Éviction commerciale : droit au bail à plus de 17 millions d’euros et coefficient de commercialité de 12 sur les Champs-Élysées

Publié le 13/03/2023
Bail, crédit, créancier
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Les décisions judiciaires récentes sont décidément riches d’enseignements en matière de valorisation de la propriété commerciale et notamment d’indemnité d’éviction (C. com., art. L. 145-14).

Le tribunal judiciaire de Paris (TJ Paris, 16 juin 2022, n° 19/05802) s’est prononcé sur l’ampleur du préjudice subi par un locataire commercial évincé de l’avenue des Champs-Élysées, situation privilégiée en matière de commercialité s’il en est, et, par là même, sur la valeur pécuniaire, inédite dans son importance, de son droit au bail.

TJ Paris, 16 juin 2022, no 19/05802 : https://lext.so/nBW7j4

Dans une décision récente, la juridiction parisienne retient, nonobstant la perte de fonds de commerce avérée pour déplacement impossible d’une exploitation commerciale présente sur l’avenue des Champs-Élysées, Paris 8e, et comme juste mesure du préjudice subi par le locataire évincé, une valeur pécuniaire de droit au bail qui lui apparaît supérieure.

Rappelons qu’il est de jurisprudence constante1, depuis plus d’un demi-siècle2, que la valeur du fonds ne peut pas être inférieure à l’une de ses composantes : c’est la notion de « valeur plancher »3. Étant parallèlement souligné que le fonds de commerce est une universalité juridique4 dont le seul bien mobilier incorporel qui peut être distinctement valorisé (outre les rares licences et, plus encore, anecdotiques brevets, de surcroît à condition qu’ils justifient d’une valorisation particulière) est le droit au bail.

Les informations suivantes sont relevées.

Déplacement versus remplacement

Il est fait un rappel clair des notions de « déplacement » (transfert) et de « remplacement » (perte ou disparition) du fonds de commerce.

La logique indemnitaire n’est en effet pas la même qu’il s’agisse d’un transfert, et donc d’une « simple » translation de l’exploitation d’un point originel A vers un point B de commercialité équivalente, et ce, sans perte significative de sa clientèle ou d’une perte (voire disparition complète du fonds) quand il doit être remplacé et, par voie de conséquence, indemnisé.

La possibilité du transfert reste conditionnée par la fourniture d’éléments probants par le bailleur, à qui en incombe la charge (C. com., art. L. 145-14, al. 2). Il n’en demeure pas moins qu’il est à constater la nécessaire entorse au texte de la part aussi bien des experts judiciaires désignés que des juridictions qui n’hésitent pas à consacrer la possibilité de réinstallation dans des locaux équivalents, souvent existants en nombre quand il s’agit de fonds d’artisanat ou d’industrie, voire de gros. Fonds pour lesquels il n’existe aucune « commercialité » à proprement parler, sauf à la constater relative sur un périmètre tellement large qu’il en permet le transfert.

La méthode de valorisation dite « du différentiel »

L’approche « par le différentiel », le cas échéant identifié entre valeurs libres de marché et statutaires, de renouvellement, plafonnée ou déplafonnée, est là encore retenue.

Celle-ci consiste à identifier le delta d’économie entre ce que devrait payer le preneur en contexte de bail renouvelé, à savoir la valeur locative qui lui est juridiquement opposable et celle dite « de marché », puis de lui associer un coefficient multiplicateur5 caractérisant la commercialité qui profite aux surfaces perdues ou représentatif de la « valeur de l’emplacement » comme très justement évoqué dans la décision qui nous intéresse.

Il est à ce titre à relever un emploi erroné sinon obsolète du terme de coefficient « de capitalisation » lorsque ledit multiplicateur est évoqué, dont le lien avec toute approche financière est abandonné depuis maintenant plus de deux décennies6. Les coefficients actuellement pratiqués sont le résultat lointain d’une approche mathématique croisant durée et taux de rentabilité, fondée dans les années 1980, période d’euphorie autant new wave post-disco qu’inflationniste dont la baisse des taux observée depuis lors, à l’aune d’une économie essoufflée, a eu raison. Il en est resté une amplitude d’appréciation censée traduire l’intérêt propre à l’emplacement, dénuée de tout lien avec la destination de l’exploitation, comprise entre 1 et 10, voire 127 pour des emplacements exceptionnels. C’est le cas en l’espèce et cela l’a également été pour une autre situation, tout aussi enviable sise boulevard de la Croisette à Cannes8. Ce sont à notre connaissance les deux uniques décisions judiciaires consacrant des coefficients aussi élevés.

