Le juge administratif et les ressortissants étrangers malades

Publié le 13/06/2016

Dans le cadre du contentieux des étrangers malades, qui se situe au croisement de la politique migratoire et de la politique de santé publique, le juge administratif est saisi de différends dans lesquels il doit adopter une décision juridique aux enjeux politiques, économiques et sociaux importants. Le rôle du juge est alors ambivalent : d’un côté, il agit comme « bouche de la loi » en cherchant à conférer aux textes applicables toute leur portée. Son interprétation est gage de sécurité juridique même si la stricte application de la loi le conduit à entériner les discriminations entre ressortissants étrangers malades instaurées par le législateur. D’un autre côté, le juge administratif peut s’éloigner de son rôle de « bouche de la loi » pour développer une analyse plus audacieuse des textes, source cependant d’une certaine insécurité juridique. Dans la mesure où l’interprétation juridictionnelle dépend de l’esprit et de la lettre des textes qu’il est censé appliquer, la réforme du droit des étrangers votée en mars dernier pourrait « corriger » les analyses parfois fluctuantes du juge.

« C’est l’honneur de la France d’accueillir et de soigner correctement des personnes dont la vie pourrait être menacée faute de soins dans leur pays »1. Si cette offre de soins aux étrangers malades constitue un « honneur » pour la France, le contentieux qui en découle continue d’être un « problème épidermique »2. Il s’appuie sur plusieurs dispositions du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (ci-après « CESEDA ») qui prennent en compte l’état de santé du ressortissant étranger3 pour permettre la délivrance d’un acte individuel favorable à ce dernier ou, à l’inverse, refuser l’édiction d’un acte individuel qui lui serait défavorable.

Selon le rapport sur l’admission au séjour des étrangers malades établi conjointement en 2013 par l’Inspection générale de l’Administration et l’Inspection générale des affaires sociales, la législation française fait partie des « plus généreuses en Europe » puisqu’elle permet aux étrangers, quelles que soient leurs conditions d’entrée en France, de pouvoir obtenir un titre de séjour afin de bénéficier des soins nécessaires pour résoudre leur problème de santé4.

Or, cette législation, et notamment les règles applicables aux étrangers malades, a récemment été révisée par la loi n° 2011-672 du 16 juin 2011 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité. Jusqu’à l’adoption de cette loi, trois conditions cumulatives étaient prévues pour permettre à l’étranger malade de rester sur le territoire national : d’abord, ce dernier devait être considéré comme résidant habituellement sur le territoire français ; ensuite, son état de santé devait nécessiter une prise en charge médicale dont le défaut pouvait entraîner pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité ; enfin, il devait prouver qu’il ne pouvait bénéficier d’un traitement approprié dans son pays. Dans ses arrêts Jabnoun et Diallo rendus en 2010, la section du contentieux du Conseil d’État a précisé cette dernière condition en jugeant que « lorsque le défaut de prise en charge risque d’avoir des conséquences d’une exceptionnelle gravité sur la santé de l’intéressé, l’autorité administrative ne peut légalement décider l’éloignement de l’étranger que s’il existe des possibilités de traitement approprié de l’affection en cause dans le pays de renvoi ; que si de telles possibilités existent mais que l’étranger fait valoir qu’il ne peut en bénéficier, soit parce qu’elles ne sont pas accessibles à la généralité de la population, eu égard notamment aux coûts du traitement ou à l’absence de modes de prise en charge adaptés, soit parce qu’en dépit de leur accessibilité, des circonstances exceptionnelles tirées des particularités de sa situation personnelle l’empêcheraient d’y accéder effectivement, il appartient à cette même autorité, au vu de l’ensemble des informations dont elle dispose, d’apprécier si l’intéressé peut ou non bénéficier effectivement d’un traitement approprié dans le pays de renvoi »5. Ces deux arrêts donnaient une ligne de conduite claire à destination des préfets : ces derniers ne pouvaient pas se contenter de rechercher l’existence ou l’absence d’un traitement approprié dans le pays de renvoi, mais ils devaient vérifier que le ressortissant malade avait véritablement accès à ce traitement.

