Abus de position dominante dans le secteur de la vente d’énergie électrique

Publié le 20/03/2023
Concurrence déloyale
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La présente affaire a pour origine un litige opposant ENEL, l’opérateur historique italien de l’électricité, à l’autorité italienne de concurrence dans le contexte de la libéralisation progressive du marché de la vente d’énergie électrique en Italie.

CJUE, 12 mai 2022, no C-377/20

En vue de cette libéralisation, les différentes étapes du processus de distribution de l’électricité ont été attribuées à des filiales distinctes d’ENEL. Ainsi, E-Distribuzione s’est vue confier le service de la distribution, Enel Energia (EE) a été chargée de la fourniture d’électricité sur le marché libre et Servizio Elettrico Nazionale (SEN) s’est vu attribuer la gestion du service dit de « meilleure protection ».

Il était reproché au groupe ENEL de mettre en œuvre une stratégie d’éviction visant à transférer la clientèle de SEN, en tant que gestionnaire historique du marché protégé, à Enel Energia, qui opère sur le marché libre, en vue de pallier le risque d’un départ massif des clients de SEN vers de nouveaux fournisseurs lors de l’ouverture ultérieure à la concurrence du marché concerné. À cette fin, les clients du marché protégé auraient notamment été invités par SEN à donner leur consentement à recevoir des offres commerciales relatives au marché libre selon des modalités discriminatoires. Cette pratique a valu au groupe ENEL une amende de 27 millions d’euros.

Saisi en appel, le Conseil d’État italien a, à titre préjudiciel, posé à la Cour de justice de l’Union européenne une série de questions relatives à l’interprétation et à l’application de l’article 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) en matière de pratiques d’éviction. Par le présent arrêt, la Cour répond aux questions en apportant des précisions sur la notion d’exploitation abusive d’une position dominante et sur la charge de la preuve pesant sur l’Autorité de la concurrence.

Il convient aussi, à titre liminaire, d’observer que la jurisprudence offrait déjà des éléments de réponse aux questions, mais la présente affaire comporte des caractéristiques particulières qui justifient la saisine de la Cour à titre préjudiciel.

Ainsi, selon la juridiction de renvoi, la notion d’« exploitation abusive », en particulier en ce qui concerne les abus « atypiques », tels que celui visant à empêcher la croissance ou la diversification de l’offre des concurrents, soulève des problèmes d’interprétation dans la mesure où, d’une part, l’article 102 du TFUE n’offre pas de critère d’application exhaustif et, d’autre part, la distinction traditionnelle opérée entre les abus d’exploitation et les abus d’éviction n’est pas pertinente.

I – Atteinte à une structure de concurrence effective

La juridiction de renvoi demandait, en substance, si l’article 102 du TFUE doit être interprété en ce sens que, afin d’établir si une pratique constitue l’exploitation abusive d’une position dominante, il suffit, pour une autorité de concurrence, de prouver que cette pratique est susceptible de porter atteinte à une structure de concurrence effective sur le marché pertinent ou s’il faut encore, ou alternativement, prouver que ladite pratique est susceptible d’avoir une incidence sur le bien-être des consommateurs.

Pour la Cour, « une autorité de concurrence satisfait à la charge de la preuve pesant sur elle si elle démontre qu’une pratique d’une entreprise en position dominante est susceptible de porter atteinte (…) à une structure de concurrence effective sans qu’il soit nécessaire pour celle-ci de démontrer que ladite pratique a, en outre, la capacité de causer un préjudice direct aux consommateurs ». Elle ajoute que « l’entreprise dominante concernée peut néanmoins échapper à l’interdiction énoncée à l’article 102 du TFUE en démontrant que l’effet d’éviction pouvant résulter de la pratique en cause est contrebalancé, voire surpassé, par des effets positifs pour les consommateurs » (pt 47).

