Essonne (91)

À Grigny, le maire défend son eau

Publié le 25/05/2023
À Grigny, le maire défend son eau
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À l’heure où la question des ressources en eau se pose de façon cruciale à travers le monde entier, les industriels et les infrastructures privées doivent revoir leurs copies. Mais sans l’accompagnement – parfois contraint – des collectivités, aucune chance que cela fonctionne. À Grigny, dans l’Essonne (91), Coca-Cola était jusqu’à présent la seule entreprise autorisée à se servir dans la nappe phréatique. Une aberration – pas la seule – à laquelle la mairie a décidé de s’attaquer.

Sur le chemin des vacances, en bordure de l’autoroute du soleil, ses hangars rouge vif ne passent pas inaperçus. L’usine Coca-Cola de Grigny, 266 salariés au compteur, produit chaque année plus de 590 millions de litres de boissons (chiffres de 2020) qui garnissent les allées des hypermarchés. Pour satisfaire la voracité du marché français (la boisson gazeuse a 69,4 % de taux de pénétration dans les foyers français selon les chiffres NielsenIQ de 2022). Mais dans ce tableau en rouge et blanc, quelque chose cloche : chaque litre de coca est produit avec plus d’1,4 litres d’eau… et à Grigny, depuis 1986, on va puiser cette manne directement dans la nappe phréatique située en dessous du terrain qu’elle possède, moyennant une redevance versée à l’Agence de l’eau Seine-Normandie. L’usine, qui produit aussi bien du Sprite que du Fanta, puise près de 780 000 mètres cubes d’eau par an. Soit la consommation d’une ville de 15 000 habitants. L’entreprise bénéficie d’un arrêté préfectoral limitant à 1,2 million de m3 par an les prélèvements annuels de ses trois forages. Selon la préfecture de l’Essonne, ces prélèvements ont été autorisés « après étude des impacts hydrogéologiques ».

Les pompages n’ont rien d’illégal, peut-être, mais tout d’ubuesque. Coca-Cola étant le seul grand groupe local à avoir choisi ce mode d’approvisionnement et Grigny étant la seule usine du groupe à le faire. Et pour cause : Coca-Cola se targue régulièrement d’être vertueux dans sa gestion des énergies fossiles, par exemple au travers d’un plan d’action mondial de protection des sources afin de « protéger et préserver la ressource aquatique et d’accéder à une eau de qualité pour les populations des régions dans lesquelles nous exerçons nos activités afin de « compenser l’eau utilisée dans les boissons, que nous ne pouvons par définition pas restituer, ou celle qui a disparu par évaporation au cours de la production », peut-on lire sur la page « nos engagements » et « environnement » du site français de Coca-Cola. L’eau ne figure pas dans les trois priorités du plan d’action durable que s’est fixé le groupe pour 2025, mais la compagnie s’est malgré tout donné un objectif : « se réapprovisionner en eau à 100 % dans les lieux de fabrication ».

Problème : utiliser les nappes phréatiques, quasi gratuite mais précieuse, au lieu de l’eau de la collectivité, plus chère mais facile à renouveler, ce n’est pas assurer « une eau de qualité aux populations des régions » buveuses de boissons gazeuses. Et cela, Philippe Rio entend le faire entendre à tout le monde. Dans la cité de l’Essonne, le maire encarté au parti communiste est en place depuis plus de onze ans. Cet enfant de la Grande Borne, un célèbre quartier populaire de Grigny, a tendance à défendre bec et ongles ses administrés. Il est entre autres à l’origine en 2017 de « l’appel de Grigny » issu des premiers États généraux de la politique de la ville, pour alerter sur la suppression des aides aux associations, et des crédits de politique de la ville. Les combats à la David contre Goliath ne l’effraient donc pas, surtout quand il s’agit de défendre la ressource en eau, car l’édile est également vice-président de l’intercommunalité du Grand Paris Sud en charge du cycle de l’eau et président de la régie de l’eau Grand Paris Sud, lancée en 2013, qui alimente 13 villes de l’agglomération (soit environ 250 000 habitants). Dur pour lui de se dire que la nappe phréatique de sa commune, touchée ces dernières années par des restrictions d’eau dues aux sécheresses, s’écoule petit à petit en boissons sucrées.