Il est en revanche dûment rappelé la nécessité de valoriser le droit au bail au jour du départ des lieux, le préjudice effectivement subi étant sinon apprécié au plus près de la décision judiciaire lorsqu’il n’est pas encore réalisé. La consistance des lieux l’est, elle, à date de la signification du congé, de sorte à ne pas complexifier plus encore la problématique.

La recherche d’une valeur locative inférieure au loyer plafond

La recherche d’une valeur locative possiblement inférieure au loyer plafond est un préalable à toute étude des motifs de déplafonnement. Rien ne sert de courir après un quelconque motif de renchérissement, mieux vaut partir sur la juste charge locative !

Car, s’il existe bien un « loyer plafond » dont il ne peut être dérogé qu’en présence d’une durée de bail renouvelé le permettant, supérieure à neuf années ou d’une durée initiale de neuf années s’étant tacitement « prolongée » (et non pas renouvelée9) au-delà des douze années (C. com., art. L. 145-34, al. 3) ou à l’observation d’une modification notable d’un des éléments constitutifs de la valeur locative (C. com., art. L. 145-33, 1° à 4°), il n’existe cette fois aucun « loyer plancher » ! L’article L. 145-33 devançant l’article L. 145-34, il lui a été judiciairement reconnu à d’innombrables reprises cette absolue primauté. L’ordre importe !

L’obligation, afin de déterminer la valeur locative de renouvellement, d’étudier conjointement aussi bien les fixations judiciaires que les loyers de renouvellement amiables et les valeurs locatives de marché est rappelée. La valeur locative statutaire ou de renouvellement (C. com., art. L. 145-33) est plurielle et ses composantes ci-avant évoquées permettent d’atténuer les soubresauts du marché10, à la hausse comme à la baisse et donc aux profits simultanés du bailleur comme du preneur. Ne s’appelait-elle pas historiquement, à l’origine du statut des baux commerciaux, la valeur locative « équitable »11 ? On notera enfin que, depuis près d’une décennie, le procédé dit de « décapitalisation » qui consiste à convertir tout versement initial en capital, de droit au bail en loyer périodique, rejeté par la plus grande majorité des décisions judiciaires12, ne l’est que partiellement pour l’espèce, le tribunal le considérant comme permettant d’avoir une idée générale des prix pratiqués dans le secteur. Il est vrai que la situation et l’ampleur du préjudice autorisaient, pour la circonstance, toutes les approches possibles, mêmes biaisées.

Le recours à la Charte de l’expertise (CEEI)

Le nécessaire recours à la Charte de l’expertise13 en sa dernière et cinquième version datée de 2017, complétée de sa circulaire de 2019 valant ajustement concernant les préconisations de surfaces commerciales, est là encore consacré.

En matière de mètre carré de commerce, tous n’ont pas la même valeur. Ils se voient plus ou moins pondérés en fonction de l’éloignement par rapport à la vitrine. Les premiers mètres carrés qui la bordent sont empreints de la plus forte commercialité car baignés de lumière. Il faut voir pour acheter !

Ces pondérations se sont développées de façon empirique, au fil des décennies, jusqu’à ce que les techniciens s’emparent du sujet pour initier des grilles communes14 aux experts et aux commercialisateurs, de sorte à partager un langage métrique commun. Le local en question ne revendiquait pas moins de près de 180 m² sur trois niveaux, composés d’un sous-sol avec vaste réserve, d’un rez-de-chaussée avec aire de vente et 4 mètres de linéaire de façade et d’un entresol avec large baie vitrée donnant sur les Champs-Élysées et cabines d’essayage.

Des indemnités accessoires, vraiment accessoires

Sont associées à l’indemnité principale diverses réparations accessoires dont, en premier lieu, l’indispensable remploi, pour peu que la réinstallation soit effective et que le bailleur n’en apporte pas la preuve contraire, et ce, pour 10 % de la valeur du principal.

Ces indemnités accessoires sont pour certaines dictées par le texte (C. com., art. L. 145-14) et pour les autres par une abondante jurisprudence. Là aussi, prédomine la notion de « préjudice », qui permet à la partie évincée de mettre en avant l’ensemble des coûts qu’elle estime consécutifs de son éviction et de faire preuve, à ce titre, de plus ou moins d’imagination !

Les frais de déménagement sont retenus sur factures. L’exercice technique pour le praticien était là facilité, s’agissant d’un départ de locataire effectif. Les frais pouvaient donc être déterminés au réel, sans approximation. Encore que ce point ne soit que très rarement un sujet, à l’instar des frais administratifs, comme il sera développé ci-après.

Le calcul du trouble commercial apparaît lui plus inusuel, car établi à partir de deux semaines de masse salariale, alors qu’il l’est couramment sur la base de trois mois15 de l’excédent brut d’exploitation.