Devant cette jurisprudence qualifiée par certains de « fort généreuse »6, la loi n° 2011-672 du 16 juin 2011 est venue modifier, en les durcissant, les conditions d’admission au séjour des étrangers malades. Désormais, même si le ressortissant étranger doit continuer d’être un résident habituel, dont l’état de santé nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait entraîner pour lui des conséquences d’une extrême gravité, il ne pourra demeurer en France qu’en « l’absence d’un traitement approprié dans le pays dont il est originaire, sauf circonstance humanitaire exceptionnelle ». Ainsi, les événements qui viendraient empêcher l’accès effectif à un traitement médical, et qui ne sont pas considérés comme relevant d’une « circonstance humanitaire exceptionnelle », ne permettent pas au ressortissant étranger de rester sur le territoire français. Seule l’absence de traitement approprié justifie la délivrance d’un titre de séjour. Ce durcissement des conditions de fond attachées à la délivrance des titres de séjour fondés sur l’état de santé s’accompagne aussi d’une procédure administrative complexe7. En effet, l’étranger malade doit verser dans son dossier de demande de titre de séjour le rapport sur son état de santé établi par un médecin agréé par le préfet. Le médecin de l’Agence régionale de santé ou le médecin-chef du service médical de la préfecture de police à Paris donne alors son avis au préfet sur le dossier médical qui lui est soumis8. Cet avis ne lie toutefois pas le préfet9.

À l’issue du processus d’adoption des actes pris en application du CESEDA, au cours duquel participe une pluralité d’acteurs, le juge administratif est amené à intervenir pour contrôler la légalité de la décision implicite ou explicite de rejet dont il est saisi. Dans la mesure où il prend en compte l’état de santé de l’étranger malade pour décider soit de son maintien sur le territoire français afin d’y suivre un traitement médical soit de son retour dans son pays d’origine pour poursuivre le traitement approprié, le « juge administratif doit être, non pas et sans plus un juge spécialisé en matière administrative, mais (…) un juge conscient que ses décisions doivent être un complément de l’action administrative »10. Le rôle du juge administratif est alors ambivalent.

D’une part, il reste fidèle aux préceptes de Montesquieu. Il va chercher à faire appliquer les dispositions du CESEDA en les interprétant conformément aux travaux préparatoires de la loi n° 2011-672, c’est-à-dire de manière stricte. L’interprétation effectuée, si elle peut être socialement critiquée, ne l’est pas juridiquement : le juge administratif applique une loi conforme à la Constitution11, au droit de l’Union européenne et au droit européen des droits de l’Homme. Cette fonction de « bouche de la loi » n’est toutefois pas sans poser de difficultés : en appliquant fidèlement la loi, le juge administratif entérine les discriminations textuelles entre étrangers instaurées par le CESEDA.

D’autre part, le juge administratif peut se « libérer » des contraintes posées par les textes. Il peut ainsi opter pour une méthode particulière d’analyse des trois conditions cumulatives posées par le CESEDA, apprécier la portée de certaines conditions nécessaires à l’octroi d’un titre de séjour pour raisons de santé de manière inintelligible, ou encore faire prévaloir certaines preuves sur d’autres sans qu’aucune hiérarchie entre elles ne soit clairement identifiable. Cette liberté d’appréciation est alors source d’insécurité juridique pour l’éventuel requérant. Cette situation est néanmoins perfectible. Parce que le juge administratif agit comme « bouche de la loi », une révision des textes applicables, comme celle ayant eu lieu en mars dernier, permet d’orienter le contrôle juridictionnel qui sera exercé à l’avenir sur la situation des étrangers malades.

En tant que « gardien du temple »12 du processus d’octroi des titres de séjour, l’interprétation par le juge administratif des textes applicables à la situation de l’étranger malade est la source d’une sécurité juridique attendue (I), mais également d’une certaine insécurité juridique plus inattendue (II).

I – Une interprétation attendue, source de sécurité juridique

Lorsqu’il est saisi d’un recours dirigé contre un refus de délivrance d’un titre de séjour, le juge administratif cherche à examiner la requête introduite à l’aune de « l’esprit » et de la « lettre » des textes invoqués (A). Cet examen peut donner lieu à la création de discriminations entre les étrangers malades (B).

