Autosaisine de la Commission nationale d’aménagement commercial : mode d’emploi

À la suite de la décision de la commission départementale (CDAC), la Commission nationale d’aménagement commercial (CNAC) dispose, à peine d’irrégularité, d’un délai non franc d’un mois pour s’autosaisir sur le fondement des dispositions du V de l’article L. 752-17 du Code de commerce. Ce délai, qui débute à compter de la notification au secrétariat de la Commission nationale de l’avis ou de la décision de la CDAC, court jusqu’à la date à laquelle la décision d’autosaisine est effectivement notifiée au demandeur.
Sous l’empire de la loi Royer1, le ministre en charge du commerce était compétent pour connaître, dans le cadre d’un recours gracieux, des décisions des organes départementaux en charge de délivrer l’autorisation d’exploitation commerciale, préalable nécessaire pour qu’un commerce de grande taille puisse s’implanter ; il était aidé en sa délicate mission par une Commission nationale, alors chargée de rendre de simples avis consultatifs. Vingt ans plus tard2, apparaissait une Commission nationale indépendante en charge d’examiner les recours préalables formés contre les décisions des commissions départementales ; depuis la loi LME de 20083, elle est nommée Commission nationale d’aménagement commercial (CNAC). Dans certaines conditions, précisées au V de l’article L. 752-17 du Code de commerce4, la CNAC a la possibilité de s’autosaisir d’un projet commercial qui n’a pas été porté devant elle, à défaut de recours contre la décision initiale de la commission départementale. Après qu’une première décision de juin 20225 avait offert aux magistrats du Palais-Royal la possibilité de clarifier certaines modalités procédurales de l’autosaisine, une seconde décision, rendue juste avant l’été, a complété l’entreprise prétorienne d’éclaircissement entamée deux ans plus tôt pour fournir enfin toutes les clés de lecture de cette procédure.
Dans les faits, une société avait déposé une demande de permis de construire (PC) valant autorisation d’exploitation commerciale (AEC) pour l’extension de 8 349 m² de la surface de vente d’un ensemble commercial auprès du maire de la commune d’implantation du projet. Par un avis du 19 septembre 2019, la commission départementale d’aménagement commercial (CDAC) compétente se prononçait en faveur du projet. Après s’en être autosaisie, la Commission nationale d’aménagement commercial rendait, elle, un avis défavorable le 23 novembre 2020. Lié par le sens négatif de l’avis de la CNAC, le maire refusait de délivrer le PC valant AEC par un arrêté en date du 21 février 2020. Saisie par la société pétitionnaire, la cour administrative d’appel de Bordeaux annulait, dans un arrêt du 17 décembre 2021, le refus de permis et enjoignait au premier édile municipal de délivrer le précieux sésame dans le délai très contraint de deux mois.
Saisis en cassation par la Commission nationale et un ministre, les magistrats du Palais-Royal étaient tenus d’examiner les deux principales conditions de la régularité de l’autosaisine de la Commission – le seuil de 20 000 m² et le délai dans lequel doit impérativement, à peine d’irrégularité, s’inscrire la décision d’autosaisine. Concernant le seuil de déclenchement, la décision de 2024 reprend, verbatim et in extenso, le considérant de principe de la décision précitée de 2022. Les véritables innovations prétoriennes, dans cette décision du 17 juin 2024 (mentionnée aux T.), ne portent en réalité que sur le délai de notification de la décision d’autosaisine : le juge administratif considère que la CNAC ne peut pas se saisir d’un dossier plus d’un mois franc après que l’avis de la CDAC lui a été notifié.
