Activité de la cour d’appel de Paris dans le domaine de la concurrence (Avril à Juin 2019)
Le présent article porte sur les arrêts rendus par la cour d’appel de Paris en droit de la concurrence, au sens du livre IV du Code de commerce, au cours de la période d’avril à juin 2019. Les décisions suivantes ont plus particulièrement retenu notre attention : confirmation, pour l’essentiel, des mesures conservatoires prononcées à l’encontre de Google à la demande de la société Amadeus (I) ; rejet de la demande de retrait du dossier d’instruction des pièces ayant violé les droits de la défense dans l’affaire des commodités chimiques (II) ; déclaration de caducité du recours formé par la société General Import à l’encontre de la décision de l’Autorité de la concurrence n° 18-D-21 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des produits de grande consommation sur les îles du territoire de Wallis-et-Futuna (III) ; condamnation d’une entreprise du secteur des turbines à gaz de moyenne et grande puissance destinées à la production d’énergie à une amende de 2 millions d’euros pour avoir créé un déséquilibre significatif dans les relations avec ses fournisseurs (IV) ; déclaration de recevabilité d’un recours formé par une entreprise ayant été sanctionnée par l’Autorité de la concurrence à l’issue d’une procédure de transaction (V).
I – Confirmation, pour l’essentiel, des mesures conservatoires prononcées à l’encontre de Google à la demande de la société Amadeus
Cette affaire a pour cadre le service de publicité en ligne lié aux recherches sur le moteur de recherche Google. Ce service, dénommé Google Ads, anciennement Google AdWords, permet aux annonceurs d’associer un ou plusieurs mots-clés à leurs annonces, de telle sorte que, lorsqu’un utilisateur fait une requête, s’affichent les résultats de la recherche issus des annonces. Pour utiliser ce service, l’annonceur doit ouvrir un compte Google Ads lui permettant d’accéder à une interface à travers laquelle il peut créer et administrer plusieurs sous-comptes gérant des campagnes publicitaires.
L’affaire a pour origine une plainte de la société Amadeus, qui, exploitant un service de renseignements téléphoniques sous le numéro à tarification majorée 118 001, a dénoncé les pratiques mises en œuvre par Google sur le marché de la publicité en ligne, qu’elle estimait constitutives d’un abus de position dominante et d’un abus de dépendance économique. Amadeus reprochait à Google d’avoir suspendu certains de ses comptes Google Ads et refusé la plupart de ses annonces publicitaires depuis janvier 2018. Pour sa part, Google justifiait la suspension en faisant valoir notamment des violations par Amadeus des règles de Google relatives aux « déclarations trompeuses ».
L’Autorité de la concurrence a considéré que les pratiques de Google étaient susceptibles de caractériser une rupture brutale des relations commerciales avec Amadeus et d’être regardées comme discriminatoires. Constatant ensuite l’atteinte grave et immédiate à l’entreprise plaignante, elle a prononcé des mesures conservatoires visant à :
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« clarifier les règles Google Ads applicables aux services payants de renseignements par voie électronique en définissant en termes clairs les notions générales de « déclarations trompeuses », de « comportements non fiables ou promotions indignes de confiance » de « pratiques commerciales inacceptables ». Ces définitions seront accompagnées d’exemples précis, mais non limitatifs, des comportements interdits les plus fréquents (mots-clés, texte de l’annonce, page de destination, etc.) relevant de chacune de ces catégories » (mesure n° 1).
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« prévoir dans les procédures Google Ads pouvant conduire à la suspension du compte d’un annonceur actif dans le secteur des services payants de renseignements par voie électronique, un avertissement se référant aux règles Google Ads clarifiées, qui précisera la nature du ou des manquements reprochés, justifiant la suspension du compte Google Ads envisagée. Cet avertissement prévoira un délai suffisant, avant toute suspension du compte, permettant à l’annonceur, le cas échéant, de justifier ce manquement, d’y remédier ou de demander des explications sur la nature de ce qui lui est reproché » (mesure n° 2).
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« organiser une formation en présentiel, à destination des personnels chargés de l’accompagnement personnalisé des entreprises actives dans le secteur des services payants de renseignements par voie électronique. Cette formation devra permettre à ces équipes commerciales d’informer les entreprises du contenu et de la portée des règles Google Ads et de les mettre en garde sur les conséquences de leur violation » (mesure n° 3).
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entreprendre une revue manuelle de la conformité aux règles clarifiées des campagnes proposées par les comptes non suspendus de la société Amadeus ; si cette revue révèle que ces annonces sont conformes, autoriser Amadeus à les diffuser (mesure n° 4)1.
