu’ici, les personnes concernées devaient se rendre chez leur médecin pour obtenir un arrêt de travail, et subissaient alors une double peine : la douleur, d’un côté, et la perte d’une ou plusieurs journées de salaires (jusqu’à 3 jours de carence), de l’autre.

Si le Japon a instauré un congé menstruel dans le Code du travail dès 1947 (mais dont la rémunération est laissée au choix de l’employeur), l’Espagne l’a fait en février dernier dans le cadre d’un texte facilitant aussi l’accès à l’avortement dans les hôpitaux publics, « un jour historique pour les avancées féministes », avait lancé sur Twitter la ministre de l’Égalité, Irene Montero, membre de la formation de gauche radicale Podemos, alliée des socialistes au sein de l’exécutif. Mais quand c’est Saint-Ouen qui saute le pas, c’est une grande première pour une collectivité française : « Statistiquement, une femme sur deux des agents de la ville de Saint-Ouen subirait des règles douloureuses ou incapacitantes et 10 % des femmes subiraient de l’endométriose. Au regard de ce qui s’est passé en Espagne, à Taïwan et au Japon, on ne pouvait pas ne pas agir », avait déclaré à France Inter l’élu, qui dirige une ville à l’ADN féministe.

En effet, en 1919, le conseil municipal avait déjà été précurseur en votant à l’unanimité un vœu sur le droit de vote des femmes (qu’elles n’obtiendront qu’en 1944 !). Dans cette lignée, les Audoniennes bénéficient toute l’année d’initiative visant à améliorer l’égalité femmes-hommes dans la commune : outre la féminisation des noms de rues et des équipements, de nombreuses actions de sensibilisation sur l’égalité filles-garçons sont mises en place dans les écoles de la ville, ainsi que des cercles de paroles, des ateliers et des concertations sur le sujet. De grands travaux de recensement de sécurisation des espaces publics sont prévus. Des logements du village des athlètes des Jeux olympiques seront également dédiés – une fois les compétitions terminées – à l’accueil des femmes victimes de violences. L’annonce du maire concernant la mise en place du congé menstruel ne tombe donc pas comme un cheveu sur la soupe !

Une initiative jusqu’ici réservée au secteur privé

En France, le congé menstruel a commencé par être adopté par certaines entreprises. C’est la coopérative montpelliéraine La Collective, qui propose aux associations des services de donateurs, qui a été la première à se jeter à l’eau, en 2021. Les salariées concernées ont droit à un congé supplémentaire par mois par l’envoi d’un simple email. Près de la moitié des salariées qui y ont droit en ont profité jusqu’à présent. Une dizaine d’entreprises ont suivi cet exemple, dont le groupe Carrefour qui a annoncé le 19 avril dernier un programme de grande envergure visant à faciliter le quotidien de ses collaboratrices (qui représentent 57 % des salariés). À partir de l’été 2023, le groupe a ainsi proposé à ses salariées touchées par l’endométriose 12 jours d’absence autorisée par an (en justifiant de leur condition). Le groupe ne s’est pas arrêté à ce congé menstruel, en proposant aux femmes touchées par des fausses couches trois jours d’absence (l’Assemblée nationale vient de voter un texte en ce sens, qui entrera en vigueur en 2024) et pour celles étant suivies par une PMA, un jour le lendemain de l’implantation d’un embryon (jusqu’ici les salariées ne bénéficient que d’une autorisation d’absence). « Nous allons lancer une grande campagne de mobilisation, car les managers ne savent pas toujours ce que les femmes peuvent endurer », avait souligné le P.-D.G. du groupe, Alexandre Bompard, à nos homologues du Parisien, espérant ainsi « lever dans notre entreprise toutes les difficultés qui empêchent une réelle égalité entre les femmes et les hommes ».

Un défi de ressources humaines qui séduit d’autres communes

En tant que directeur général adjoint de Saint-Ouen-sur-Seine, Antoine Raisseguier est habitué à travailler dans l’urgence, à s’adapter. Il se souvient bien du jour où le maire a fait son annonce : c’était le coup d’envoi d’une mission aussi stimulante que stressante. « C’est le genre de dossier où l’on peut préparer les choses très longtemps en amont et subir beaucoup de freins et d’obstacles qui font qu’on ne décide jamais d’y aller. Ici, on avait fait le constat qu’il fallait prendre des décisions sur la question de la menstruation et de la qualité de vie au travail. Nous avons fait quelques propositions d’aménagements de postes, de télétravail, d’autorisations d’absences. Le maire a fixé un objectif politique, fait l’annonce, il a fallu concevoir une action publique pour minimiser les impacts de la menstruation sur le quotidien des employées. La décision fabrique l’action ». Si le congé menstruel a retenu l’attention de tous et toutes, il fait en réalité partie d’un véritable arsenal visant à offrir aux employées de Saint-Ouen de meilleures conditions de travail pendant leurs menstruations. Un dispositif expérimental de soutien à l’activité professionnelle des femmes souffrant de règles incapacitantes.