A – Un juge fidèle à « l’esprit » et à la « lettre » des textes applicables

L’analyse de la jurisprudence révèle que le juge administratif cherche parfois à interpréter le plus fidèlement possible la loi n° 2011-672 codifiée dans le CESEDA en visant directement, par exemple, les travaux parlementaires de la loi elle-même13.

En outre, les nouvelles conditions posées par la loi n° 2011-672, c’est-à-dire l’absence d’un traitement approprié dans le pays dont il est originaire et l’existence de circonstance humanitaire exceptionnelle, font l’objet d’une interprétation particulièrement sévère. Au sujet de la condition tirée de l’absence de traitement approprié, la cour administrative d’appel de Nancy a par exemple précisé que les dispositions de l’article L. 313-11-11° du CESEDA « se bornent à requérir l’existence et non l’accessibilité d’un traitement approprié à l’état de santé de l’étranger dans son pays d’origine »14. La cour semble ainsi abandonner en l’espèce les jurisprudences Jabnoun et Diallo sur l’accès effectif au traitement. De même, la cour administrative de Lyon a donné une large interprétation à l’expression « traitement approprié », en considérant qu’« un traitement approprié n’est pas nécessairement identique à celui dont il bénéficie en France »15. En retenant une telle conception du « traitement approprié », le juge administratif durcit sensiblement les conditions d’accès au territoire national.

Le juge administratif fait également preuve d’une particulière sévérité dans l’interprétation de la condition tenant à la démonstration de « circonstance humanitaire exceptionnelle » qui permet à l’étranger de rester sur le territoire national même si un traitement approprié existe dans son pays d’origine. Il est par exemple surprenant de lire que la cour administrative d’appel de Paris a considéré que la survenance d’un conflit armé dans le nord du Mali au début de l’année 2012 ne constituait pas une telle circonstance humanitaire exceptionnelle dans la mesure où les structures médicales se trouvent principalement dans le sud du pays16. Dès lors qu’un conflit armé ne constitue pas pour le juge administratif une circonstance humanitaire exceptionnelle, il est possible de s’interroger sur la signification et l’intérêt de cette condition.

L’interprétation restrictive défendue par le juge administratif est néanmoins conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (ci-après « CEDH »). En effet, dans l’arrêt Josef c/ Belgique17 rendu en 2014 à propos de la mesure d’éloignement prononcée à l’encontre d’une mère de famille nigérienne atteinte du VIH, la Cour de Strasbourg a jugé que « le fait qu’en cas d’expulsion de l’État partie, l’étranger connaîtrait une dégradation importante de sa situation, et notamment une réduction significative de son espérance de vie, ne suffit pas pour emporter violation de l’article 3. Selon la Cour, il faut que des circonstances humanitaires encore plus impérieuses caractérisent l’affaire »18. Les différents arrêts rendus par la CEDH ont pu faire dire à certains auteurs que du point de vue de la juridiction strasbourgeoise, « seuls les mourants à l’agonie sont protégés du renvoi s’ils sont inaptes à voyager »19. La position du législateur français, telle qu’interprétée par le juge administratif, n’est pas juridiquement critiquable au regard de la jurisprudence de la CEDH. Le juge ne fait que respecter l’esprit et la lettre de la loi n° 2011-672. Néanmoins, en appliquant fidèlement les dispositions du CESEDA, le juge administratif contribue à la consolidation de discriminations entre étrangers malades prévues par le CESEDA.

B – Un juge administratif participant à la consolidation des différences de traitement entre les ressortissants étrangers malades

