Retenir une offre irrégulière dans le cadre d’une procédure d’appel d’offres porte préjudice aux intérêts d’un concurrent évincé, peu important la note obtenue

Publié le 20/02/2023
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L’irrégularité non écartée porte préjudice au concurrent évincé dont l’offre était régulière, qui peut former un recours en plein contentieux, quand bien même l’objet de l’irrégularité lui a valu la note maximale.

CE, 21 juill. 2022, no 456472

Le 13 juin 2016, le Syndicat mixte des transports Artois-Gohelle (SMTAG) a lancé une consultation suivant la procédure de l’appel d’offres avec négociation en vue de l’attribution d’un accord-cadre portant renouvellement du système billettique du réseau de transports publics TADAO et développement de son interopérabilité avec le support régional. À l’issue de la mise en concurrence, le SMTAG a informé la société Parkeon, par un courrier en date du 14 avril 2017, que son offre n’a pas été retenue et que le marché a été attribué à la société AEP Ticketing Solutions.

La société Parkeon, aujourd’hui dénommée Flowbird, conteste la validité du contrat à l’attribution duquel sa soumission a été écartée, qui a été conclu le 2 mai 2017 et pour lequel un avis d’attribution a été publié le 24 mai 2017. Elle forme un recours devant le tribunal administratif de Lille en vue d’obtenir, d’une part, l’annulation ou la résiliation de l’accord-cadre conclu entre le SMTAG et la société AEP Ticketing Solutions et, d’autre part, la condamnation du SMTAG à lui verser la somme de 1 631 076,50 €, assortie des intérêts moratoires et de la capitalisation de ces intérêts en réparation des préjudices subis du fait de son éviction de la procédure d’attribution de l’accord-cadre.

Par les jugements n° 1706477 et 1806191 en date du 14 novembre 2019, le tribunal administratif de Lille rejette la demande de la société Flowbird, solution que la cour administrative d’appel de Douai confirme en appel par un arrêt du 8 juillet 20211. La société Flowbird se pourvoit alors en cassation devant le Conseil d’État. Elle demande l’annulation de l’arrêt rendu en appel et à ce qu’il soit statué au fond sur l’affaire. Par son jugement en date du 21 juillet 2022, le Conseil d’État annule l’arrêt attaqué du 8 juillet 2021 et renvoie à nouveau l’affaire devant la cour administrative d’appel de Douai. Surtout, il juge que le non-respect des conditions posées dans le dossier de la consultation des entreprises constitue une irrégularité de l’offre retenue qui, sauf procédure de régularisation accomplie, constitue un manquement ouvrant la voie du recours Tarn-et-Garonne au bénéfice du concurrent évincé (I), quand bien même son offre était la mieux notée sur l’élément d’irrégularité, si toutefois le manquement est en rapport direct avec son éviction (II).

I – L’affermissement du caractère obligatoire du dossier de la consultation des entreprises dont le non-respect constitue une irrégularité invocable au plein contentieux par le concurrent évincé

Dans l’affaire qui nous retient, le Conseil d’État rappelle d’emblée les conditions de recevabilité et les moyens invocables dans le cadre d’un recours en plein contentieux dit Tarn-et-Garonne introduit par un tiers au contrat2. Ainsi, « tout tiers à un contrat administratif susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles ». Seulement, les tiers dits « non privilégiés » (pour mémoire, les tiers privilégiés sont le représentant de l’État dans le département et les membres de l’organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné) ne peuvent invoquer que « des vices en rapport direct avec l’intérêt lésé dont ils se prévalent ou ceux d’une gravité telle que le juge devrait les relever d’office», sachant que le concurrent évincé ne peut soulever, hormis les vices d’ordre public, que « les manquements aux règles applicables à la passation de ce contrat qui sont en rapport direct avec son éviction ».

