Hauts-de-Seine (92)

Tours Nuages : une réhabilitation symbolique ?

Publié le 05/05/2023
Tours Aillaud, Tours Nuage
Arthur Weidmann/AdobeStock

Le patrimoine architectural du XXe siècle souffre parfois d’un manque de reconnaissance. Quand vient le temps de sa réhabilitation, une double question se pose : comment rendre les bâtiments vivables, tout en préservant leur richesse ? À Nanterre, les travaux des Tours Nuages ont commencé… non sans polémiques.

On ne peut pas les rater, quand on arrive à La Défense, celles que l’on appelle les Tours Nuages. Plantées entre la D914 et la D913, dans le quartier de Nanterre Pablo Picasso, elles se reflètent dans les hautes tours du centre d’affaires et ce sont deux époques qui se confrontent, deux facettes d’une même pièce de monnaie, aussi. Entre les deux, une frontière invisible : la zone B et C, avec les tours abritant les bureaux à Puteaux et Courbevoie (des communes privilégiées), la zone A à Nanterre pour les grands programmes immobiliers HLM, visant entre autres à reloger les habitants des tristement célèbres bidonvilles, qui avaient abrité jusqu’à 15 000 personnes (principalement des immigrés issus des colonies).

Contrairement aux projets d’habitats collectifs traditionnels, ces barres rectangulaires et inhumaines qui poussaient comme du chiendent dans les grandes métropoles dans les années soixante, les 18 tours aux formes arrondies (deux tours de 38 étages, sept tours de 19 étages et neuf tours de 8 à 12 étages), aux fenêtres en formes de gouttes ou de hublots, aux façades recouvertes de mosaïques (œuvres de l’artiste Fabio Rietti) sont censées figurer la nature. Joindre à la nécessité de loger rapidement de très nombreuses familles en logements HLM, celle – nouvelle – de ne pas enfermer les humains dans des logements trop petits. Ces géantes colorées sont organisées autour d’un parc agrémenté de sculptures de mosaïques (œuvres de la fille de l’architecte, Laurence Rieti), et d’une petite forêt, chaque famille a son arbre. L’architecte rappelait dans son autobiographie parue en 1975, Désordre apparent, ordre caché, que « les bienfaits hygiéniques et économiques d’un certain fonctionnalisme une fois acquis, l’essentiel demeure de prendre possession poétiquement d’un lieu ».

Une philosophie que l’architecte avait déjà mis à l’œuvre dans les années soixante avec la cité de l’Abreuvoir à Bobigny (93) (un quartier de tours rondes et arrondies à la frontière avec Drancy), et surtout les Courtillières à Pantin, un serpentin immobilier, longtemps le plus grand immeuble de France (avant l’arrivée du Cèdre Bleu à Nancy). « Lui, va jouer avec les formes urbaines, privilégier la typologie des ondulations, les courbes… pour structurer le quartier », témoigne Sébastien Radouan, historien de l’art, qui, deux fois l’an, organise une visite de la cité de l’Abreuvoir. Selon Benoît Pouvreau, historien de l’architecture au service du patrimoine culturel du conseil départemental de Seine-Saint-Denis et auteur d’une brochure sur l’œuvre d’Émile Aillaud, « Émile Aillaud a apporté plein de choses novatrices à la fois dans la forme du bâti, en forme de cylindres et de tripodes, mais aussi à travers l’introduction de la couleur, en utilisant du rose, des bleus, de l’orange… ».

Voilà ce qui explique que ces grands ensembles sont tous protégés par le label Patrimoine du XXe siècle, créé en 1999 par le ministère de la Culture pour être décerné à des réalisations architecturales et urbanistiques appartenant au patrimoine culturel du XXe siècle et considérées comme remarquables… qui n’impose pas de mesure de protection ou de contraintes particulières. Il s’agit simplement d’une mise en lumière des productions labellisées, pour attirer l’attention non seulement des décideurs et des aménageurs, mais aussi du public et des usagers. En effet, c’est une manière de faire changer le regard sur un patrimoine qui peut sembler peu intéressant, qui peut avoir été oublié, ou qui peut être associé à des éléments négatifs. Une façon détournée de favoriser les politiques de conservations et de sauvegarde en en faisant peser les responsabilités, et donc les coûts éventuels de réhabilitation, de conservation ou de sauvegarde, à l’échelle ultra locale.

Un projet vertueux, un vieillissement inéluctable

Mais voilà, depuis les années 1980, les 1 600 foyers occupant les tours ont vu leurs conditions de vie se détériorer au fil du temps. Aujourd’hui, les pertes énergétiques sont de l’ordre de 40 % : le terme « passoire thermique » est en deçà de la réalité. Quant aux belles façades, elles se détériorent : au-delà de la perte des couleurs originelles, des cubes de mosaïques tombent au sol, en raison des parements et joints en mauvais état. Dès 2008, la mairie lance le dossier dans les esprits de ses administrés en lançant des ateliers de travail avec les habitants : contrairement à ce qu’il s’est passé entre autres à Malakoff avec la Tour Insee, la mairie envisage directement un chantier de réhabilitation et non une destruction-construction.