II – Effets restrictifs du comportement en cause

La demande de la juridiction de renvoi portait également sur les effets restrictifs du comportement en cause. En effet, la juridiction demandait, en substance, si l’article 102 du TFUE doit être interprété en ce sens que, aux fins d’établir le caractère abusif d’un comportement d’une entreprise en position dominante, doivent être considérés comme pertinents les éléments produits par cette entreprise visant à démontrer que, nonobstant la capacité abstraite de ce comportement à produire des effets restrictifs, celui-ci n’a concrètement pas produit de tels effets.

La Cour répond à la question en rappelant que la qualification d’une pratique d’une entreprise en position dominante d’abusive ne requiert pas de démontrer, dans le cas d’une pratique d’une telle entreprise visant à évincer ses concurrents du marché concerné, que son résultat a été atteint et, par suite, la démonstration d’un effet d’éviction concret sur le marché (pt 53).

Elle observe par ailleurs que « la preuve produite par une entreprise en position dominante de l’absence d’effets d’éviction concrets ne saurait être considérée comme étant suffisante, à elle seule, pour écarter l’application de l’article 102 [du] TFUE » (pt 55).

En revanche, ajoute-elle, « cette circonstance peut constituer un indice de ce que le comportement en cause n’était pas susceptible de produire les effets d’éviction allégués. Ce début de preuve doit cependant être complété, par l’entreprise concernée, par des éléments tendant à démontrer que cette absence d’effets concrets était bien la conséquence de l’incapacité dudit comportement à produire de tels effets » (pt 56).

En l’espèce, la Cour estime que « la circonstance, sur laquelle les sociétés visées s’appuient pour contester l’existence d’un abus de position dominante, qu’EE a obtenu, par l’utilisation des listes SEN, à peine 478 clients, soit 0,002 % des clients du marché protégé, ne peut être considérée comme étant, en soi, suffisante pour démontrer que la pratique en cause n’avait pas la capacité de produire un effet d’éviction (pt 57).

III – Intention de l’entreprise en cause

La juridiction de renvoi demandait également si l’article 102 du TFUE doit être interprété en ce sens que l’existence d’une pratique d’éviction abusive par une entreprise occupant une position dominante doit être appréciée sur le seul fondement de la capacité de cette pratique à produire des effets anticoncurrentiels ou s’il convient de tenir compte de l’intention de l’entreprise concernée de restreindre la concurrence.

La Cour répond que la qualification d’abusive d’une pratique d’éviction dépend des effets d’éviction que celle-ci est ou était capable de produire. Ainsi, « pour établir le caractère abusif d’une pratique d’éviction, une autorité de concurrence doit démontrer que, d’une part, cette pratique avait la capacité, lorsqu’elle a été mise en œuvre, de produire un tel effet d’éviction, en ce sens qu’elle était susceptible de rendre plus difficile la pénétration ou le maintien des concurrents sur le marché en cause, et, ce faisant, que ladite pratique était susceptible d’avoir une incidence sur la structure de marché, et, d’autre part, que cette pratique reposait sur l’exploitation de moyens autres que ceux relevant d’une concurrence par les mérites » (pt 61).

Or, aucune de ces conditions ne requiert, en principe, la preuve d’un élément intentionnel (pt 61).

Rappelant sa jurisprudence1, la Cour en conclut que, pour constater l’exploitation abusive d’une position dominante aux fins de l’application de l’article 102 du TFUE, une autorité de concurrence n’est nullement tenue d’établir l’existence d’une intention anticoncurrentielle dans le chef de l’entreprise en position dominante (pt 62).

L’intention de l’entreprise en cause a néanmoins sa place dans l’analyse de l’Autorité de la concurrence : « Si, aux fins de l’application de l’article 102 du TFUE, il n’est nullement requis d’établir l’existence d’une intention anticoncurrentielle dans le chef de l’entreprise en position dominante, la preuve d’une telle intention, si elle ne saurait suffire à elle seule, constitue une circonstance factuelle susceptible d’être prise en compte aux fins de la détermination d’un abus de position dominante » (pt 63).