Devant la cour d’appel, Google soutenait que la décision de l’Autorité n’a pas établi que le comportement qui lui est reproché était susceptible d’avoir un objet ou un effet anticoncurrentiel et d’enfreindre les règles de concurrence, n’a caractérisé aucune situation d’urgence de nature à justifier l’octroi de mesures conservatoires et que les mesures conservatoires prononcées ne sont ni nécessaires ni proportionnées. Google faisait encore valoir que l’Autorité a violé son droit à la protection du secret des affaires lors de la publication de sa décision et demandait à la cour d’enjoindre à l’Autorité de la republier en supprimant les passages contenant des informations confidentielles.
La cour rejette la quasi-totalité de ces moyens.
En ce qui concerne la rupture de la relation commerciale, elle juge qu’il est établi que les comptes Google Ads d’Amadeus ont été suspendus en janvier 2018 et que Amadeus a été informée, après que cette mesure a été mise en œuvre, qu’elle avait été décidée « en raison de déclarations trompeuses » ; elle estime également que ces suspensions n’ont pas été précédées d’un avertissement qui en aurait fait connaître les motifs à Amadeus et lui aurait permis, le cas échéant, de remédier aux irrégularités détectées. Pour la cour, ces circonstances suffisent à considérer que la politique de contenu Adwords n’a pas été mise en œuvre dans des conditions objectives, transparentes et non discriminatoires, de sorte que la rupture brutale des relations commerciales établies avec Amadeus est susceptible de caractériser une pratique anticoncurrentielle. Elle ajoute que la réactivation ultérieure de ces comptes, opérée au mois de mars 2018, est sans effet sur cette qualification puisqu’elle ne peut, par définition, rectifier rétroactivement les conditions dans lesquelles les suspensions sont intervenues 2 mois plus tôt (pt 41).
En ce qui concerne les pratiques discriminatoires, la cour estime que les éléments du dossier démontrent que la suspension, en janvier 2018, des comptes d’Amadeus et le refus d’un grand nombre de ses annonces à partir de mars 2018, sont susceptibles de constituer des pratiques discriminatoires par rapport aux autres utilisateurs du service Google Ads (pts 46 et s.).
La cour écarte également le moyen qui contestait l’existence d’une situation d’urgence. Elle estime en effet que c’est à juste titre que l’Autorité a considéré que Amadeus courait le risque de sortir du marché et que ce risque était la conséquence de la suspension de ses comptes Google Ads, caractérisant ainsi une atteinte grave et immédiate aux intérêts de cette société (pt 62).
S’agissant des mesures prononcées, la cour juge que les mesures nos° 1, 2 et 4 sont proportionnées, étant limitées à ce qui est nécessaire pour faire face à l’urgence. En revanche, la décision attaquée est réformée en ce qui concerne la mesure n° 3 : compte tenu des mesures précédemment prises de clarification des règles et de mise en place d’un avertissement, la mise en place d’une formation spécifique des personnels chargés de l’accompagnement personnalisé des entreprises actives dans le secteur des services payants de renseignements par voie électronique n’apparaît pas nécessaire pour répondre à la situation d’Amadeus résultant de l’atteinte grave et immédiate portée à ses intérêts (pt 87).
S’agissant enfin de la demande tendant à enjoindre à l’Autorité de procéder à une nouvelle publication de la décision attaquée respectueuse du secret des affaires, la cour observe qu’elle a été saisie sur le fondement de l’article L. 464-7 du Code de commerce d’un recours dirigé contre une décision prise en application de l’article L. 464-1 du même code. La demande de Google, qui n’a pas pour objet l’annulation ou la réformation d’un chef de dispositif relatif aux conditions de publication de la décision attaquée, mais tend à voir constater la défaillance de l’Autorité dans la mise en œuvre d’une mesure de protection accordée par son rapporteur et à voir adresser une injonction à cette autorité administrative indépendante afin qu’elle procède à une nouvelle publication de la décision attaquée sur son site, après en avoir occulté certains passages, excède donc les limites de cette saisine de la cour (pt 98)2.
II – Rejet de la demande de retrait du dossier d’instruction des pièces ayant violé les droits de la défense dans l’affaire des commodités chimiques
On se souvient que, dans l’affaire des commodités chimiques, les sociétés Brenntag ont reproché à l’Autorité de la concurrence d’avoir maintenu dans le dossier communiqué aux parties, au ministre de l’Économie et des Finances et au collège, des accusations graves et infondées, énoncées par le représentant d’une des parties (M. Prouteau), sans que les rapporteurs se démarquent de ces accusations.
Dans son arrêt du 2 février 2017, la cour d’appel de Paris a considéré que le maintien des pièces en cause, sans occultation des éléments mettant en cause personnellement le conseil des sociétés Brenntag, ou sans distanciation expresse des rapporteurs, maintien auquel s’est ajouté une phrase donnant un certain crédit aux accusations de M. Prouteau, a vicié la procédure en laissant se développer, jusque devant le collège, le soupçon que ces sociétés étaient défendues par un conseil dont on pouvait pour le moins douter.