Le fonctionnaire s’est découvert, avec cette requête progressiste, une nouvelle passion pour son obligation de rendre les conditions de travail les plus sécuritaires et agréables à ses collaboratrices. « C’est à la fois un sujet militant qui me mobilise personnellement et un magnifique sujet de politique RH et de politique publique sur le versant employeur, sachant que certains métiers sont particulièrement concernés : dans la petite enfance nous avons 98 % de femmes, les ATSEM (agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles, NDLR) sont à 99 % des femmes, les agentes de restauration à 80 % des femmes, et les AVS (auxiliaire de vie scolaire, devenu accompagnant d’élève en situation de handicap, AESH, NDLR) à 100 % des femmes », nous dit-il. « Comment sensibilise-t-on sur la question de la menstruation, qui n’est pas une maladie mais un fait biologique ? Comment fait-on en sorte que cela entre en harmonie avec les conditions de travail, pour que le personnel vive bien la menstruation au travail ? Cela implique la mise en place de sanitaires équipés de poubelles fermées, de distributeurs de protections périodiques, mais aussi d’une cartographie précise des sanitaires propres et adaptés pour que nos agentes itinérantes (comme le service parc et jardins ou les policières municipales) puissent y accéder en journée ».

Pour la question des règles incapacitantes (pour lesquelles sont proposés les fameux congés menstruels), il s’agit en fait d’un deuxième volet de la démarche de la municipalité : « D’après les chiffres de l’IFOP de l’automne 2022, 54 % des femmes disent connaître des règles douloureuses. Nous avons choisi plutôt de nous baser sur le terme de règles incapacitantes (qui touche aussi les personnes touchées par des règles très abondantes). Nous avons tout de suite cherché à savoir quels étaient les aménagements possibles pour ces personnes (en objectivant les postes de travail en fonction des 120 métiers que nous avons dans la collectivité) et comment elles pouvaient obtenir un suivi correct à la médecine du travail, traversée par une crise que nous connaissons tous ». La commune a choisi de communiquer sur son dispositif et déjà 22 se sont portées volontaires pour bénéficier d’un protocole personnalisé sur le sujet des règles incapacitantes auprès de la médecine du travail. « Notre objectif c’est d’avoir construit à la fin du mois de juillet des protocoles pour chaque agente. En juin, nous communiquerons beaucoup en interne sur la question des menstruations pour arriver à la rentrée avec des infos au clair pour tous et toutes ». Mais le fonctionnaire déplore néanmoins de se trouver confronté à plusieurs freins : « Dans la partie juridique, on marche sur une zone de crête : on est sur l’expérimentation de mesures d’aménagements de postes, mais pour les autorisations spéciales d’absence, on attend un décret pour la fonction publique territoriale et d’État. Elle reste pour le moment limitée aux pathologies associées (endométrioses ou adénomyose) qui sont des informations objectives (contrairement à la douleur). Nous espérons que le législateur, avec la loi de transformation de la fonction publique, nous permettra de confirmer ce cap ». Le fonctionnaire se sent en tout cas en accord avec sa mission RH, gardant en tête l’article L. 4121-1 du Code du travail : « L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Ces mesures comprennent : 1° Des actions de prévention des risques professionnels ; 2° Des actions d’information et de formation ; 3° La mise en place d’une organisation et de moyens adaptés ».

Une proposition de loi est en cours, malgré quelques interrogations

Depuis l’annonce de Karim Bouamrane, plusieurs communes ont annoncé plancher sur des propositions similaires, – Paris, mais aussi plusieurs collectivités de Seine-Saint-Denis. Sans doute seront-elles encouragées à le faire par l’initiative de Saint-Ouen, ou par la proposition de loi relative à la prise en compte de la santé menstruelle, préparée par plusieurs parlementaires et déposée le 10 mai dernier à l’Assemblée nationale. Le texte instaure un congé menstruel pour les agents publics comme les salariés du privé en cas de dysménorrhée incapacitante sans préavis et sur justificatifs, un possible aménagement du poste de travail (télétravail) à la demande des salariées mais aussi l’obligation d’aménagement des espaces de travail. « Ce ne sera pas un texte symbolique », a assuré Sébastien Peytavie, député de Dordogne, à France Inter. « C’est tout à fait le genre de texte sur lequel on peut avoir une majorité, mais pour cela il faut un projet bien préparé », note Sébastien Peytavie. En effet, plusieurs obstacles se présentent à la mise en place d’un congé menstruel au niveau national.

La question du secret médical, dans un premier temps : « La protection de l’anonymat est un point important, les collègues n’ont pas à savoir que l’absence est liée aux règles douloureuses », relève le député Sébastien Peytavie. Cette dimension, pouvant nourrir un climat anxiogène pour certains contextes (harcèlement, par exemple), est soulignée par des associations féministes et pour les droits des personnes LGBTQI+, inquiètes du sort des hommes transgenres, menstrués, qui en bénéficiant de ce congé pourraient subir un coming out forcé auprès de leurs collègues ou de leur direction.

La deuxième interrogation des associations féministes concerne le recrutement : ces mesures peuvent-elles être à terme préjudiciables pour l’emploi des femmes, déjà écrasées par le plafond de verre, les discriminations à l’embauche, les difficultés du retour de congé maternité, des rémunérations inférieures à leurs collègues masculins ? Pour Antoine Raisseguier, la question n’est pas du tout d’actualité, bien au contraire : « Je comprends très bien cette inquiétude. Mais il se trouve au contraire que cette politique est un facteur d’attractivité important : nous souffrons à l’heure actuelle de manque de personnels dans les métiers très féminisés, comme la petite enfance par exemple, on est sur une véritable crise des recrutements. Nous espérons attirer les candidates ! » Le fonctionnaire est heureux que la commune ait lancé un pavé dans la mare et espère bientôt que la meilleure solution sera trouvée nationalement pour le bien-être des salariées : « Nous avons pris nos responsabilités localement et ce sujet porte également de nombreux sujets connexes auxquels nous allons nous attaquer (comme la réfection des vestiaires dans les gymnases, la prévention sur la menstruation auprès des scolaires…) : désormais il faut que le législateur prenne la suite. Quand on veut, on peut ! »…

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