I – Une procédure à l’efficacité relative
Depuis la loi Pinel du 18 juin 20146 (dont l’entrée en vigueur s’est étalée jusqu’au 15 février 2015), un article L. 752-17, V (inchangé depuis) dispose que la Commission nationale d’aménagement commercial peut se saisir de tout projet mentionné à l’article L. 752-1 dont la surface de vente atteint au moins 20 000 mètres carrés, « dans le délai d’un mois » suivant l’avis ou la décision émis(e) par la commission départementale ; elle émet subséquemment un avis (ou rendra une décision) sur la conformité du projet aux pléthoriques critères de l’article L. 752-6, qui se substituera à celui (celle) de la commission départementale7. Jusqu’à la loi Climat de 2021, qui modifie substantiellement le droit applicable à l’aménagement commercial8, il semble que la Commission ait quasi systématiquement exercé son pouvoir d’évocation pour les projets importants non soumis à elle par la voie du recours préalable9.
Cette faculté d’autosaisine a été principalement ouverte dans le but de « renforcer un contrôle sur les projets à plus fort impact économique et environnemental »10. Dans ses justifications, le ministère porteur du projet de loi a cependant eu une vision sublimée du rôle de la Commission, estimant que, « loin des passions locales », celle-ci disposait du « recul nécessaire » pour opérer un contrôle éclairé des projets commerciaux de grande ampleur à fort impact économique et environnemental, « en connaissance des réalités du terrain dont ne manquent pas de l’informer les services instructeurs locaux et les préfets »11. Si on doit louer cet optimisme, rappelons qu’il n’en a pas toujours été ainsi – les commissions et autorités en charge du respect de la réglementation d’urbanisme commercial ont longtemps été accusées de frayer avec les grands groupes de distribution12. Et malgré les correctifs législatifs et réglementaires destinés à rendre plus efficace l’action des commissions en paralysant les possibilités d’octroyer des autorisations de complaisance, l’arrivée d’un projet en Commission nationale n’est pas systématiquement synonyme de décision qualitative à la sortie – en tout cas du point de vue du juge administratif puisque, pour l’année 2021 par exemple, si le juge administratif a confirmé la quasi-totalité des décisions favorables de la CNAC, il a toutefois annulé 72 % des avis défavorables qui lui ont été déférés (environ un tiers des décisions de la CNAC a été soumis à la juridiction administrative cette année-là)13.
A également été mis en avant, pour justifier la pertinence de ce mécanisme dérogatoire, le fait que la saisine d’office porterait sur les projets structurants non transmis (par la voie du recours normal) à la CNAC mais qui, s’ils l’étaient, pourraient donner lieu à une décision de refus d’autorisation ; les rédacteurs de l’étude d’impact avancent le chiffre d’un cas sur deux en 201214. Il peut paraître hasardeux de se livrer à de telles déductions statistiques pour l’autosaisine, d’autant que les décisions de la CNAC sont susceptibles de recours pour excès de pouvoir devant une cour administrative d’appel15. Or, il semblerait que les chiffres extrapolés avancés par le ministère ne prennent pas en considération l’éventuelle censure postérieure du juge administratif16.
Il était aussi avancé qu’un double degré d’examen des projets les plus vastes, dont la portée géographique va généralement bien au-delà du département, offrirait « une garantie renforcée de respect des critères fixés par la loi » et devrait donc « achever de modifier les comportements dans le sens d’une meilleure prise en compte, par les porteurs de projets, des exigences liées, notamment, au développement durable »17. Si cette affirmation était valable en 2012, où « beaucoup de dossiers, notamment ceux situés en entrée de ville ou en milieu rural, ne répond[aient] pas à ces objectifs et sembl[aient] venir s’implanter sur le site sans tenir compte de son environnement particulier »18, sa pertinence s’est atténuée au fil du temps pour finir par disparaître récemment en raison de l’obligation de zéro artificialisation nette (ZAN) à l’horizon 205019. En tout état de cause, les commissions relevaient, depuis quelques années, que les pétitionnaires réalisaient souvent un gros travail de mise en conformité de leur projet avec les exigences du développement durable, qui allait souvent au-delà des sujétions environnementales auxquelles ils étaient normalement astreints par le seul jeu de la loi – constat visiblement corroboré par la propension du juge à annuler aujourd’hui les décisions de refus de la Commission nationale.
Malgré tout, ce mécanisme d’autosaisine garde une certaine vigueur puisqu’il a fait l’objet de deux décisions importantes, distantes de deux ans, destinées à en préciser les conditions procédurales.
