Affaire Kerviel : la cour d’appel de Versailles rend un arrêt apaisant
La cour d’appel de Versailles, saisie sur renvoi de la Cour de cassation, a rendu son arrêt le 23 septembre dernier dans l’affaire Kerviel. Elle a réduit à un million d’euros le montant des dommages-intérêts dus par Jérôme Kerviel à la Société Générale. Un arrêt qui convient à l’affaire mais pose des questions sur le terrain des principes juridiques.
Jérôme Kerviel ne doit plus qu’un million d’euros à la Société Générale ! Ainsi en a décidé la cour d’appel de Versailles le 23 septembre dernier. Elle était saisie sur renvoi de la Cour de cassation par un arrêt du 19 mars 2014 dans laquelle la Cour, rompant avec sa jurisprudence traditionnelle, considérait que la faute de la victime pouvait être prise en compte dans le calcul des dommages-intérêts qui lui étaient dû. À charge pour les juges du fond d’évaluer ladite faute. La cour d’appel de Versailles commence par rappeler les fautes du trader et son entière responsabilité pénale. En réponse aux gesticulations de l’intéressé durant les trois jours d’audience en juin – citation des avocats de la banque comme témoins, production d’enregistrements pirates d’une magistrate par une policière, témoignages alléguant d’une complicité active de la banque aux activités frauduleuses de son salarié –, la Cour rétorque sèchement : « Au surplus devant la cour Jérôme Kerviel a été incapable d’expliquer pourquoi la Société Générale aurait été l’instigatrice de ses prises de position qui lui faisaient courir des risques insensés, pourquoi lui-même aurait été choisi pour conduire cette opération mortifère, et pourquoi il aurait tout fait, jusqu’à la dernière limite pour dissimuler ses agissements avec un tel luxe de procédés frauduleux ». Elle prend soin également de souligner, en réponse à une demande d’expertise sur le préjudice dont Jérôme Kerviel conteste tantôt le montant, tantôt l’existence même, que la perte a été contrôlée par la Commission bancaire ainsi que les commissaires aux comptes ce qui rend inutile une mesure d’instruction supplémentaire. Lorsqu’elle en vient à l’examen de la responsabilité de la Société Générale, la Cour n’est guère plus tendre. S’appuyant sur le rapport de l’inspection interne de la banque et sur celui de la Commission bancaire, elle énumère la longue liste des négligences et insuffisances : absence de réaction au premier incident en 2005, montant des résultats déclarés par le trader anormal (50 millions), contrôle des limites erratique, commissions de courtages anormalement élevées… Et de conclure : « Quelle que soit la ruse et la détermination de l’auteur des faits, ou la sophistication des moyens employés, un tel préjudice n’aurait pas pu être atteint sans le caractère éminemment lacunaire des systèmes de contrôle de la Société Générale, qui ont généré un degré de vulnérabilité élevé ». Résultat, elle réduit le montant de l’indemnisation due par Jérôme Kerviel à un million d’euros. On serait tenté de dire, au regard des sommes en jeu, qu’il s’agit du million symbolique.
Et c’est enfin justice
Dans les médias, les deux adversaires ont chacun crié victoire à l’énoncé de la décision. Tout est question, on l’aura deviné, de niveau de lecture et de point de vue.
Pour l’avocat de Jérôme Kerviel la victoire réside dans la réduction des dommages-intérêts de plus de 99 % au bénéfice de son client. Si l’on ajoute à cette « victoire » la décision des prud’hommes en juin dernier condamnant la banque à payer 500 000 € à son trader pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, on peut prétendre comme il le fait que la justice est en train d’amorcer un virage à 180 degrés et rêver déjà d’obtenir le succès de la demande en révision du procès pénal.