Les droits de la défense n’ayant pas été respectés, le rapport, par lequel l’atteinte aux droits de la défense a été constituée, a été annulé, de même que la décision de l’Autorité en ce qu’elle a sanctionné les sociétés Brenntag.
En revanche, la cour avait refusé d’étendre l’annulation à d’autres actes de la procédure. En effet, selon elle, si les pièces qui mettent en cause leur conseil ont été de nature à avoir faussé la défense des sociétés Brenntag, les mises en cause personnelles relevées n’ont été ni citées par les actes de la procédure, ni utilisées par les rapporteurs pour fonder les griefs notifiés. En conséquence elles n’ont pas, par leur présence dans le dossier, vicié l’instruction en ce qu’elle a porté sur les agissements des parties et il n’y avait, en l’occurrence, pas lieu d’annuler la demande de clémence de la société Solvadis, l’avis de clémence qui lui a été accordé, la saisine d’office et la notification de griefs.
En vertu des dispositions des articles 561 et 562 du Code de procédure civile, la cour avait évoqué l’affaire et ordonné la réouverture des débats pour statuer sur la notification de griefs.
Les sociétés Brenntag ont alors demandé, par mémoire incident, le retrait de certaines pièces illicites du dossier d’instruction au motif qu’elles étaient calomnieuses, diffamantes, portaient atteinte au respect de la vie privée ou au secret professionnel, ou encore en ce qu’elles étaient issues d’un délit de recel.
Dans un arrêt du 18 mars 2019, la cour d’appel répond que le principe selon lequel nul ne plaide par procureur, qui se traduit par l’exigence de la qualité à agir, s’oppose à ce que les sociétés Brenntag invoquent le caractère diffamant ou injurieux, ou encore l’atteinte à la vie privée à l’égard de personnes physiques citées dans les pièces dont elles demandent l’occultation partielle. En effet, si une telle atteinte devait être constatée, elle ne concernerait que ces personnes et non les sociétés Brenntag qui ne sont pas visées par ces diffamations, injures ou atteintes à la vie privée et qui sont en conséquence sans intérêt et sans qualité à demander le retrait de ces éléments de pièces (pt 52).
En conséquence, leurs demandes en ce qu’elles visent les pièces portant atteinte à la vie privée ou les pièces contenant des propos calomnieux insultants et diffamants sont irrecevables (pt 55).
Cependant, le principe selon lequel nul ne plaide par procureur ne s’applique pas aux demandes visant des pièces portant atteinte au secret des correspondances entre avocat et clients ou celles consistant en des pièces recelées par M. Prouteau (pt 56).
Il s’ensuit que les demandes visant à écarter ou à occulter des extraits de pièces au motif qu’elles porteraient atteinte au secret des correspondances entre avocat et clients, ou qu’elles consisteraient en des pièces recelées par M. Prouteau sont recevables (pt 57).
S’agissant d’abord des pièces portant atteinte au secret des correspondances entre avocat et clients, la cour relève que la première transmission du dossier réalisée par l’Autorité à l’occasion du recours incluait des pièces relevant de correspondances entre avocat et client. Par une nouvelle transmission du 14 février 2019, de laquelle ont été exclues les pièces litigieuses, l’Autorité a invité la cour à ne plus tenir compte de ces pièces. Il s’ensuit que la demande de retrait est devenue sans objet (pt 58).
S’agissant des pièces recelées, la cour rappelle qu’elle doit, dans le cadre de la réouverture des débats, se prononcer sur les griefs qui ont été notifiés aux sociétés Brenntag (pt 69).
Or les pièces visées par leur demande de retrait concernent le dossier de clémence qui a été déposé par les sociétés Solvadis et Quaron, ainsi que des pièces transmises par M. Prouteau dans le cadre de l’instruction. Les sociétés Brenntag ne soutiennent cependant pas que ces pièces auraient été utilisées par les rapporteurs dans le cadre de cette notification de griefs. Il n’est pas soutenu non plus que l’Autorité se serait appuyée sur ces documents pour se saisir d’office (pt 70).
Dans ces circonstances, il n’est ni utile ni proportionné que la cour examine, avant tout examen au fond, si les pièces visées par les demandes sont effectivement entachées d’un vice résultant du fait qu’elles proviendraient du recel pour lequel M. Prouteau a été condamné par un arrêt de la cour d’appel de Paris du 26 novembre 2015 (pt 71).