II – La confirmation de l’appréciation extensive de la condition légale de surface
La première question soumise au Conseil d’État en juin 2024 était celle de la surface de projet permettant de déclencher l’autosaisine. La faculté de saisine unilatérale concerne les plus grands projets puisque l’article L. 752-17, V, cible spécifiquement ceux, en principe soumis à autorisation d’exploitation commerciale (AEC)20, « dont la surface de vente atteint au moins 20 000 mètres carrés ». À la seule lecture de cette disposition, le doute semblait permis : fallait-il comprendre que seuls les projets portant en eux-mêmes sur une surface de vente supérieure à 20 000 m² étaient visés par la procédure ou alors que celle-ci incluait-elle également tout projet ayant pour effet, indépendamment de sa surface stricto sensu, de porter l’aire totale de l’ensemble commercial à plus de 20 000 m² ? Naturellement, la CNAC eut, dès les prémisses de cette nouvelle procédure, une vision des plus large de son office et considéra que sa faculté d’autosaisine pouvait s’exercer tant « sur des projets de création de commerces ou ensembles commerciaux dépassant les 20 000 m² de surface de vente » que « sur des projets plus modestes dès lors qu’ils s’implantent dans des ensembles commerciaux ayant déjà dépassé les 20 000 m² de surface de vente, ou devant dépasser ce seuil avec la réalisation du projet »21. Elle fut confortée en ce sens par une instruction ministérielle sur la législation en matière d’aménagement commercial du 3 mai 201722. Au bénéfice de cette lecture extensive, il devenait possible pour la Commission d’obvier toute tentation de la part du pétitionnaire de fractionner son projet pour échapper à l’autosaisine23.
Mais la doctrine, qui ne l’entendait pas tout à fait de cette oreille, a eu tôt fait de pointer du doigt la « faiblesse rédactionnelle »24 et la « rédaction ambiguë »25 de ces dispositions. Il semblait en effet qu’il fallût considérer, « dans une acception littérale », que les projets de moins de 20 000 m² étaient exclus de la faculté d’autosaisine, quand bien même ils auraient porté la surface de vente totale de l’ensemble commercial au-delà de ce seuil critique. Cette position doctrinale restrictive – manifestement partagée par le gouvernement qui regrettait que « la faculté d’auto-saisine de la CNAC (ait) pour seule référence la surface de vente de l’équipement commercial à réaliser »26 – était le fruit de la lecture combinée des différents alinéas de l’article L. 752-17, rédigés à hue et à dia. Dans son III, cet article prévoit que la commission départementale informe la Commission nationale de tout projet « dont la surface de vente atteint au moins 20 000 mètres carrés, dès son dépôt » ; dans son IV, il énonce que la CDAC doit, dès le dépôt du dossier de demande, informer la CNAC de tout projet mentionné à l’article L. 752-1 dont la surface de vente est supérieure à 20 000 m² « ou ayant déjà atteint le seuil de 20 000 m² ou devant le dépasser par la réalisation du projet ». Si l’on met de côté la superfluité de l’un de ces deux alinéas en raison de leur objet équivalent, les précisions de surface apportées dans le IV ne semblent-elles pas exclure de l’alinéa V (dans lequel aucune précision de la sorte n’est mentionnée) ces mêmes projets « ayant déjà atteint le seuil de 20 000 m² ou devant le dépasser par la réalisation du projet » ?