De fait, en 2016, la ville de Nanterre, l’État et l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) ont signé un accord pour donner un nouveau souffle au quartier avec le double objectif de préserver le patrimoine architectural exceptionnel, tout en offrant un nouveau cadre de vie aux riverains. Il s’agit tout simplement du plus gros chantier de réhabilitation immobilière de l’histoire du département des Hauts-de-Seine. En 2017, la société Hauts-de-Seine Habitat et l’Office municipal HLM de Nanterre, propriétaires des « Tours Nuages », lancent un concours pour « la réhabilitation thermique et la réinterprétation artistique des façades des tours ». Le groupement de l’agence RVA (avec le graphiste Pierre di Sciullo et Franck Boutté Consultants) a été désigné lauréat, avec comme partenaires les agences Cogedim et encore Histoires et Patrimoines, spécialisé dans les réhabilitations de monuments historiques.

Le 18 mars 2023, au beau milieu de cette forêt de mosaïques, le Maire de Nanterre, Patrick Jarry, ainsi que le Président de région, le préfet des Hauts-de-Seine et la directrice de l’ANRU, entre autres, avaient donné rendez-vous à la presse pour découvrir le début du chantier sur la façade du 15 allée des Demoiselles d’Avignon, dans le quartier du Parc Sud. Cette tour pilote sera livrée dès l’été 2024. « Avec ce projet, dans son ensemble, nous voulons redonner de l’espoir à ceux qui vivent dans ce quartier », assure le maire qui appelle donc tous les bailleurs sociaux à « accélérer » la rénovation. « Ce projet de réhabilitation est le plus important pour Nanterre. Pour arriver à ce moment de pose de ces premières plaques d’inox teintées, ça a été dur », souffle l’édile, l’écharpe tricolore virevoltant dans le vent du printemps. En effet, pour arriver à cette cérémonie de la première plaque, il a fallu repousser les possibles de la volonté, vaincre les craintes très nombreuses de voir disparaître sous l’inox et la réhabilitation thermique un patrimoine classé Architecture contemporaine remarquable. Le projet promet la destruction d’une tour, la réhabilitation thermique de toutes les autres grâce à des panneaux en inox teintées, le changement de destination de six tours à vocations de bureaux, commerces, entreprises, tiers lieux et logements en accession propriété visant à rendre le quartier plus mixte socio économiquement… en ligne droite avec le nouveau programme national de renouvellement urbain (NPNRU) de l’ANRU qui traduit une ambition politique : la transformation profonde des quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) concentrant les difficultés sociales et présentant les dysfonctionnements urbains les plus importants, en matière d’enclavement, de dégradation du bâti et des espaces publics, de trames urbaines et foncières inadaptées, de déficit d’offre commerciale et de services, de difficultés d’accès aux activités économiques. Il vise à concentrer les moyens et ressources de l’Agence pour soutenir les investissements et les dépenses d’ingénierie directement liées permettant d’aboutir à une mutation des quartiers, et favoriser la mixité sociale et fonctionnelle en développant la diversité de l’habitat (statuts, typologie des bâtiments et des logements) et des fonctions (équipements, commerces, activités économiques)… quitte à lui faire perdre pied avec le projet Aillaud ?

L’opprobre sur le béton et le fer

« Pour moi ces tours, c’est l’expression de la fin des Trente Glorieuses où on a bâti à toute vitesse avec des volumes que l’on connaît. Là on a fait une expérience avec des formes poétiques, on a jamais la même tour, jamais de monotonie, c’est l’anti-Sarcelles. Il a travaillé sur les différentes formes des fenêtres, des gouttes, des feuilles de vigne, a gardé les plus faciles à industrialiser, au lieu d’avoir du quadrangulaire il en a fait des espaces avec des angles intéressants, des perspectives et un panorama exceptionnel sur Paris, pour des HLM. Avec son gendre, ils ont adapté les couleurs au crayon de son croquis en céramiques, il y a beaucoup de poésie et une invitation à l’appropriation des habitants, une humanisation dans chaque détail. Chaque logement avait son arbre, les gamins pouvaient dire « c’est mon arbre ». Toucher à cette vue d’ensemble, c’est vraiment criminel », considère Bernard Toulier, conservateur général honoraire du patrimoine, membre de l’association de défense du patrimoine Sites et monuments. Il suit le dossier de la réhabilitation des tours Aillaud depuis le tout début et reste très amer sur la gestion globale du dossier, par l’ANRU et le ministère de la Culture en particulier. « Le maire de gauche n’a pas trouvé assez d’argent pour réhabiliter par lui-même alors quand la règle de l’ANRU pour le programme national de renouvellement urbain est arrivée (arrêté du 17 décembre 2020, Ndlr) il sautait sur l’occasion, mais ce programme oblige à la destruction en partie pour réhabiliter les grands ensembles. Au départ était programmée la destruction de 9 tours, puis 7. Au bout d’un long lobbying patrimonial, on a obtenu la destruction d’une seule tour. Mais ce n’est pas normal que l’on soit obligé de démolir pour pouvoir réhabiliter. Surtout quand ce sont des bâtiments qui ont reçu un label patrimonial ! Quand on restaure une cathédrale, on ne nous demande pas de démolir une travée ! Ce n’est pas parce que c’est une architecture du XXe siècle en béton, des HLM, qu’on doit faire cela. Il aurait fallu que le ministère enlève la clause de démolition préalable, mais ils n’ont pas bougé », regrette le passionné.