IV – Pratique licite en dehors du droit de la concurrence

La Cour était également invitée à distinguer, parmi les pratiques mises en œuvre par une entreprise en position dominante qui reposent sur l’exploitation licite en dehors du droit de la concurrence, de ressources ou de moyens propres à la détention d’une telle position, celles qui pourraient échapper à l’interdiction de l’article 102 du TFUE, dans la mesure où elles relèveraient d’une concurrence normale, et celles qui, au contraire, seraient à considérer comme « abusives » au sens de cette disposition.

La juridiction nationale demandait en effet « si l’article 102 du TFUE doit être interprété en ce sens qu’une pratique, par ailleurs licite en dehors du droit de la concurrence, peut, lorsqu’elle est mise en œuvre par une entreprise en position dominante, être qualifiée d’“abusive”, au sens de cette disposition, sur le seul fondement de ses effets potentiellement anticoncurrentiels ou si une telle qualification exige en outre que cette pratique soit mise en œuvre par des moyens ou des ressources autres que ceux gouvernant une concurrence normale ».

La Cour répond en énonçant que « l’article 102 du TFUE doit être interprété en ce sens qu’une pratique licite en dehors du droit de la concurrence peut, lorsqu’elle est mise en œuvre par une entreprise en position dominante, être qualifiée d’“abusive”, au sens de cette disposition, si elle peut produire un effet d’éviction et si elle repose sur l’utilisation de moyens autres que ceux relevant d’une concurrence par les mérites. Lorsque ces deux conditions sont remplies, l’entreprise en position dominante concernée peut néanmoins échapper à l’interdiction énoncée à l’article 102 du TFUE en établissant que la pratique en cause était soit objectivement justifiée et proportionnée à cette justification, soit contrebalancée, voire surpassée, par des avantages en termes d’efficacité qui profitent également aux consommateurs » (pt 103).

Ainsi, la notion d’« exploitation abusive » est fondée sur l’appréciation objective de la capacité d’un comportement à restreindre la concurrence, sans que la qualification juridique de ce comportement dans d’autres branches du droit soit décisive. Par ailleurs, pour qu’un comportement soit qualifié d’abusif, il faut qu’il soit susceptible de produire un effet restrictif sur le marché de référence et qu’il repose sur l’utilisation de moyens autres que ceux relevant d’une concurrence par les mérites. En outre, une entreprise peut, pour échapper à l’interdiction, démontrer que sa pratique, bien qu’elle produise un effet restrictif, reste objectivement justifiée et proportionnée ou que les effets sont contrebalancés, voire surpassés, par des avantages en termes d’efficacité qui profitent aussi au consommateur.

V – Imputabilité du comportement de la filiale à la société mère

La présente affaire posait par ailleurs la question de savoir s’il y a lieu d’apporter la preuve d’une coordination active entre les différentes sociétés opérant au sein du groupe ou si l’appartenance à ce groupe suffit pour constater une contribution à la pratique abusive, même par une entreprise du groupe qui n’a pas mis en œuvre les comportements abusifs.

La Cour répond à cette question en observant que « l’article 102 [du] TFUE doit être interprété en ce sens que, lorsqu’une position dominante est exploitée de façon abusive par une ou plusieurs filiales appartenant à une unité économique, l’existence de cette unité est suffisante pour considérer que la société mère est elle aussi responsable de cet abus. L’existence d’une telle unité doit être présumée si, au moment des faits, au moins la quasi-totalité du capital de ces filiales était détenue, directement ou indirectement, par la société mère. L’Autorité de la concurrence n’est pas tenue de rapporter une quelconque preuve supplémentaire, à moins que la société mère n’établisse qu’elle n’avait pas le pouvoir de définir les comportements de ses filiales, celles-ci agissant de manière autonome » (pt 123).

Notes de bas de pages

  • 1.
    CJUE, 19 avr. 2012, n° C-549/10 P, Tomra Systems e.a. c/ Commission, EU:C:2012:221, pt 21.
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