Cette question a fini par être tranchée prétoriennement, avec une solution en faveur de l’interprétation extensive, dans la décision précitée de juin 202227. Il faut d’ailleurs rendre hommage au numéro d’équilibriste du rapporteur public Raphaël Chambon, qui avait tenté d’expliquer de façon rationnelle, dans ses conclusions sur cet arrêt, les redondances « dissymétriques » des différents alinéas de l’article L. 752-17 du Code de commerce28. Convoquant derechef et la lettre et l’esprit de la loi, la haute juridiction administrative ne fait donc qu’entériner, dans sa décision du 17 juin 2024, la lecture qu’elle avait eue deux ans plus tôt. Le Conseil d’État y reprend et applique, en effet, le même considérant de principe selon lequel, à la lumière des travaux préparatoires de la loi Pinel, « en prévoyant que la CNAC est systématiquement informée des projets dont la surface de vente est supérieure ou égale à 20 000 mètres carrés et de ceux ayant déjà atteint ce seuil ou devant le dépasser par la réalisation du projet », le législateur a entendu que la Commission nationale puisse s’autosaisir de l’ensemble de ces projets, « et non seulement de ceux dont la surface de vente devant être autorisée est supérieure ou égale à 20 000 m² ». Il semble donc qu’il faille saluer cet éclaircissement prétorien qui permet de parer à toute éventualité de découpage en plusieurs tranches des projets les plus grands pour tenter d’échapper à la faculté d’autosaisine octroyée à la CNAC.
Le sens de cette décision nous apparaît aujourd’hui d’autant plus opportun que la loi interdit désormais les projets commerciaux de plus de 10 000 m²29. Aussi, décider que la faculté d’autosaisine de la Commission ne serait opérante qu’à la condition que le projet soumis à la commission départementale porte lui-même sur une surface supérieure à 20 000 m² aurait conduit à vider complètement la disposition de sa portée et à récuser, en quelque sorte, la faculté d’autosaisine à la Commission accordée une décennie plus tôt30.
Il faut également souligner que les pouvoirs publics cherchent aujourd’hui à rapatrier l’aménagement commercial dans le giron du droit de l’urbanisme31, police spéciale d’utilisation des sols, afin de contrôler l’implantation commerciale et pour privilégier les projets les plus qualitatifs en matière d’aménagement du territoire, de protection de l’environnement et de qualité de l’urbanisme, dans un cadre concurrentiel32. La faculté d’autosaisine de l’article L. 752-17, V, s’inscrirait alors dans la réalisation des différents objectifs assignés à la réglementation, en permettant, quelle que soit l’issue du passage en CDAC, un second regard (non juridictionnel33) sur des projets structurants qui ont souvent un impact important sur l’environnement (en d’autres termes, dépassant le cadre départemental). Elle est visée, dans l’étude d’impact de la loi Pinel, dans un chapitre intitulé « aspects relatifs à l’amélioration de l’efficacité de l’action publique » et dans une section sur « l’impact des mesures de simplification et de modernisation de l’aménagement commercial ». On peine alors à comprendre comment il aurait concrètement été possible d’améliorer ainsi l’efficacité de l’action publique (en matière d’aménagement commercial) en excluant de l’autosaisine les projets dont la surface, en-deçà du seuil critique de 20 000 m², aurait pour conséquence de le dépasser par sa réalisation.
III – Un éclairage prétorien de la condition légale de délai
Mais l’intérêt véritable de l’arrêt du 17 juin 2024 réside incontestablement dans sa seconde partie, celle dans laquelle le Conseil d’État se propose – suivant en cela les remarquables conclusions de son rapporteur public, Jean-François de Montgolfier – de régler l’affaire au fond. Le nœud du litige s’étant préalablement noué autour des délais d’autosaisine de la Commission nationale, la chronologie des événements revêtait ici une singulière importance : l’avis favorable de la CDAC, daté du 19 septembre 2019, avait été notifié à la CNAC le 8 octobre 2019. Le délai légal d’un mois prévu pour que la Commission nationale s’autosaisisse avait donc commencé à courir dès le lendemain, pour expirer un mois plus tard (le 8 novembre 2019). Or, la Commission, qui s’était autosaisie le 7 novembre 2019, avait expédié sa décision au porteur de projet par un pli posté le vendredi 8 novembre 2019 ; cette décision d’autosaisine – cruciale en raison du considérable allongement des délais d’instruction (cinq mois) du permis qu’elle entraîne de fait – n’avait évidemment pas pu lui être notifiée avant l’expiration du délai précité d’un mois (mais lui était parvenue le 13 novembre 2019). Quel terme du délai devait-on choisir entre la date de réception de la décision d’autosaisine par le pétitionnaire et la date d’expédition par la Commission nationale ?
