Précisions sur plusieurs principes de la responsabilité administrative contractuelle
Épilogue d’un contentieux dont les faits remontent à 2009, l’arrêt rendu par le Conseil d’État le 4 octobre 2021 fera date. Au-delà de l’application des principes de la responsabilité administrative contractuelle, il en précise la portée, en particulier celle de la force majeure et de l’appel en garantie.
CE, 8e-3e ch. réunies, 4 oct. 2021, no 440428
Selon le principe de force obligatoire du contrat, les parties sont tenues d’exécuter et de respecter les engagements auxquels elles ont consenti. Ainsi, tout manquement à une obligation contractuelle constitue une faute de nature à engager la responsabilité contractuelle de la partie défaillante. En l’absence de force majeure l’exonérant de sa responsabilité, le juge peut la condamner au versement de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi par son co-contractant. Cependant, si elle estime que la faute a été commise par une autre personne, elle peut former un appel en garantie afin d’être substituée dans les condamnations qui pourraient être prononcées contre elles.
Établis de longue date, ces principes de la responsabilité contractuelle sont au cœur de l’affaire opposant depuis plusieurs années la société sportive professionnelle Olympique de Marseille à la commune de Marseille.
En l’espèce, la commune de Marseille a conclu deux conventions de mise à disposition du stade Vélodrome dont elle est propriétaire. La première, conclue avec la société sportive, couvre la période du 1er juillet 2009 au 30 juin 2011 pour l’organisation de rencontres de football. La seconde, conclue avec la société Live Nation France, couvre la période du 15 au 21 juillet 2009 pour l’organisation d’un concert. Dans le cadre de cette seconde convention, lors du montage de la scène de spectacle le 16 juillet 2009, la structure métallique s’est effondrée, causant le décès de deux personnes. Ainsi, la rencontre de football programmée un mois plus tard, le 16 août 2009, entre l’Olympique de Marseille et le Lille Olympique Sporting Club a été délocalisée au stade de la Mosson à Montpellier. En raison de l’indisponibilité du stade, la société sportive demande à la commune de Marseille 1 003 325 € en réparation du préjudice subi.
La demande a d’abord été rejetée par le tribunal administratif de Marseille par un jugement du 23 mai 2017 (n° 1304062), puis par la cour administrative d’appel de Marseille par un arrêt du 23 mai 2018 (n° 17MA03262). Selon la cour, la responsabilité contractuelle de la commune ne peut pas être engagée, car la société sportive a décidé elle-même, de manière unilatérale et irrévocable, de délocaliser la rencontre le 3 août 2009, et ce alors même que la commune n’avait pris aucune décision d’indisponibilité du stade. À la suite de ce rejet, la société a saisi le Conseil d’État qui, par un arrêt du 24 avril 2019 (n° 421909), a annulé la décision de la cour administrative d’appel. Pour lui, cette dernière a dénaturé les pièces du dossier : les investigations liées à l’enquête judiciaire empêchaient la mise à disposition du stade le 16 août 2009 et c’est parce qu’elle a tiré les conséquences de cette situation que la société sportive a pris l’initiative de délocaliser le match. L’affaire a donc été renvoyée devant la même cour qui a confirmé, par un arrêt du 6 mars 2020 (n° 19MA02108), le rejet de la demande. Elle a jugé que l’évènement constitue un cas de force majeure permettant d’exonérer la commune de sa responsabilité. Saisi pour la seconde fois par la société sportive, le Conseil d’État est tenu, conformément à l’article L. 821-2 du Code de justice administrative, de statuer définitivement en réglant l’affaire au fond.
La cour administrative d’appel de Marseille n’ayant pas correctement qualifié les faits, il revient à la haute juridiction de déterminer la personne responsable et d’en tirer les conséquences. À cette occasion, elle précise notamment la condition d’extériorité de la force majeure (I) et les conditions de l’appel en garantie formé dans le cadre d’une convention d’occupation du domaine public (II).
