En Seine-Saint-Denis, la fracture sociale nourrie par l’illectronisme

Publié le 19/06/2024
En Seine-Saint-Denis, la fracture sociale nourrie par l’illectronisme
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Le département le plus pauvre de métropole est aussi le plus concerné par l’illectronisme, le fait de ne pas ou peu savoir se servir des outils numériques. Des associations – comme Emmaüs Connect – tentent de changer les choses.

En France, 83 % des foyers possèdent au moins un ordinateur et 77 % des plus de 15 ans possèdent un smartphone (connecté à internet). Et pourtant 17 % de la population française est touchée par l’illectronisme, selon une étude de l’Insee parue en 2023. Les personnes concernée n’ont effectué aucune démarche sur internet en un an et ne disposent d’aucune des quatre compétences du numérique : recherche d’information (sur des produits et services marchands ou administratifs), communication (envoyer ou recevoir des courriels, utiliser les messageries instantanées ou les réseaux sociaux), résolution de problèmes (accéder à son compte bancaire par internet, copier des fichiers, obtenir une facture sur internet) et usage de logiciels (traitement de texte, jeux).

En 2017, l’État français s’est fixé pour objectif de dématérialiser 250 services publics clés avec le Plan Action public 2022. En 2021, 67 % des majeurs résidant en France métropolitaine ont effectué au moins une démarche administrative en ligne au cours des 12 derniers mois. Ils n’étaient que 33 % en 2011. France Travail, Impots.gouv, France Connect, Identité Numérique, CAF, Cette course effrénée à la dématérialisation des procédures administratives ou de l’accès à l’emploi a laissé de nombreuses personnes sur le bord de la route. En premier lieu les personnes les plus âgées, les moins de 30 ans et les personnes les plus pauvres (les plus éloignées des outils numériques). Comme on s’y attend, le niveau de compétences dans le numérique peut être relié à la détention d’un diplôme : les titulaires du baccalauréat ou d’un diplôme d’études supérieures sont en effet quatre fois moins souvent en situation d’illectronisme (5 %) que ceux qui n’en disposent pas (23 %). Une épine dans le pied de l’égalité des chances.

La Seine-Saint-Denis, îlot d’illectronisme dans une région sur connectée

Pour remédier aux conséquences de l’illectronisme, qui creuse le fossé entre jeunes cadres connectés parisiens et vieux demandeurs d’emplois banlieusards, le gouvernement s’est retroussé les manches avec la multiplication des agences France Service un peu partout sur le territoire (2 700). Leur objectif : accompagner les citoyens déconnectés dans leurs démarches administratives, répondre aux questions. 32 agences France Services existent en Seine-Saint-Denis. Dans la région la moins concernée par le problème (12 % des plus de 15 ans en île-de-France contre 17 % en France), le département le plus pauvre et le plus jeune de métropole fait figure d’exception : 15 % des plus de 15 ans sont concernés par la question.

De nombreux acteurs se battent au quotidien pour inverser la tendance et former au numérique celles et ceux qui en sont les plus éloignés. Les agences France Travail ont multiplié les offres de formations ou les ateliers au numérique auprès de leurs publics, CCAS, foyers et centres d’accueil se sont rapprochés des associations, comme We Tech Care ou Emmaüs Connect, pour agir.

« La Seine Saint Denis est particulièrement concernée car il existe une corrélation entre précarité sociale et numérique », souligne Pierre Resta, responsable territorial Seine-Saint-Denis d’Emmaüs Connect. « On a 40 % des personnes en situation de précarité sociale qui sont aussi en précarité numérique. Il y a beaucoup de besoins en matière d’accompagnement numérique. Le département est très jeune, et si la majorité a une bonne maîtrise de certains usages du smartphone, on remarque sur les profils décrocheurs qu’il y a des bases et compétences numériques sur l’ordinateur à rafraîchir : mettre un CV en forme ou envoyer une pièce jointe est compliqué pour beaucoup. Il existe une confusion entre ce qu’il est possible de faire sur ordinateur et sur un smartphone. Les usages numériques dans les contextes professionnels aussi sont ardus : envoyer un mail ou un SMS à ses amis, dans le cadre du travail ou des procédures administratives ce ne sont pas les mêmes codes. Nous faisons aussi beaucoup de prévention et de sensibilisation au cyberharcèlement, aux fake news, aux droits numériques, aux arnaques en ligne, dont les jeunes sont souvent victimes ».