Aux termes de son article L. 111-2, le CESEDA constitue, sous réserve de l’application des conventions internationales, le « droit commun » régissant le statut des étrangers sollicitant un titre de séjour pour des raisons médicales. Les dérogations qu’il est possible d’apporter à l’application du CESEDA, résultent soit de l’application de conventions bilatérales conclues entre la France et le pays d’origine du ressortissant malade primant sur la loi, soit de l’application des règles spécifiques aux citoyens européens. L’application de ces règles spéciales fragmente les modalités du droit de séjour sur le territoire national en trois régimes distincts : le premier comprend les ressortissants entrant dans le champ d’une convention bilatérale, le deuxième régime s’applique aux ressortissants européens et le troisième régime consiste en l’application des dispositions de droit commun du CESEDA aux étrangers n’étant ni citoyens européens, ni étrangers couverts par une convention bilatérale. Ce triple régime participe à la création de discriminations, qu’elles soient favorables ou non aux ressortissants étrangers, en fonction de leur nationalité. L’accord franco-algérien du 27 décembre 1968 relatif à la circulation, à l’emploi et au séjour des ressortissants algériens et de leurs familles, ainsi que l’interprétation qui en a été faite, est un exemple de l’instauration d’une discrimination favorable aux ressortissants algériens malades. En effet, l’article 6.7 de cet accord bilatéral prévoit qu’un certificat de résidence est délivré de plein droit « au ressortissant algérien résidant habituellement en France, dont l’état de santé nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait entraîner pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité, sous réserve qu’il ne puisse pas effectivement bénéficier d’un traitement approprié dans son pays ». Dans la mesure où cette disposition reprend les conditions posées par le législateur français avant la loi n° 2011-672, le Conseil d’État a interprété, dans l’arrêt Allouche20 rendu en 2012, cette disposition à l’aune de l’analyse développée dans ses arrêts Jabnoun et Diallo. Le Conseil d’État n’a pas cherché à savoir si le traitement nécessaire au requérant existait ou non en Algérie, mais a seulement vérifié que l’accès aux soins était effectif. En rappelant que la situation du ressortissant algérien est régie par les stipulations de l’accord franco-algérien, la cour administrative d’appel de Paris a récemment jugé que ce dernier ne peut pas se prévaloir des dispositions du CESEDA21. Ainsi, entre les ressortissants étrangers malades provenant d’États tiers et les ressortissants algériens malades, les premiers se voient appliquer l’interprétation restrictive issue de la loi n° 2011-672 et les seconds l’interprétation plus favorable issue des arrêts Jabnoun et Diallo.

À cette discrimination favorable aux ressortissants algériens, s’ajoute celle, cette fois-ci défavorable, provenant de l’application des règles relatives aux ressortissants européens. Ces derniers voient en effet leur statut régi par des dispositions particulières du CESEDA. Dans l’arrêt Muntean22 rendu en 2012, le Conseil d’État a notamment jugé à propos d’une demande de séjour introduite sur le fondement de l’article L. 313-11-11° du CESEDA par un ressortissant roumain malade, que « le ressortissant d’un État membre de l’Union européenne qui ne remplit pas l’une des conditions prévues à l’article L. 121-1 du [CESEDA] pour bénéficier du droit de séjourner en France pour une durée supérieure à trois mois (…) ne peut invoquer le bénéfice des dispositions nationales de droit commun pour obtenir la délivrance d’un titre de séjour ». Or, l’article L. 121-1 du CESEDA, applicable aux seuls citoyens européens, ne comprend aucune disposition relative à l’état de santé du ressortissant étranger.

En appliquant fidèlement les textes régissant le statut d’étranger malade, le juge administratif joue pleinement son rôle de « bouche de la loi » en dépit des conséquences sociales que son action est susceptible d’entraîner.

À l’inverse, certaines interprétations auxquelles il procède dans le cadre de l’examen d’une requête introduite par un étranger malade sont moins fidèles aux dispositions du CESEDA et sont donc juridiquement plus contestables. L’interprétation du juge administratif devient alors source d’insécurité juridique. Si l’action du juge est critiquable, elle est néanmoins perfectible puisque le législateur est en train de réviser les dispositions du CESEDA relatives au statut de l’étranger malade. Le constat d’une interprétation inattendue des textes, source d’insécurité juridique pour le requérant, est sans doute amené à évoluer.

II – Une interprétation inattendue, source d’insécurité juridique

Plusieurs décisions rendues par le juge administratif témoignent que son interprétation des textes est parfois source d’insécurité juridique. Face à une telle situation, l’Inspection générale de l’Administration et l’Inspection générale des affaires sociales ont proposé dans leur rapport sur l’admission au séjour des étrangers malades de réviser la législation applicable. À cet effet, le 23 juillet 2014, Manuel Valls et Bernard Cazeneuve ont présenté à l’Assemblée nationale un projet de loi relatif au droit des étrangers en France adopté en début d’année. Après lecture devant les deux chambres du Parlement et le passage en commission mixte paritaire, la loi n° 2016-274 a finalement été adoptée le 7 mars 2016. Dans la mesure où le juge administratif se libère parfois de l’esprit et de la lettre des textes applicables à un ressortissant étranger malade (A), la révision du CESEDA pourrait contraindre le juge administratif à modifier son interprétation et renouer ainsi avec son rôle plus traditionnel de « bouche de la loi » (B).