La question qui se posait ici était donc celle de la régularité de cette autosaisine, ce qui donnait au Conseil d’État l’occasion d’éclaircir les zones d’ombre et autres angles morts de la rédaction des conditions de mise en œuvre de l’article L. 752-17, V, du Code de commerce. Il convenait donc, en premier lieu, d’examiner ce que disent (ou ne disent pas) les textes. En application de l’article L. 752-17, V, du Code de commerce, la décision par laquelle la Commission décide de s’autosaisir doit être notifiée au porteur de projet « dans le mois » suivant la notification de la décision de la commission départementale. Cette disposition légale doit être combinée à deux autres dispositions du Code de commerce (réglementaires celles-là) qui prévoient, pour la première, que ce délai d’un mois court « à compter de la notification au secrétariat de la Commission nationale de l’avis ou de la décision de la commission départementale »34 et, pour la seconde, que lorsque la Commission se saisit d’un projet en vertu du V de l’article L. 752-17, « le respect du délai de saisine est apprécié à la date de la notification de la décision au demandeur »35. Les textes sont donc clairs mais lacunaires ; font défaut les précisions concernant la nature même du délai (franc ou non franc) et l’événement emportant son achèvement (envoi de la décision par la Commission ou réception par le pétitionnaire). La Commission nationale soutenait, à l’appui de son pourvoi, que la « date de la notification de la décision au demandeur » de l’article R. 752-42 devait s’entendre, s’agissant de « délais propres à un processus interne à l’administration », de la date d’expédition du courrier (et non de la date de réception).
La question de la date butoir ne pose en réalité un problème que pour les envois postaux – pour une notification sous la forme dématérialisée, la date d’expédition et de réception du courriel sont, en principe, confondues. Par le passé, elle a (entre autres exemples) beaucoup agité les plumes des juristes civilistes en droit des contrats avant que les débats houleux entre les théories de l’émission et de la réception ne soient finalement dépassionnés en raison de la codification de la seconde à l’article 1121 du Code civil, à la faveur de la réforme de 2016. Il en va autrement en droit administratif36 – et en droit public, en général – où il existe toujours une opposition vivace sur cette question de l’achèvement des délais, encore très récemment alimentée par deux décisions de mai 202437. Il semble cependant possible de trouver une logique cachée dans cet apparent désordre jurisprudentiel, comme le rappelle Jean-François de Montgolfier dans ses conclusions sur l’arrêt reporté. « Lorsqu’il est question des droits de l’administré pour le calcul d’un délai », nous explique-t-il, « il convient de se placer du point de vue de l’administré, qu’il soit destinataire de l’acte qui interrompt le délai, comme dans la présente affaire, ou qu’il en soit l’expéditeur, comme dans votre décision de Section (du 13 mai 2024) ».
Ici, le respect des règles de délai d’autosaisine visait précisément à assurer la sécurité juridique du bénéficiaire de l’AEC, en l’informant de l’existence d’une nouvelle instance dans l’instruction de son dossier qui aurait une incidence certaine sur son droit à aménager ou à construire son équipement commercial : d’une part, le délai d’instruction sera prolongé et, d’autre part, le maire sera lié par un éventuel avis défavorable de la Commission (ce qui avait été le cas en l’espèce puisque l’édile avait finalement dû rejeter la demande de permis de construire). Aussi, en décidant que le respect du délai d’un mois dont dispose la CNAC pour s’autosaisir s’apprécie à la date à laquelle sa décision d’autosaisine est effectivement notifiée au demandeur, le Conseil d’État opte logiquement pour une application littérale stricte de la lettre de l’article R. 752-42 in fine du Code de commerce.
L’autre apport prétorien de l’arrêt réside dans la précision du caractère non franc de ce délai. Le délai non franc comprend et le jour de la décision (dies a quo) et le jour de l’échéance (dies ad quem), au contraire du délai franc – dont il faut avouer qu’il aurait été « d’une moindre rigueur »38 pour l’administration. Le juge administratif choisit ainsi d’aligner le régime de l’autosaisine sur celui de la saisine de droit commun : en principe, la CNAC doit être saisie dans un délai d’un mois, non franc, à compter, pour le demandeur, de la notification de la décision ou de l’avis de la commission départementale39.