Pour autant, la banque n’a pas tort d’être satisfaite de l’arrêt. Celui-ci commence par rappeler, malgré les tentatives de Jérôme Kerviel de faire dévier le débat, que la culpabilité est définitivement jugée, le préjudice acté et la demande d’expertise injustifiée. Or, lors du procès, alors que l’avocat général venait de soutenir que la banque n’avait droit à aucune réparation en raison de sa négligence, l’avocat du trader avait refusé le bénéfice de cette ardoise effacée, en expliquant que l’expertise à ses yeux comptait plus que tout. Ce refus des magistrats d’entrer dans la logique du trader est donc une victoire pour la banque. Certes, la cour semble intarissable sur l’énoncé des très nombreuses fautes, ce qui est du plus mauvais effet pour la réputation de l’établissement mais ce qui a aussi le mérite de confirmer la thèse de l’aveuglement. Encore un camouflet pour Jérôme Kerviel dont l’obsession est de faire juger que la banque connaissait ses activités et l’y encourageait. Cette négligence ainsi décrite est également positive sur le terrain fiscal au regard du fameux arrêt Alcatel du Conseil d’État sur la déductibilité des pertes. Or l’enjeu s’élève à 2,2 milliards d’euros ! Enfin, la réduction des dommages-intérêts ôte à ce dossier une grande partie de cette dimension pathologique qui a tant fasciné les médias.
Cela en est fini en effet du trader condamné par une justice « folle » à payer des centaines de milliers d’années de Smic à la banque qui l’employait. Cette condamnation, justifiée sur le terrain des principes de l’époque, était parfaitement incompréhensible pour le public et pesait sur la banque autant que sur le système judiciaire. L’arrêt de la cour d’appel de Versailles apporte enfin une solution qui paraît équitable en renvoyant dos à dos la banque et son trader. Toute la subtilité de la décision consiste à condamner le trader à payer une somme importante mais réaliste. Tant qu’il devait 4,9 milliards, l’importance de la somme le mettait à l’abri de tout risque de recouvrement. Dès lors qu’il doit un million, une exécution n’est plus à écarter. Peut-être ce montant est-il également destiné à lui faire comprendre que la justice, pas plus que le Pape qu’il a rallié de force à sa cause, les médias, ou les politiques n’est un jouet.
Tout pauvre peut faire n’importe quoi à un riche ?
En revanche, le droit risque sans doute de souffrir un peu s’il advenait que la décision passe pour autre chose qu’un arrêt d’espèce. Sur son blog1, la professeure de droit Michèle-Laure Rassat met en garde contre cette approche de la charge de la réparation de l’auteur du dommage par sa capacité contributive : « Actuellement la règle est que l’auteur ou les auteurs multiples d’une faute doivent réparer la totalité du préjudice souffert par la victime, ni plus, ni moins. Si l’on veut désormais que l’importance de la responsabilité à retenir à la charge de l’auteur d’une faute soit calibrée en fonction de sa capacité de contribution, ce n’est pas impossible, mais il faut changer la loi et bien en concevoir les incidences car cela voudrait dire que tout « pauvre » peut faire n’importe quoi à un « riche ». Selon l’auteure, il y a fort à parier qu’« un jour proche le cambriolé ne pourra plus être indemnisé du préjudice souffert s’il n’a pas transformé son appartement en Fort Knox pourvu de trois verrous certifiés et de deux alarmes ce qui en l’état actuel de l’insécurité peut apparaître comme d’une folle imprudence ».
C’est hélas une des caractéristiques de cette affaire. Aucune solution juridique ne convient tout à fait. L’ancienne jurisprudence sur les dommages aux biens avait conduit à un montant record de dommages-intérêts infligé à une personne physique, permettant à Jérôme Kerviel, avec l’habileté médiatique qu’on lui connaît, de dénoncer une condamnation à mort civile. La division par deux après revirement de jurisprudence aurait été tout aussi absurde d’un point de vue pratique. Quel avantage de ne plus devoir que 2,5 milliards au lieu de 5 ? La condamnation à un million d’euros convient car elle est à la fois en rapport avec le dossier et à dimension humaine. Mais elle entraîne la cour à emprunter une voie aussi pertinente dans ce dossier très atypique à tous égards que dangereuse pour les cas plus traditionnels si elle venait à faire jurisprudence…
Notes de bas de pages
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1.
« Kerviel, le cafouillage et l’amalgame », 25 sept. 2016, http://michèle-laure-rassat.fr/blog.