À l’agence RVA, par la voix de l’urbaniste, Émilien Lahaye, on a affuté les arguments pour parer le reproche de transformer l’ensemble labellisé en « projet de promoteurs », pour citer de nouveau Bernard Toulier. « L’Agence RVA est engagée depuis plus de 20 ans dans le renouvellement des territoires en politique de la Ville, la réhabilitation des sites et des bâtiments de logements sociaux. C’est ainsi que nous avons été amenés très tôt à la question du Patrimoine du XXe siècle, de sa conservation et de son évolution : le premier site fut celui du Serpentin d’Émile Aillaud à Pantin, le poète de l’anti-angle droit, puis celui des Bleuets à Créteil de l’architecte Paul Bossard, architecture dite brutaliste. Nous avons reçu le trophée Béton en 2019 pour cette réhabilitation. Il faut aimer cette architecture, ne pas craindre débats et polémiques, ainsi que mauvais coups et contretemps : ces deux réhabilitations ont démontré qu’il s’agit d’une course de fond puisqu’études et chantiers peuvent totaliser une quinzaine d’années ! Sur le fond, nous avons découvert que chaque bâtiment est une mine historique et culturelle : chaque décennie du XXe siècle a connu des évolutions culturelles et technologiques. Chaque bâtiment à réhabiliter représente une nouvelle aventure technique, culturelle et humaine, car chaque site, voire chaque bâtiment est habité. L’ensemble des Tours Nuages, s’inscrit pleinement dans ces processus techniques et culturels de réhabilitation en milieu occupé ». Dans le cadre des tours Aillaud, l’Agence s’est trouvé dans la gestion d’une contrainte plurielle : « Bien qu’en progression constante, les budgets alloués à la mutation des logements sociaux se heurtent à des contraintes incontournables : nouvelles normes environnementales, mise à niveau des prestations internes aux logements pour qu’ils égalent les standards usuels et ne représentent plus une relégation. À ces contraintes de base, s’ajoutent celles liées à la culture, à la nécessité de traiter avec respect des bâtiments de grandes signatures. Les défigurer ou les malmener serait une atteinte à notre patrimoine social. À Nanterre comme à Pantin et à Créteil, les Tours Nuages se trouvent à la croisée de ces contraintes techniques, financières, culturelles et la question patrimoniale se retrouve naturellement au centre de débats autour de la notion de patrimoine habité, de l’héritage des Trente Glorieuses notamment ».

Selon l’urbaniste, la politique de l’Agence s’est construite en continuation de l’esprit d’Émile Aillaud : « S’agissant des Tours Nuages d’Émile Aillaud à Nanterre, nous sommes en présence d’une œuvre cohérente de grande dimension, d’une installation artistique urbaine. Aillaud avait pour habitude de travailler avec des artistes dont Fabio Rieti son gendre peintre et coloriste. L’acier s’est imposé à nous comme matériaux de protection du manteau thermique nécessaire à ces « passoires thermiques », car seul capable d’épouser avec précision les formes arrondies et complexes des bâtiments initiaux. De même pour les fenêtres aux formes insolites dont la feuille de sauge. Comme Émile Aillaud, nous avons conçu la réinterprétation artistique de l’ensemble des 18 tours avec des graphistes de renom : Pierre Di Scuillo et Amélie Lebleu. Du plus tellurique vers le plus évanescent, les teintes d’origines ont été reprises dans une expression contemporaine, alliant aussi matité et brillance ».

Les travaux devraient s’étaler sur de nombreuses années. La livraison de la dernière tour est prévue pour 2030, laissant la place assurément à de nouvelles métamorphoses de ce petit coin des Hauts-de-Seine. En attendant, Bernard Toulier et ses camarades de l’association de défense du patrimoine Sites et monuments continuent de se battre pour le patrimoine populaire du XXe siècle : « Après le combat mené à la maison du peuple de Clichy (Hauts-de-Seine), qui a permis de revenir à un projet qui, à défaut de s’adresser au peuple (il s’agira d’une maison de restauration de Ducasse), va conserver son intégrité architecturale, notre autre bataille c’est la cité jardin, de la butte rouge à Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine). Ce sont des ensembles qui, à l’image de la cité reconstruite du Havre, pourraient être proposés au patrimoine mondial de l’Unesco et parce que le ministère de la Culture ne débloque pas de moyens pour assurer la rénovation, on va démolir pour réhabiliter à la truelle. Il faudrait que les élus constatent l’intérêt de ces perles baroque du passé récent. C’est fou qu’un pays qui a une tradition de patrimoine comme nous ait une telle inculture sur l’architecture du XXe siècle, qu’on ait jeté à ce point l’opprobre sur le béton et le fer »…

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