A – Un juge administratif libéré des textes

L’insécurité juridique, qui découle parfois de l’interprétation opérée par le juge administratif, prend différentes formes.

D’une part, le juge administratif peut décider d’utiliser la grille d’analyse développée dans les arrêts Jabnoun et Diallo alors que celle-ci a été remise en cause par le législateur en 2011. Par exemple, la cour administrative d’appel de Paris a récemment jugé, concernant le refus de délivrer un titre de séjour pour des raisons médicales à un ressortissant marocain bénéficiant d’un traitement d’hormonothérapie féminisante, que « s’il est vrai, que compte tenu de l’état des structures médicales et hospitalières au Maroc, le traitement approprié y est matériellement disponible, ledit traitement, pour des raisons ne tenant pas à son indisponibilité matérielle ou technique, n’est pas dispensé aux personnes atteintes de troubles de l’identité sexuelle »23. Le juge administratif ne s’est pas borné en l’espèce à constater l’existence ou l’absence d’un traitement hormonal pour les personnes souffrant d’un trouble de l’identité sexuelle, il a jugé que, dans la mesure où les hommes ou femmes souhaitant changer d’identité sexuelle n’avaient pas accès à ce traitement, la condition relative à l’absence de traitement approprié était satisfaite.

D’autre part, le juge administratif peut développer une grille d’analyse fluctuante relativement à la condition « d’exceptionnelle gravité des conséquences d’un défaut de prise en charge médicale ». Selon l’instruction interministérielle DGS/MC1/DGEF n° 2014-64 du 10 mars 2014 sur les conditions d’examen des demandes de titre de séjour pour raisons de santé, cette condition « doit être regardée comme remplie chaque fois que l’état de santé de l’étranger concerné présente, en l’absence de la prise en charge médicale que son état de santé requiert, une probabilité élevée à un horizon temporel qui ne saurait être trop éloigné de la mise en jeu du pronostic vital, d’une atteinte à son intégrité physique ou d’une altération significative d’une fonction importante »24.

L’hypothèse des maladies dégénératives, qui se caractérisent par une aggravation de l’état de santé du malade dans le temps, est révélatrice de la complexité du raisonnement tenu par le juge. Par exemple, la cour administrative d’appel de Nantes n’a pas remis en cause le fait que la dystrophie musculaire progressive, maladie dégénérative, entraîne si elle n’est pas traitée des conséquences d’une exceptionnelle gravité pour la personne atteinte de cette maladie25 et ce, peu importe son stade d’évolution. En revanche, le juge administratif a développé une analyse particulièrement pointue de la situation de l’étranger atteint d’une autre maladie dégénérative, la maladie d’Alzheimer. La cour administrative de Nantes a récemment jugé que si une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer nécessite une prise en charge médicale, le défaut de prise en charge ne devrait pas entraîner des conséquences d’une extrême gravité26. La cour ne s’intéresse aucunement en l’espèce à l’évolution de la maladie. À l’inverse, pour la cour administrative d’appel de Marseille, le défaut de traitement aura des conséquences d’une exceptionnelle gravité si la personne atteinte de la maladie d’Alzheimer est notamment « à un stade avancé entraînant une altération globale des fonctions cognitives et des troubles psycho-comportementaux », que « son état rend impossible tout transport et que tout déplacement risque de générer des troubles du comportement imprévisibles et difficilement contrôlables »27. La cour administrative d’appel de Douai28 a jugé de son côté que dans la mesure où le certificat médical produit en appel atteste que l’état de santé de la requérante nécessite une prise en charge médicale pour un traitement de la maladie d’Alzheimer mais qu’aucune information n’est communiquée sur le degré de gravité de la pathologie, la condition « d’exceptionnelle gravité des conséquences d’un défaut de prise en charge médicale » n’est pas remplie. À travers ces deux derniers arrêts, le juge administratif opère ainsi un contrôle différencié du critère de l’« exceptionnelle gravité des conséquences » en fonction de l’état d’avancement de la maladie, tandis que dans le premier arrêt, la cour semble indifférente à cet élément. Au-delà de ce désordre, il convient de rappeler, comme le fait le ministère de la Santé, que même si la maladie d’Alzheimer « diffère d’un patient à l’autre, la maladie finit par avoir un impact très important sur l’état général »29 du patient. Parce que cette maladie est évolutive, que ses effets sont aléatoires et qu’ils ne dépendent pas forcément du temps qui s’écoule entre le diagnostic de la maladie et le décès du patient atteint, le juge administratif pourrait développer une grille d’analyse plus claire. Ainsi, dès qu’un étranger est atteint de la maladie d’Alzheimer, la condition de « l’exceptionnelle gravité des conséquences » devrait être considérée comme satisfaite compte tenu des aléas qui entourent son évolution. Elle permettrait au justiciable d’avoir une meilleure lisibilité de la législation applicable à sa situation.