En l’espèce, la société Flowbird agit en qualité de concurrent évincé de la passation du contrat conclu par le SMTAG. Conformément à la jurisprudence Tarn-et-Garonne, au titre des manquements commis lors de la passation du contrat, elle entend se prévaloir du non-respect des exigences temporelles posées dans les documents de la consultation par l’attributaire. Or, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence administrative, le règlement de la consultation est obligatoire dans toutes ses mentions, sauf exigence manifestement dépourvue de toute utilité pour l’examen des candidatures ou des offres3 ou encore si la méconnaissance d’une exigence résulte d’une erreur purement matérielle d’une nature telle que nul ne pourrait s’en prévaloir de bonne foi dans l’hypothèse où le candidat verrait son offre retenue4. Il en résulte que, dans le prolongement de cette jurisprudence, le non-respect par la société AEP Ticketing Solutions du délai d’exécution fixé par les documents de la consultation compte au titre des manquements aux règles applicables à la passation de ce contrat qui sont en rapport direct avec l’éviction du concurrent évincé, que celui-ci peut invoquer dans un recours Tarn-et-Garonne. En effet, la société Flowbird, ayant d’ailleurs remis une offre régulière, se trouve directement lésée dans ses intérêts par l’attribution du contrat à son concurrent dont l’offre était irrégulière et aurait dû être écartée (ou régularisée, si la régularisation était possible et… souhaitée)5. Au surplus, en dépit de la subjectivisation des recours s’inscrivant dans la continuité de la jurisprudence SMIRGEOMES6, l’attribution d’une note maximale sur un sous-critère ne saurait affaiblir la lésion des intérêts du requérant au regard du manquement commis lors de la passation conduisant à retenir une offre irrégulière.

II – L’indifférence de la notation sur le lien direct entre l’irrégularité d’une offre non écartée et le préjudice résultant de l’éviction d’un concurrent ayant remis une offre régulière

La subjectivisation des recours conduit à privilégier une approche in concreto des intérêts lésés dont se prévaut un concurrent évincé lorsqu’il entend attaquer un contrat administratif. Il s’ensuit une analyse de l’effectivité de la lésion, fût-elle future et/ou indirecte, du requérant, que l’on se situe dans le cadre d’un référé contractuel7, d’un recours indemnitaire8 ou bien en contestation de validité du contrat (recours Tarn-et-Garonne). Par exemple, tout comme en référé contractuel9, si le concurrent évincé qui a déposé une offre irrégulière peut se prévaloir de l’irrégularité de l’offre retenue sur le fondement d’un recours Tarn-et-Garonne, il ne peut cependant invoquer que des manquements aux règles applicables à la passation de ce contrat qui sont en rapport direct avec son éviction10.

Or, dans la présente affaire, le juge administratif perfectionne encore les subtilités induites par l’appréciation de l’intérêt directement lésé. Il précise que la société Flowbird, ayant remis une offre régulière, peut se prévaloir d’une lésion dans ses intérêts quand bien même son offre avait obtenu la note maximale en ce qui concerne l’élément d’irrégularité de l’offre de son concurrent. Le Conseil d’État juge en ce sens que la cour administrative d’appel a commis une erreur de droit en jugeant que « la société requérante ne pouvait pas utilement se prévaloir de ce que l’offre de la société attributaire serait irrégulière en raison des délais d’exécution qu’elle prévoyait, qui excédaient ceux prévus par les documents de la consultation, au motif qu’elle n’était pas susceptible d’avoir été affectée par un tel vice dès lors qu’elle avait obtenu la note maximale pour le sous-critère concernant le calendrier prévisionnel d’exécution » puisqu’« un tel manquement était en rapport direct avec l’éviction de la société Flowbird, dont ni la candidature ni l’offre n’ont été jugées irrégulières ».