L’Île-de-France, en stress hydrique

Au cours du mois d’avril, les téléphones de Philippe Rio et de son directeur de cabinet, Aymeric Duvoisin, n’ont pas cessé de sonner. Le buzz médiatique est venu se rajouter aux affaires courantes d’une ville de 27 000 habitants. Mais ce n’est pas exactement ce qui se joue à Grigny. Comme toutes les communes d’Île-de-France, la cité est menacée de sécheresses à répétition qui ne sont désormais plus de l’ordre de l’exceptionnel. Quand les journaux télévisés mentionnaient l’Affaire de Grigny et de son usine Coca-Cola, le Bureau des recherches géologiques et minières (BRGM) avait déjà tiré la sirène d’alarme sur le niveau des nappes phréatiques franciliennes. Selon des relevés de mars dernier, les principales nappes d’Île-de-France – il y en a sept, dont la plus grande de France, celle de Beauce, qui s’étend sur six départements, contient près de 20 milliards de mètres cubes d’eau – affichaient des niveaux « modérément bas » par rapport à la moyenne des mois de février, et en baisse par rapport aux deux mois précédents. La majorité des cours d’eau franciliens restaient aussi au-dessous des normales saisonnières.

« Coca-Cola, c’est d’abord un sujet de transition écologique, nous soutient Philippe Rio par téléphone. Cette usine vient de terminer dix ans de réinvestissement (depuis 2009, elle a bénéficié de 54 millions d’euros d’investissements, dont 16 millions dédiés à la création d’un nouvel atelier d’injection de réformes afin de limiter les dégâts écologiques liés aux plastiques, Ndlr). C’est une nouvelle phase qui commence pour elle et cela doit se faire avec la réalité et les urgences d’aujourd’hui. C’est totalement anachronique que l’usine continue de fonctionner comme cela. Nous avons demandé que le raccordement à l’eau soit engagé comme une priorité en leur fournissant un plan B : la régie pouvait leur fournir l’eau dont ils avaient besoin, ce qui est plus écologiquement responsable que l’utilisation de la nappe, sujette au stress hydrique ». Le maire s’est félicité des accords de principe d’approvisionnement partiel en eau de ville, reçu assez rapidement après sa mobilisation : « Ils sont bien entendu soumis à des études de faisabilité technique. De notre côté, celui de la régie, nous n’avons aucun doute que nous pourrons fournir l’usine, un gros tuyau passe juste en dessous. Ce sont les questions financières qui seront sans doute plus compliquées à résoudre ».

Mais l’édile n’est pas inquiet que l’usine choisira d’être du bon côté de l’histoire : « Coca-Cola a fermé une usine en Inde pour des raisons d’approvisionnement en eau. Même Nestlé Water a décidé d’arrêter de pomper pour certaines eaux en bouteille ». En effet, le 4 mai dernier, le groupe suisse a fait savoir par communiqué de presse que deux forages sur six autours de la commune de Vittel seraient fermés (ils concernent la marque Hépar) : « Nestlé Waters est confrontée (…) à des conditions climatiques qui se détériorent, avec des événements plus fréquents et plus intenses, tels que les sécheresses régulières suivies de fortes pluies, qui affectent les conditions d’exploitation de certains forages sur son site des Vosges », écrivait le groupe dans un communiqué.

L’élu a déjà les yeux rivés sur son prochain cheval de bataille : après avoir monté la régie, récupéré la distribution et l’assainissement de l’eau pour l’intercommunalité du Grand Paris Sud, il espère bientôt – avec trois autres intercommunalités – en récupérer la production, qui est pour l’heure entre les mains du groupe Suez. L’entreprise dessert 19 % de la population française en eau (12,3 millions de personnes) et dépollue les eaux usées de 18 % de la population française (9 millions de personnes).