I – Précisions sur la condition d’extériorité de la force majeure
Le Conseil d’État doit tout d’abord apprécier la force majeure. Reconnue en 19091, cette théorie est une cause exonératoire de responsabilité. Elle repose sur trois conditions cumulatives appréciées au cas par cas par les juges. Il s’agit d’un évènement extérieur (indépendant de la volonté des parties), imprévisible au moment de la conclusion du contrat et irrésistible (rendant impossible l’exécution du contrat)2. En l’espèce, l’imprévisibilité et l’irrésistibilité de l’évènement ne posent pas de difficultés majeures : l’effondrement de la structure métallique n’était pas prévisible lors de la mise à disposition du stade et il empêche l’exécution du contrat qui lie la commune à la société sportive. En revanche, l’appréciation de l’extériorité de l’évènement divise les juges. Selon la cour administrative d’appel, dans la mesure où elle n’était pas chargée de monter la scène, son effondrement ne repose pas sur une faute de la commune. L’évènement est donc indépendant de sa volonté. Or, selon le Conseil d’État, bien que « l’indisponibilité du stade (…) résulte de fautes commises par la société Live Nation France et les sous-traitants de cette dernière dans le montage de la structure scénique », elle « n’aurait pu survenir sans la décision initiale de la commune de Marseille de mettre le stade Vélodrome à disposition de cette société pour l’organisation d’un concert ». En d’autres termes, le stade aurait pu être disponible pour la rencontre de football si la commune n’avait pas accepté de le mettre à la disposition de la société organisatrice du concert. L’évènement n’étant pas totalement indépendant de la volonté de la commune, la force majeure ne peut donc pas être retenue. Avec cette solution, le Conseil d’État précise la condition d’extériorité : celle-ci n’est pas remplie lorsque la partie défaillante a joué un rôle, même indirect, dans la survenance de l’évènement. Cela a pour conséquence de limiter la portée de la force majeure, qui n’est déjà que très rarement retenue ; par exemple, du fait d’évènements naturels tels que le raz-de-marée à Nice en 19793 ou du fait de l’homme comme certaines grèves4.
En l’absence de force majeure, le Conseil d’État doit ensuite apprécier les manquements de la commune de Marseille à ses obligations contractuelles. Il opère, sur ce point, un raisonnement classique en deux temps. Il s’agit de déterminer le contenu exact de l’obligation en se référant aux stipulations contractuelles, puis de constater l’existence d’un manquement en appréciant concrètement les faits. Ainsi, selon l’article 2 de la convention conclue le 1er juillet 2009, le stade est mis à la disposition de la société sportive professionnelle Olympique de Marseille pour l’organisation de rencontres programmées de football. En dehors de celles-ci, la commune assure la gestion et l’exploitation des autres activités susceptibles de se dérouler. Toutefois, selon l’article 4.1 de cette même convention, la société est prioritaire pour l’utilisation du stade et la commune doit, à cet effet, prendre les mesures appropriées pour qu’il soit disponible lors des rencontres officielles. En l’occurrence, le match opposant l’Olympique de Marseille au Lille Olympique Sporting Club le 16 août 2009 est organisé dans le cadre de la deuxième journée du championnat de France de Ligue 1. Il constitue, selon le Conseil, une « rencontre programmée » au sens de la convention. N’ayant pas pu mettre le stade à disposition pour cette rencontre, ce qui a contraint la société sportive à la délocaliser à Montpellier, la commune n’a donc pas respecté ses engagements contractuels.
C’est finalement en excluant la force majeure et en reconnaissant la responsabilité contractuelle de la commune du fait de ses manquements au contrat que le Conseil d’État tranche le contentieux. Deux leçons peuvent être tirées de cette première partie. D’une part, la haute juridiction retient une conception restrictive de la condition d’extériorité de la force majeure. Ainsi, un évènement survenu à la suite d’une décision de l’Administration ne remplit pas cette condition. Cette solution limite en conséquence la portée de la force majeure pour l’avenir. D’autre part, elle reconnaît qu’une personne publique peut voir sa responsabilité engagée, et ce quand bien même les manquements à ses obligations contractuelles seraient liés à des fautes commises par l’un de ses autres co-contractants. Dans ces circonstances, le Conseil d’État saisit l’occasion de préciser également les conditions de l’appel en garantie formé dans le cadre d’une convention d’occupation du domaine public.
II – Précisions sur les conditions de l’appel en garantie formé dans le cadre d’une convention d’occupation du domaine public
Régulièrement amené à statuer sur les appels en garantie dans le cadre des marchés de travaux, les faits présentés en l’espèce au Conseil d’État lui ont permis de préciser les conditions de l’appel en garantie dans un cadre moins ordinaire, celui des conventions d’occupation du domaine public. Avant de se prononcer sur le point de départ et le bien-fondé de l’appel en garantie de la commune de Marseille contre la société Live Nation France, il lui revient d’apprécier sa recevabilité. Dans la mesure où elle ne les a pas abandonnées, les conclusions formées en la matière par la commune devant le tribunal administratif demeurent. De plus, n’ont aucune incidence le fait que la société Live Nation France n’ait pas été partie à l’instance qui a donné lieu à l’arrêt du 6 mars 2020 de la cour administrative d’appel de Marseille et le fait que la société sportive n’ait pas formé de demande tendant à la condamner à l’indemniser du préjudice subi.
S’agissant du point de départ de l’appel en garantie, le Conseil d’État n’applique pas le délai décennal de prescription, qui concerne les « actions en garantie exercées par un constructeur contre un autre »5, mais le délai quinquennal. Il se réfère en effet à l’article 2224 du Code civil selon lequel « [l]es actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ». En l’espèce, l’appel en garantie ayant été formé le 18 octobre 2016, soit moins de cinq ans après la demande d’indemnisation de la société sportive à la commune de Marseille, la haute juridiction réfute l’argument de la société organisatrice du concert selon lequel la prescription serait atteinte.