Enfin, l’indemnisation des frais de réinstallation est rejetée. La cour rappelle un des fondements de la notion de « remplacement » en matière d’éviction commerciale, à savoir que le preneur est présumé être indemnisé d’un fonds équivalent, comprenant par définition, dans l’approche de sa valeur, des aménagements semblables à ceux perdus. Sauf à ce que le locataire évincé fasse la preuve d’aménagements exceptionnels, rien ne justifie de déroger aux ratios d’usage16. Le préjudice, rien que le préjudice !

Les frais administratifs sont enfin retenus pour 2000 €, somme dérisoire sinon largement sous-estimée si l’on considère l’ensemble des coûts inhérents à toute cessation d’activité et à la nécessaire information de la clientèle (modification des outils internet, des process administratifs, courriers, carte de visite, etc.). Mais il est vrai et constant que nulle partie, ni preneuse ni bailleresse, ne fait généralement cas de cette indemnisation tellement accessoire du principal. La bataille judiciaire ne se joue jamais sur ce terrain. Et plus encore pour cette espèce…

Un total indemnitaire conforme à la valeur marchande ?

La décision consacre finalement un cumul indemnitaire, principal plus accessoires, pour plus de 17 millions d’euros !

Ce montant de préjudice, fondé sur l’économie de loyer qui profite au preneur en fonction du statut des baux commerciaux très protecteur de sa propriété commerciale, considère d’une part une valeur locative annuelle en renouvellement de 1,25 million d’euros (7 000 €/m² pondéré) et une valeur de marché, libre et non contrainte par ledit statut, de 2,6 millions. Le différentiel est bien de 1,3 million associé à un coefficient multiplicateur (maximal) de 12, soit 16 millions d’euros.

Et la question qui peut se poser à la lecture de la présente décision, in fine, est bien celle-ci : est-ce la réelle « valeur marchande » (C. com., art. L. 145-14) ?

Car, s’il est à relever deux idées-forces édictées par l’unique article de notre Code de commerce qui fait mention de la notion, simple à l’origine, mais devenue éminemment plus complexe au fil des contentieux, ce sont bien d’une part la notion de « préjudice » subi par le locataire évincé et, d’autre part, de « valeur marchande » du fonds de commerce. Cette dernière doit être la base, par défaut et sauf preuve contraire à charge du bailleur, de la réparation pécuniaire qui lui incombe. Cette somme, aussi impressionnante soit-elle, mais qu’il convient de remettre en perspective de l’artère exceptionnelle dont il est question, résisterait-elle à la loi toute puissante de l’offre et de la demande ?