Enfin, lorsque le juge contrôle l’erreur manifeste d’appréciation potentiellement commise par le préfet qui a refusé le titre de séjour à l’étranger malade, la force probante attachée aux pièces fournies par le requérant ou le préfet est difficile à systématiser30. Même si le certificat médical d’un spécialiste reconnu en France31 ou exerçant dans le pays d’origine32 emporte davantage la conviction du juge que le certificat établi par un médecin généraliste33, le traitement de la preuve issu de documents des autorités publiques est plus délicat à appréhender. En effet, une attestation délivrée par un ministère étranger de la Santé indiquant que le médicament nécessaire au traitement n’est pas enregistré dans le pays et ne peut être ni importé ni commercialisé34 a pu emporter la conviction du juge alors que les courriels émanant des services consulaires français n’ont pas eu le même effet35.

Devant ces hésitations jurisprudentielles, le rapport précité établi en 2013 propose de faire explicitement référence au niveau législatif à la capacité globale du système de santé du pays d’origine à garantir un traitement approprié à l’état du patient et de définir les critères médicaux qui sous-tendent la notion de « conséquences d’une exceptionnelle gravité ». À la suite de ce rapport, le Gouvernement a déposé au cours de l’été 2014 un projet de loi relatif au droit des étrangers en France adopté en début d’année. L’esprit et la lettre de cette nouvelle législation auront nécessairement une influence sur le travail d’interprétation du juge administratif. Il sera en effet « contraint » par les nouveaux textes.

B – Un juge administratif contraint par de nouveaux textes

La loi n° 2016-274, du 7 mars 2016, relative au droit des étrangers en France, révise l’article L. 313-11-11° du CESEDA en faisant disparaître la condition de « circonstance humanitaire exceptionnelle » et en remplaçant le critère de « l’absence de traitement approprié » par celui du bénéfice effectif d’un traitement approprié. Cette substitution applicable à compter du 1er janvier 2017 renouerait avec les jurisprudences Jabnoun et Diallo. Un autre élément de la réforme pourrait modifier l’action du juge : la substitution du médecin de l’Agence régionale de santé par un collège de médecins du service médical de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (ci-après « OFII »). Même si des critiques sont apparues à propos du transfert de la compétence consultative des agences régionales de santé vers l’OFII, le poids attaché à cet avis collégial aura une influence sur la décision d’octroi ou de refus du préfet et sur le juge saisi du différend. En effet, le préfet continuera sûrement, en l’absence de dispositions textuelles, à ne pas être lié par l’avis rendu par l’OFII mais son choix de s’écarter de cet avis aura des conséquences contentieuses. Le juge devrait attendre du préfet la fourniture d’éléments particulièrement probants pour justifier sa décision.