S’agissant de son bien-fondé, étant donné qu’il s’agit d’une convention d’occupation du domaine public, et non d’un marché de travaux, le principe selon lequel aucun appel en garantie ne peut être formé après la fin des rapports contractuels6 ne s’applique pas. En l’occurrence, l’appel en garantie de la commune de Marseille est formé sur le fondement des stipulations de la convention. Le Conseil d’État se réfère ainsi à son article 6 selon lequel la société Live Nation France « est responsable des dommages de toute nature pouvant survenir du fait ou à l’occasion de l’exécution de la présente convention ». Elle peut, par conséquent, être appelée en garantie, et ce en dépit des fautes commises par les sous-traitants auxquels elle a eu recours. En outre, la commune n’ayant commis aucune négligence de nature à atténuer les responsabilités incombant à la société, cette dernière doit garantir l’intégralité des sommes mises à la charge de la commune par la présente décision du Conseil d’État.
Il reste alors à évaluer le préjudice subi par la société sportive. Selon les principes de la réparation, l’évaluation du préjudice permet au juge de chiffrer le montant de l’indemnité, laquelle doit assurer « à la victime, à la date où intervient la décision, l’entière réparation du préjudice »7. Seuls les préjudices certains sont pris en compte. À ce titre, le Conseil d’État reconnaît la perte de recettes liées au fait que le stade de la Mosson à Montpellier permet d’accueillir moins de spectateurs que le stade Vélodrome à Marseille, le manque à gagner au titre des prestations de restauration, les pertes sur les ventes de places VIP, les frais de déplacement et d’hébergement des salariés et des stadiers, les dépenses liées au transport des supporters, les frais publicitaires et de location du stade ainsi que les dépenses de recrutement de personnels intérimaires pour assurer la tenue des guichets et des opérations de manutention. En revanche, en l’absence de justificatifs suffisants, rendant le préjudice incertain, le Conseil écarte logiquement les pertes liées à l’exploitation de la boutique du club et les dépenses de déplacement et d’hébergement des personnels non répertoriés dans la liste des salariés du club. Il déduit également les dépenses dont la société a été dispensée pour la location du stade Vélodrome. Il chiffre, au total, le montant de l’indemnité à 461 887 €.
En définitive, le Conseil d’État annule l’arrêt de la cour administrative d’appel de Marseille du 6 mars 2020 et le jugement du tribunal administratif de Marseille du 23 mai 2017. Il condamne la commune de Marseille à verser une indemnité de 461 887 € à la société sportive professionnelle Olympique de Marseille et la société Live Nation France à garantir la commune du montant total de ses condamnations.
Deux nouvelles leçons peuvent être tirées de cette seconde partie. D’une part, des conditions particulières, différentes de celles applicables dans le cadre des marchés de travaux, encadrent les appels en garantie formés dans le cadre des conventions d’occupation du domaine public. D’autre part, le Conseil d’État confirme les principes de la réparation, notamment celui selon lequel seuls les préjudices certains peuvent être indemnisés.
Parce qu’il précise plusieurs principes de la responsabilité administrative contractuelle, l’arrêt du 4 octobre 2021 du Conseil d’État, publié au Recueil Lebon, servira assurément de référence dans de futurs contentieux.
Notes de bas de pages
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1.
CE, 29 janv. 1909, n° 17614, Compagnie des messageries maritimes de l’État : Lebon 1909, p. 111.
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2.
CE, 29 janv. 1958, nos 15457 et 15458, Sieur Bonabeau : Lebon 1958, p. 50 – CE, 16 janv. 1998, n° 154779, Office national interprofessionnel des céréales, inédit au Lebon – CE, 10 avr. 2009, n° 295447, Communauté d’agglomération de Bayonne-Anglet-Biarritz, inédit au Lebon.
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3.
CE, 11 déc. 1991, n° 81588, SARL Société niçoise pour l’extension de l’aéroport (SONEXA), Lebon 1991, p. 430.
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4.
CE, 29 janv. 1909, n° 17614, Compagnie des messageries maritimes de l’État, Lebon 1909, p. 111.
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5.
CE, 10 févr. 2017, n° 391722, Société Campenon Bernard Côte d’Azur et société Fayat Bâtiment : Lebon T. 2018, p. 805 et 840.
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6.
CE, sect, 4 juill. 1980, n° 03433, SA Forrer et Cie : Lebon 1980, p. 307.
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7.
CE, ass, 21 mars 1947, n° 80338, Dame Veuve Aubry : Lebon 1947, p. 123.
Référence : AJU004i4