Dès lors, il existe un lien direct entre le manquement dans l’étude des offres ayant conduit à retenir une offre entachée d’une irrégularité non régularisée et le préjudice tenant en l’éviction de la société Flowbird, dont l’offre était régulière. Est en revanche indifférent le fait que ce candidat évincé ait eu la note maximale sur le sous-critère relatif au calendrier prévisionnel d’exécution – calendrier qui ne répondait pas aux exigences posées par les documents de la consultation dans l’offre de l’attributaire. Surtout, arguer de la bonne notation d’un sous-critère pour éluder la lésion dans ses intérêts d’un candidat dont la soumission régulière a été rejetée à la faveur d’une soumission irrégulière revient à confondre la phase d’examen11 et celle du jugement de la qualité des offres en vue de choisir l’offre économiquement la plus avantageuse12. Plus précisément, en matière de marchés publics, l’offre est régulière ou irrégulière. Dans ce dernier cas, si elle n’est pas régularisée ou régularisable – notamment car cela conduirait à en modifier les caractéristiques substantielles –, elle est rejetée, sans même faire l’objet d’une notation. En somme, le simple respect des délais d’exécution imposés par le pouvoir adjudicateur dans les documents de la consultation n’est pas un élément de notation. Il s’agit d’une exigence à satisfaire qui ne suppose aucune appréciation qualitative. À l’inverse, l’analyse du calendrier prévisionnel lors de l’évaluation technique de l’offre renvoie davantage à l’examen de l’organisation que le soumissionnaire propose en vue d’honorer les missions objet du marché. Il semblait alors maladroit de mettre en relation, d’une part, la lésion procédant du manquement commis dans l’analyse de la régularité de l’offre retenue et, d’autre part, la note obtenue sur le point litigieux par le candidat évincé, fût-elle maximale. Ainsi qu’en juge le Conseil d’État, le manquement soulevé est en rapport direct avec l’éviction de la société Flowbird, qui s’en trouve lésée. Quant aux conséquences, la suite est à observer devant la cour administrative d’appel de Douai devant laquelle l’affaire est renvoyée, sachant néanmoins que l’accord-cadre litigieux a été conclu pour une durée de 18 mois… à compter du 2 mai 2017.

Notes de bas de pages

  • 1.
    CAA Douai, 8 juill. 2021, n° 20DA00061.
  • 2.
    CE, ass., 4 avr. 2014, n° 358994, Dpt Tarn et Garonne c/ Bonhomme : Lebon, p. 70] ; GAJA p. 901 ; AJDA 2014, p. 1035, chron. A. Bretonneau et J. Lessi ; RFDA 2014, p. 425, concl. B. Dacosta ; RFDA 2014, p. 438, note P. Delvolve.
  • 3.
    CE, 22 mai 2019, n° 426763, Sté Corsica Ferries : Lebon T. ; AJDA 2019, p. 1137 ; BJCP 2019, p. 340, concl. G. Pellissier – CE, 28 mars 2022, n° 454341, Cne de Ramatuelle et Sté Tropezina Beach Development : Lebon T. ; AJDA 2022, p. 657 ; JCP A 2022, act. 262.
  • 4.
    CE, 20 juill. 2022, n° 458427, Cne du Lavandou : Lebon T. ; AJDA 2022, p. 1532.
  • 5.
    Sur la faculté ouverte au pouvoir adjudicateur quant à la régularisation, v. CE, 18 déc. 2020, n° 429768, Sté Architecture Studio : Lebon T. ; AJDA 2020, p. 2527.
  • 6.
    CE, sect., 3 oct. 2008, n° 305420, SMIRGEOMES : Lebon, p. 324 ; RFDA 2008, p. 1128, concl. B. Dacosta et note P. Delvolve.
  • 7.
    CE, 2 mars 2022, n° 458354, D.
  • 8.
    CE, 14 oct. 2019, n° 418317, Sté Les Téléskis de la Croix Fry : Lebon T. ; JCP A 2019, act. 667 ; JCP A 2020, act. 2015, note J. Martin – CE, 25 nov. 2021, n° 454466, Collectivité de Corse : Lebon ; AJCT 2022, p. 168, obs. S. Dyens.
  • 9.
    CE, 27 mai 2020, n° 435982, Sté Clean Building : Lebon T., JCP A 2020, p. 2169, note S. Hul.
  • 10.
    CE, sect., 5 févr. 2016, n° 383149, Syndicat mixte des transports en commun Hérault transport : Lebon, p. 10 ; AJCT 2016, p. 329, obs. J.‑D. Dreyfus ; RFDA 2016, p. 301, concl. O. Henrard – CE, 9 nov. 2018, n° 420654, Sté Cerba : Lebon, p. 407 ; JCP A 2018, act. 848 ; JCP A 2019, 2156, 2161 et 2162, obs. F. Linditch.
  • 11.
    CPP, art. L. 2152-2.
  • 12.
    CCP, art. L. 2152-7 et s.
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