Même si certaines de ses décisions manquent de clarté, le juge administratif cherche, en matière de traitement des étrangers malades, à jouer son rôle de « bouche de la loi » le plus fidèlement possible et un tel comportement ne peut lui être reproché.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Cazeneuve B., séance du 7 octobre 2015, débat sur le projet de loi relatif au droit des étrangers en France.
  • 2.
    Aubin E., Droit des étrangers, éd. Gualino, Lextenso, 3e éd., 2014, p. 422.
  • 3.
    CESEDA, art. L. 313-11-11° ; CESEDA, art. L. 511-4-10° ; CESEDA, art. L. 521-3-5° ; CESEDA, art. L. 523-4.
  • 4.
    Rapport sur l’admission au séjour des étrangers malades établi conjointement en 2013 par l’inspection générale de l’Administration et l’inspection générale des affaires sociales, p. 15.
  • 5.
    CE, sect., 7 avr.2010, n° 301640, ministre d’État, ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire c/ Jabnoun – CE, sect., 7 avr. 2010, n° 316625, ministre de l’Immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire c/ Diallo ép. Bialy.
  • 6.
    Mariani T., Rapp. n° 2400, 16 sept. 2010, fait au nom de la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République sur le projet de loi relatif à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité, p. 62.
  • 7.
    Béroujon F., « Le droit de séjour des étrangers malades – La délicate conciliation de la preuve et de la protection du secret médical » : Dr. adm. 2014, étude n° 19.
  • 8.
    CESEDA, art. L. 313-11-11°.
  • 9.
    Instr. intermin. DGS/MC1/DGEF n° 2014-64, 10 mars 2014, sur les conditions d’examen des demandes de titre de séjour pour raisons de santé, p. 2.
  • 10.
    Chapus R., Droit du contentieux administratif, Montchrestien, coll. Domat droit public, 11e éd., 2004, p. 42.
  • 11.
    Déc. Cons. const., 9 juin 2011, n° 2011-631 DC, loi relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité.
  • 12.
    Béroujon F., « Le droit de séjour des étrangers malades – La délicate conciliation de la preuve et de la protection du secret médical », op. cit., p. 16.
  • 13.
    CAA Bordeaux, 17 mars 2015, n° 14BX02879 – CAA Lyon, 23 juin 2015, n° 14LY01909 – CAA Lyon, 6 nov. 2015, n° 14LY01686 – CAA Marseille, 18 sept. 2014, n° 13MA00436.
  • 14.
    CAA Nancy, 13 juin 2014, n° 13NC02211.
  • 15.
    CAA Lyon, 8 janv. 2015, n° 14LY01875.
  • 16.
    CAA Paris, 17 févr. 2014, n° 13PA02746.
  • 17.
    CEDH, 27 févr. 2014, n° 70055/10, Josef c/ Belgique.
  • 18.
    CEDH, 27 févr. 2014, Josef c/ Belgique, préc., § 120.
  • 19.
    Slama S. et Parrot K., « Étrangers malades : l’attitude de Ponce Pilate de la Cour européenne des droits de l’Homme » : Plein droit 2014/2, n° 101, p. II.
  • 20.
    CE, 15 juin 2012, n° 344761, M. Allouche.
  • 21.
    CAA Paris, 30 juin 2015, n° 14PA04332.
  • 22.
    CE, 22 juin 2012, n° 347545, M. Muntean.
  • 23.
    CAA Paris, 19 mars 2015, n° 14PA01310.
  • 24.
    Instr. intermin. DGS/MC1/DGEF n° 2014-64, 10 mars 2014 sur les conditions d’examen des demandes de titre de séjour pour raisons de santé, p. 3.
  • 25.
    CAA Nantes, 13 oct. 2015, n° 15NT00935.
  • 26.
    CAA Nantes, 13 oct. 2015, n° 14NT01482.
  • 27.
    CAA Marseille, 25 juin 2015, n° 14MA02134.
  • 28.
    CAA Douai, 26 nov. 2015, n° 15DA00814.
  • 29.
    http://www.sante.gouv.fr/qu-est-ce-que-la-maladie-d-alzheimer.html.
  • 30.
    Sur la preuve, v. Béroujon F., « Le droit de séjour des étrangers malades – La délicate conciliation de la preuve et de la protection du secret médical », op. cit.
  • 31.
    CAA Paris, 31 déc. 2014, n° 14PA01708.
  • 32.
    CAA Nantes, 31 déc. 2014, n° 14NT00934.
  • 33.
    CE, 22 juill. 2015, n° 374420.
  • 34.
    CAA Paris, 31 déc. 2014, n° 14PA01708.
  • 35.
    CE, 22 juill. 2015, n° 374420.
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