Un délai non franc, qui rétrécit très légèrement le champ temporel de la procédure d’autosaisine, oblige en apparence la Commission nationale à une plus grande réactivité – ce qui lui a valu, dans le cas d’espèce, de voir son autosaisine jugée tardive. Mais il faut rappeler que la commission départementale, saisie d’un projet « dont la surface de vente est supérieure ou égale à 20 000 mètres carrés et de ceux ayant déjà atteint ce seuil ou devant le dépasser par la réalisation du projet », est tenue d’en informer par tous moyens la CNAC avant même l’enregistrement du dossier, et de transmettre sans délai copie de l’entier dossier, par voie électronique, aux membres de la Commission nationale40. Ces derniers ne découvrent donc pas le dossier lors de la notification de la décision de la CDAC, mais en ont déjà une sorte de connaissance acquise plusieurs semaines auparavant – même s’ils ne peuvent naturellement pas présumer du sens de la décision à venir de la commission départementale.
Du reste, afin de « tempérer la rigueur »41 de la règle du délai non franc pour l’administration, il est prévu, en cas de notification de la décision d’autosaisine par voie de lettre recommandée avec accusé de réception, que le demandeur soit réputé en avoir reçu notification à la date de la première présentation du pli à son adresse (et non à la date à laquelle il est venu chercher le courrier au bureau de poste). Le destinataire n’a donc pas la possibilité de reporter la date de la notification en ne venant chercher le courrier au bureau de poste qu’à l’expiration du délai de garde de quinze jours.
IV – Le maire invité à se prononcer à nouveau sur le permis
Restait alors à se prononcer sur les conséquences de cette autosaisine tardive de la CNAC sur la demande d’autorisation du pétitionnaire. Car il faut rappeler que l’exercice par la Commission nationale de son pouvoir d’évocation n’est pas dénué d’effets : dans le cadre d’une affaire où un permis de construire est également nécessaire pour mener à bien le projet42, la principale conséquence emportée par une autosaisine régulière est de prolonger de cinq mois le délai d’instruction43. Dans un important avis du 23 décembre 201644, le Conseil d’État a rappelé qu’en pareilles circonstances, l’autorité compétente pour délivrer le PC valant AEC devait attendre l’intervention de l’avis, exprès ou tacite, de la CNAC pour délivrer le permis. Autrement dit, le maire n’a pas la possibilité d’accorder, par anticipation, le permis de construire sollicité au visa de l’avis favorable de la commission – la pratique était fréquemment observée auparavant – car l’avis national est réputé se substituer à l’avis départemental45.
Dans le cas d’espèce, la cour administrative d’appel avait considéré, en première instance, que « le projet était conforme aux règles d’urbanisme » et que « l’avis défavorable de la CNAC constitu[ait] l’unique motif de refus de la demande de PC valant AEC ». Elle en avait alors tiré pour conséquence, dès lors que la saisine de la CNAC était mise de côté, qu’il fallait enjoindre au maire, « sous réserve d’un changement dans les circonstances de droit ou de fait », de délivrer l’autorisation dans les deux mois46. Le Conseil d’État considère, en revanche, que l’annulation de la décision de la CNAC n’impliquait pas nécessairement que le maire délivre le PC valant AEC sollicité par la requérante – le volet urbanistique de l’autorisation intégrée est autonome du volet commercial. Il enjoint donc au maire de se prononcer à nouveau sur la demande litigieuse dans un délai de trois mois, en ne prenant en considération que l’avis favorable de la CDAC. Comme il n’appartient pas au juge administratif de se substituer à l’autorité compétente pour délivrer le PC valant AEC, la censure prononcée par le juge a seulement pour effet d’enjoindre à l’auteur de la décision annulée, qui demeure saisi de la demande, de procéder à son réexamen47.