Emmaüs Connect agit depuis plus de 10 ans contre la fracture numérique en agissant sur trois leviers différents : l’accès au matériel numérique, la qualité de la connexion et les compétences numériques. L’association – connue du grand public pour ses boutiques de réemploi et sa politique de réinsertion par l’emploi – reconditionne du matériel avec une communauté bénévole et des chantiers d’insertion et revend ordinateurs, tablettes et smartphones à un tarif solidaire, avec des solutions de paiement en plusieurs fois. De même, l’association fournit des cartes SIM et des recharges téléphoniques à tarif solidaire. Mais cet accompagnement matériel n’est rien sans la formation numérique : le but est que les usagers puissent devenir autonomes. L’association bénéficie d’un espace à Saint-Denis et dispose aussi d’une équipe itinérante de 5 animateurs numériques qui sillonne le département pour rencontrer les personnes, jeunes, personnes en situation de handicap, réfugiés ou demandeurs d’emplois, envoyées par les structures sociales. « Nous sommes en lien avec les associations locales, les accueils de jour, les foyers, les centres MSF, les centres sociaux, également avec le SPIP 93 et posons les jalons pour intervenir aussi dans les prisons en milieu ouvert et peut-être à terme en milieu fermé où les besoins sont très importants. Les relais numériques sont également très importants en milieu rural. En Seine-Saint-Denis, une vingtaine de structures nous orientent ce type de publics », précise Pierre Resta.

Une approche globale

Appuyé par le département, les collectivités (comme Plaine Commune) par l’État et la région, Emmaüs Connect dépend aussi beaucoup de subventions privées. En 2023, l’antenne de Seine-Saint-Denis a accompagné 2 700 personnes, donné plus de 10 000 heures de formation, distribué 23 000 recharges téléphoniques, vendu 550 ordinateurs et 200 smartphones reconditionnés. Le public, paritaire, concernait surtout les 25/60 ans (60 %). Les seniors représentent 20 % des personnes accompagnées. La plupart des motivations concernent la vie quotidienne : l’accès aux démarches administratives (en particulier pour les personnes en situation irrégulières), la recherche d’emploi, la vie quotidienne (savoir utiliser GoogleMaps). Les ¾ des bénéficiaires disposent d’un revenu de moins de 1 000 euros par mois et 20 % d’entre eux ne disposent pas d’un compte courant. La plupart de ces personnes, orientées par les structures d’actions sociales, n’ont jamais passé la porte d’une agence France Services.

Selon Pierre Resta, il est important que l’État envisage une approche globale, dans la course à la numérisation. « C’est bien de distribuer des tablettes aux jeunes qui entrent au collège, mais cela doit s’inscrire dans une démarche globale pour qu’ils s’en servent correctement. De même quand on dématérialise une démarche, il faut accompagner les personnes, garder le lien. Le numérique doit rester un outil complémentaire au lien social. France Services – dont les agents sont souvent débordés – répond à une urgence, un problème, mais ne pallie pas le problème en profondeur. Ce n’est pas normal que ces agences, ou les centres d’impôts d’ailleurs, soient pris d’assaut. C’est que quelque chose cloche. Il faut que l’on accélère l’autonomie des personnes sur internet ».

La solution viendra peut-être de l’argument économique ? Selon France Stratégies, l’organisme gouvernemental d’expertise et d’analyse prospective sur les grands sujets sociaux, économiques et environnementaux, former les 14 millions de Français éloignés du numérique permettrait de réaliser 5 milliards d’euros de gains annuels…

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