« Là aussi, nous sommes dans l’anachronisme. Il faut absolument récupérer ces infrastructures payées et remboursées par les contribuables. Le prix de l’eau vendue par Suez est de 0,69 € par m3, il devrait être de 0,46 €. L’eau ne devrait pas être un bien sur lequel faire 15, 20, 30 % de bénéfices. Avec 4 intercommunalités, nous voulons nous réapproprier la production d’eau pour la livrer au juste prix. La gestion publique garantit la transparence dans le prix et dans la qualité et permet aussi de gérer les choses sur un temps long ». Alors que la régie a déjà permis aux habitants de faire des économies avec des baisses de 10 % sur les factures, le maire espère qu’un accord sur la production permettra d’être plus résilients sur la gestion de l’eau : « Nous espérons pouvoir investir notamment dans notre programme contre les fuites d’eau. Certains de nos réseaux, comme à Corbeil-Essonnes ou dans le bas de Ris-Orangis, ont plus de 100 ans ! Demain, il faudra aussi un plan de gestion des lacs de Grigny : 90 ha en milieu urbain dense, il faut respecter cette biodiversité, la faune et la flore qui s’y développe à mesure que l’on dépollue. Chez Coca-Cola, on a des gens qui l’ont compris. Il est impératif de changer de modèle, même si leur pompage est légal et qu’il y a un arrêté préfectoral : il faut gagner ce virage ensemble. »

De Grigny à New-York

Avec ses combats menés à l’échelle très locale ou intercommunale, Philippe Rio et son équipe ont permis de mettre un coup de pied dans la fourmilière, pour rappeler l’importance de la prise en compte globale de la gestion de l’eau. Et ce jusqu’à l’ONU. « En mars, nous étions à New-York pour la conférence des Nations unies sur l’eau, explique le directeur de cabinet du maire de Grigny, Aymeric Duvoisin. Philippe Rio a rencontré le secrétaire général des Nations unies mais aussi les maires de Tanger, de Libreville, de Rotterdam ou de Valparaíso pour évoquer le même combat, sur le terrain : « l’eau n’est pas un bien privé comme un autre, mais un bien commun de l’humanité qui doit être géré publiquement ».

Dans la ville des gratte-ciel, le maire de Grigny avait pu s’entretenir avec John Guttierez, maire de Valparaíso, sur leur point commun : Suez. Le groupe français, qui détient 43 % du marché de l’eau au Chili, est régulièrement assigné par des associations locales ou des ONG pour ses atteintes au devoir de vigilance. Otages des économies de bout de chandelle du groupe, les habitants de la ville d’Osorno s’étaient trouvés victimes en 2019 d’une grave crise sanitaire après que l’usine Suez s’était trouvée envahie par des hydrocarbures. Selon son directeur de cabinet, les communes ont une expertise à offrir sur la gestion mondiale de l’or bleu : « l’eau ne doit pas générer de profit, sa gestion doit être dans une totale transparence, elle ne doit pas être vampirisée par des intérêts privés ».

Philippe Rio se souvient de ce sommet avec bonheur. « Je portais la voix des municipalités : le municipalisme, c’est “il faut penser global et agir local”. Cela faisait 47 ans que nous n’avions pas eu une conférence mondiale sur l’eau à l’ONU et ça nous saute à la tête aujourd’hui. Les communes sont majoritairement en charge de leurs assainissements… l’eau est une question comme beaucoup d’autres qui montrent combien celles et ceux qui font les collectivités ont une expertise en matière d’eau, oui, mais aussi en matière de logement, de droits des femmes (nous avons lancé les protections périodiques gratuites, par exemple) ou même le dépassement du cadre légal : à Saint-Ouen, on a lancé les congés menstruels. Dans un moment où le contexte politique est marqué par la défiance des citoyens, il faut mettre la lumière sur les élus locaux, quelle que soit leur couleur politique, qui ont innové, créé, travaillé pour le changement ». Pari tenu !

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