Si cet arrêt a des vertus pédagogiques certaines, il faut néanmoins en relativiser la portée directe en raison du caractère parcimonieux, voire marginal, de la procédure d’autosaisine qu’il se propose de clarifier : selon les chiffres avancés dans les rapports annuels d’activité de la Commission nationale, on compte en effet une seule autosaisine en 2015, et autour d’une dizaine (voire parfois moins) d’autosaisines par an ensuite (à rapporter aux 200 à 250 décisions annuelles que rend la Commission)48. Cette décision s’inscrit plutôt dans l’air du temps procédural et s’ajoute utilement aux récentes jurisprudences portant sur les délais, en corroborant la norme selon laquelle les règles de calcul d’un délai administratif doivent avant tout respecter les droits de l’administré.
Notes de bas de pages
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1.
L. n° 73-1193, 27 déc. 1973, d’orientation du commerce et de l’artisanat.
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2.
L. n° 93-122, 29 janv. 1993, relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques.
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3.
L. n° 2008-776, 4 août 2008, de modernisation de l’économie.
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4.
Dans sa version issue de la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014.
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5.
CE, 20 juin 2022, n° 441707, Min. c/ Sté Laury-Chalonges Dis.
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6.
L. n° 2014-626, 18 juin 2014, relative à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises, dite également loi ACTPE.
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7.
Cette rédaction est issue d’un amendement présenté, lors de la première lecture au Sénat du projet de loi, par le sénateur Yannick Vaugrenard (Amt n° COM-77 rect.) ; à l’origine, l’article 23 de la loi Pinel, dont est issu l’article L. 752-17, V, prévoyait une procédure dérogatoire qui conférerait à la CNAC la faculté de s’autosaisir pour examiner des projets de plus de 30 000 m².
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8.
Les projets commerciaux emportant artificialisation des sols sont désormais prohibés, sauf à entrer dans une série de dérogations restrictives, et les projets de plus de 10 000 m² sont, quant à eux, formellement interdits.
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9.
J.-A. Fresneau, Guide juridique et pratique de l’urbanisme commercial, 2019, EFE, pt 2493.
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10.
Étude d’impact du projet de loi relatif à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises, 20 août 2013, p. 11.
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11.
Étude d’impact du projet de loi relatif à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises, 20 août 2013, p. 12.
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12.
Y. Tanguy, « Quand l’argent fait la loi. Le cas de l’urbanisme commercial », Pouvoirs 1988, n° 46, p. 97 à 112.
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13.
Rapport d’activité de la CNAC, 2021, p. 112.
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14.
« La CNAC n’a examiné que 57,14 % des projets d’au moins 30 000 m² de surface de vente soumis à autorisation, et a rejeté 50 % de ceux qu’elle a examinés » (p. 12 et p. 87).
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15.
Avant 2014, les décisions de la CNAC étaient soumises au Conseil d’État en premier et dernier ressort. Ce n’est qu’à partir du 1er janvier 2014 que les recours sont soumis aux cours administratives d’appel avant (éventuellement) le recours en cassation devant le Conseil d’État. Au total, depuis 2014, entre 30 et 60 % des avis de la Commission nationale ont été déférés à la juridiction administrative ; ce chiffre est en constante baisse (Rapport d’activité de la CNAC, 2022, p. 160).
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16.
Si l’on dresse le bilan contentieux de 2012, 55 % environ des avis de la CNAC avaient été déférés à la juridiction administrative (Rapport d’activité de la CNAC, 2022, p. 160), avec un taux d’annulation contentieuse de 35,2 % (Rapport d’activité de la CNAC, 2014, p. 24).
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17.
Étude d’impact du projet de loi relatif à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises, 20 août 2013, p. 12.
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18.
Rapport d’activité de la CNAC, 2012, p. 16.
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19.
L. n° 2021-1104, 22 août 2021, portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets – L. n° 2023-630, 20 juill. 2023, visant à faciliter la mise en œuvre des objectifs de lutte contre l’artificialisation des sols et à renforcer l’accompagnement des élus locaux.