Notes de bas de pages

  • 1.
    P. Favre-Réguillon, « 1er Observatoire techniques des évictions commerciales en 101 points clés et pratiques », AJDI 2020, p. 908 et s.
  • 2.
    Cass. com., 15 déc. 1964, P : JCP G 1965, II 14227 ; AJPI 1965, p. 286, note Legrand, « Attendu qu’en proportionnant ainsi la valeur du droit au bail aux résultats de l’exploitation, pour apprécier le préjudice résultant du refus de renouvellement et la valeur marchande du fonds, la cour d’appel a violé le texte susvisé ».
  • 3.
    CA Lyon, 31 mai 2018, n° 16/02850 – Cass. 3e civ., 20 mai 1980, n° 78-16116 – Cass. 3e civ., 13 oct. 1993, n° 91-16942 – TGI Paris, 28 juin 2011, n° 10/07812 – CA Paris, 24 juin 2020, n° 18/19270 – CA Paris, 25 nov. 2020, n° 15/01281 – CA Grenoble, 19 nov. 2020, n° 19/03230.
  • 4.
    L. Retail, L’évaluation des fonds de commerce, des fonds d’industrie et des grands ensembles économiques, 1950, Librairie du Recueil Sirey, p. 15 ; « La vente et le nantissement des fonds de commerce – Texte et commentaire des lois des 17 mars et 1er avril 1909 », Dalloz, Administration, p. 36 ; également, G. Cendrier, Le fonds de commerce, 1922, Dalloz, l’auteur évoquant la loi d 1909, laquelle organisait « un mode de saisie du fonds de commerce considéré comme une universalité » ; également, G. Olivier, Des cessions volontaires et à titre onéreux de fonds de commerce, thèse, 1899, Dijon, lequel fait mention d’un arrêt du Parlement de Besançon daté du 31 août 1641 qui évoquait le premier la notion d’« universalité » par le biais des marchandises alors essentielles, à savoir que « les marchandises qui composent un fonds de boutique forment une universalité qui devient un immeuble fictif » ; C. Bedos, Le droit au bail et la propriété commerciale, thèse, 1925 ; P. Azambre, De la nature juridique et du nantissement des fonds de commerce, thèse, 1903, Lille ; opposé à cette thèse, C. Bardet, Du régime fiscal des fonds de commerce, thèse, 1912, Librairie du Recueil Sirey, p. 4 ; dont il est également fait mention dans Direction générale des impôts et ministère de l’Économie et des Finances, Guide de l’évaluation des biens, 1982, p. 95 ; également souligné d’un point de vue comptable dans T. Saint-Bonnet, « Supplique pour une modernisation du guide de l’évaluation des entreprises et des titres de sociétés », RF Comptable mai 2020, n° 482.
  • 5.
    Lire, à ce sujet, P. Favre-Réguillon, « Traité d’évaluation des fonds de commerce, droit au bail et indemnités d’éviction », 2021, Le Moniteur, qui explicite les critères d’appréciation du coefficient de commercialité.
  • 6.
    P. Favre-Réguillon, « Traité d’évaluation des fonds de commerce, droit au bail et indemnités d’éviction », 2021, Le Moniteur, p. 205 et s.
  • 7.
    P. Favre-Réguillon, « Valorisation du droit au bail : du coefficient de capitalisation à une grille de lecture contemporaine du coefficient de commercialité », AJDI 2018, p. 763 et s.
  • 8.
    P. Favre-Réguillon, « Valorisation du droit au bail : du coefficient de capitalisation à une grille de lecture contemporaine du coefficient de commercialité », AJDI 2018, p. 763 et s. CA Aix-en-Provence, 21 avr. 2015, n° 11/06632.
  • 9.
    Comme encore trop souvent relevé de-ci de-là et dans certaines décisions judiciaires.
  • 10.
    P. Favre-Réguillon, « Observatoire des loyers judiciaires, 5e édition, métropole de Lyon », AJDI 2021, p. 921 et s.
  • 11.
    D. n° 53-960, 30 sept. 1953, titre V, Du loyer, art. 23.
  • 12.
    Not. CA Caen, 31 mars 2022, n° 20/00859 – TGI Lyon, 23 juin 2017, n° 16/00021 – CA Paris, 14 févr. 2018, n° 16/10691. En sens contraire sinon plus tempéré, TGI Paris, 21 sept. 2018 n° 15/11261, qui refuse dans cette décision, « d’écarter par principe des éléments de comparaison les loyers décapitalisés, qui, rapprochés de loyers fixés selon d’autres modalités, permettent d’apprécier l’attractivité d’un emplacement » : GPL 19 mars 2019, n° GPL345p6, note A. Jacquin – CA Paris, 12 sept. 2018, n° 16/25661 – CA Paris, 12 déc. 2018, n° 17/05014 – CA Lyon, 7 mars 2019, n° 17/05702, l’expert ayant « écarté les loyers dits à l’américaine englobant l’incidence du droit au bail » – CA Paris, 3 juin 2020, n° 18/20160 – CA Paris, 30 sept. 2021, n° 19/13340.
  • 13.
    L’institut français de l’expertise immobilière a initié la Charte de l’expertise en évaluation immobilière en 1990. La cinquième édition (2017) a été ratifiée par 15 principales associations professionnelles, sous l’égide de l’association du comité d’application de la Charte de l’expertise en évaluation immobilière créée en 2014. La Charte est disponible sur www.ifei.org.
  • 14.
    V. le rappel des différentes grilles de pondération, illustrées, dans P. Favre-Réguillon, « Traité d’évaluation des fonds de commerce, droit au bail et indemnités d’éviction », 2021, Le Moniteur.
  • 15.
    CA Paris, 11 oct. 2018, n° 17/11415 – CA Paris, 14 juin 2017, n° 15/15133 – TGI Paris, 23 mars 2017, n° 14/11033 – TGI Paris, 14 janv. 2013, n° 11/06841 – CA Paris, 5-3, 17 févr. 2015, n° 13/10098 – CA Versailles, ch. 12, sect. 2, 26 janv. 2006, n° 02/05456 – CA Paris, 14 mars 2018, n° 16/08508 – TGI Paris, ch. 18, sect. 2, 9 sept. 2010, n° 07/13794 – CA Paris, 7 mars 2012, n° 07/02915 – TGI Lyon, 15 oct. 2019, n° 15/01555, s’agissant là d’un fonds hôtelier – TGI Paris, 11 sept. 2007, n° 05/11212 – CA Paris, 10 déc. 2014, n° 12/23753 – CA Paris, 22 mars 2017, n° 15/10377.
  • 16.
    V. not. les barèmes d’évaluation actualisés des fonds de commerce (https://lext.so/VC8QBg), repris dans P. Favre-Réguillon, « Traité d’évaluation des fonds de commerce, droit au bail et indemnités d’éviction », 2021, Le Moniteur.
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