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20.
C. com., art. L. 752-1.
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21.
CNAC, rapport d’activité 2015, p. 19.
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22.
Instr. gouv. n° ECFI1713905C, 3 mai 2017.
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23.
V. par ex., CNAC, 5 juill. 2018, n° 3679AS.
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24.
J.-A. Fresneau, Guide juridique et pratique de l’urbanisme commercial, 2019, EFE, pt 2493, note de bas de page 1463.
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25.
M.-A. Renaux, « Revirement sur l’appréciation du seuil de 20 000 m² d’autosaisine de la CNAC », Constr.-Urb. 2022, comm. 93.
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26.
Circ., 24 août 2020, NOR : PRMX2022573C, sur le rôle des préfets en matière d’aménagement commercial dans le cadre de la lutte contre l’artificialisation, n° 620-SG.
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27.
CE, 20 juin 2022, n° 441707, Min. c/ Sté Laury-Chalonges Dis ; v. également, CAA Nantes, 16 févr. 2024, n° 22NT01916.
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28.
M.-A. Renaux, « Revirement sur l’appréciation du seuil de 20 000 m² d’autosaisine de la CNAC », Constr.-Urb. 2022, comm. 93.
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29.
L. n° 2021-1104, 22 août 2021 – C. com., art. L 215 et C. com., art. L. 752-6, V.
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30.
En tout état de cause, en 2020, un seul dossier examiné portait sur une surface de vente supérieure à 20 000 m2, et à partir de 2021, il n’y avait aucun dossier portant sur une telle surface.
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31.
L. n° 2022-217, 21 févr. 2022, relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale, dite 3DS, art. 97.
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32.
C. com., art. L. 750-1.
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33.
CE, 4 oct. 2010, n° 333413, Syndicat commercial et artisanal de l’agglomération sénonaise, Société Sens distribution (jurisprudence dite Porte de Bourgogne).
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34.
C. com., art. R. 752-4-1.
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35.
C. com., art. R. 752-42 in fine.
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36.
Les procédures administratives n’ont, a priori, pas la même finalité que le droit privé des contrats : dans le premier cas, la notification est une mesure de publicité permettant de signifier au destinataire d’un acte qu’une mesure le concernant a été prise par l’administration alors que, dans le second cas, il s’agit de déterminer la date de naissance d’un contrat entre absents (avec toutes les conséquences que cela emporte sur les obligations contractuelles et les responsabilités).
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37.
CE, sect., 13 mai 2024, n° 466541, Mme Caire-Tetauru, choix de la date d’expédition en matière de recours adressé à la juridiction administrative par la voie postale – CE, 24 mai 2024, n° 472321, M. Chehade, choix de la date de réception en matière d’autorisations d’urbanisme.
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38.
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 6e éd., 1996, Montchrestien, pt 145.
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39.
JCl. Administratif, Synthèse, Vo Aménagement commercial, G. Liet-Veaux, (mise à jour avril 2023 par F. Benchendikh).
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40.
CNAC, Règlement intérieur, art. 24, al. 2.
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41.
M. Le Coq, conclusions sur CE, M. Chehade.
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42.
Les plus nombreux aujourd’hui : en 2021, 73 % des projets, représentant 81 % de la surface de vente ont été examinés par les CDAC dans le cadre d’un PC-AEC ; en 2022, ce sont 72 % des projets, représentant 83 % de la surface de vente totale examinée.
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43.
C. urb., art. R. 423-36-1, al. 1er.
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44.
CE, avis, 23 déc. 2016, n° 398077, pt 8.
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45.
C. com., art. L. 752-17.
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46.
CAA Bordeaux, 17 déc. 2021, n° 20BX00761.
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47.
J.-A. Fresneau, Guide juridique et pratique de l’urbanisme commercial, 2019, EFE, pt 4193.
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48.
En 2022, sur un total de 223 décisions, la CNAC s’est autosaisie à cinq reprises – trois autorisations et deux refus (Rapport d’activité 2022, p. 2).
Référence : AJU015f0