La cour relève qu’il n’existe aucun obstacle à ce que les requérantes puissent soutenir l’illicéité des pièces en cause, en tant que de besoin, dans le cadre de leurs moyens sur le fond ; la cour examinera alors la concordance entre les pièces mentionnées par l’arrêt du 26 novembre 2015 comme ayant été recelées et les pièces susceptibles d’établir ou conforter les griefs notifiés. Si cette concordance était établie, la cour en tirerait les conséquences de droit qui s’imposent (pt 72).
La cour décide dès lors de joindre l’incident à l’examen du fond du dossier dans le cadre de la réouverture des débats (pt 73)3.
III – Déclaration de caducité du recours formé par la société General Import à l’encontre de la décision de l’Autorité de la concurrence n° 18-D-21 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des produits de grande consommation sur les îles du territoire de Wallis-et-Futuna
La présente affaire a pour origine la décision n° 18-D-21 du 8 octobre 2018 par laquelle l’Autorité de la concurrence a déclaré établi que les sociétés General Import, en tant qu’auteur, et ADLP Holding, en qualité de société mère, ont enfreint les dispositions de l’article L. 420-2-1 du Code de commerce en bénéficiant de droits exclusifs d’importation sur le territoire de Wallis-et-Futuna pour l’importation de divers produits de grande consommation.
La décision de l’Autorité a été notifiée, « [p]our la société General Import et ADLP Holding », à Maîtres Wilhelm et Dumur, du cabinet d’avocats Wilhelm & Associés, par lettre recommandée avec avis de réception, envoyée le 24 octobre 2018 et reçue le 25 octobre 2018.
Par une déclaration déposée au greffe de la cour d’appel de Paris le 16 novembre 2018, les sociétés General Import et ADLP Holding ont formé un recours en réformation contre la décision attaquée en application de l’article L. 464-8 du Code de commerce.
Les requérantes ont déposé l’exposé des moyens de leur recours au greffe de la cour d’appel le 21 décembre 2018. Copie de ce mémoire a été adressée à l’entreprise saisissante, à l’Autorité et au ministre chargé de l’Économie, par lettres recommandées avec avis de réception en date du 30 janvier 2019.
Le 1er février 2019, le greffe de la cour d’appel a transmis aux requérantes un avis de caducité du recours en rappelant qu’en application de l’article R. 464-15 du Code de commerce, elles disposaient d’un délai de 5 jours, à compter du dépôt du mémoire à l’appui de la déclaration de recours effectuée au greffe de la cour d’appel le 16 novembre 2018, pour signifier ce mémoire à l’ensemble des parties ayant reçu notification de la décision de l’Autorité de la concurrence, ainsi qu’à l’Autorité de la concurrence et au ministre de l’Économie.
Les requérantes ont fait valoir que, adressée à Maîtres Pascal Wilhelm et Émilie Dumur et non aux sociétés General Import et ADLP Holding, cette notification a été faite en violation des dispositions des articles 677 du Code de procédure civile, 53 du règlement intérieur de l’Autorité de la concurrence et L. 464-8, dont il ressort que les décisions de l’Autorité doivent être notifiées aux parties elles-mêmes, sans que l’élection de domicile permette de déroger à cette règle.
La cour retient au contraire la validité de la notification de la décision attaquée. Il résulte en effet de l’article 25 du règlement intérieur de l’Autorité de la concurrence que la notification d’une décision de l’Autorité faite au cabinet d’avocat où l’entreprise sanctionnée par cette décision a élu domicile, satisfait à l’exigence de notification « aux parties en cause » figurant à l’article L. 464-8, article dont la cour souligne qu’il n’exige pas une notification aux parties elles-mêmes (pt 24).
S’agissant de General Import, cette société ayant fait élection de domicile au cabinet d’avocats, c’est à juste titre que l’Autorité lui a notifié la décision attaquée en adressant cette décision, par lettre recommandée avec avis de réception, au cabinet d’avocats.
Étant régulière, la notification a fait courir, à l’égard de la société General Import, le délai de 2 mois imparti par l’article R. 464-15 du Code de commerce.
Dès lors, en ne notifiant l’exposé des moyens de son recours à l’Autorité et au ministre chargé de l’Économie que le 30 janvier 2018, plus de 3 mois après la notification de la décision attaquée, le 25 octobre 2018, la société General Import n’a pas respecté les exigences de cet article (pt 32). Le recours est donc caduc.
S’agissant en revanche de ADLP Holding, la cour constate que cette société n’a pas donné au cabinet d’avocats mandat de la représenter (pt 33). Il s’ensuit que la décision attaquée ne lui a pas été valablement notifiée. En conséquence, le délai prévu à l’article R. 464-15 n’a pu commencer à courir à son égard, de sorte que le recours qu’elle a formé n’est pas caduc (pt 37)4.
IV – Condamnation d’une entreprise du secteur des turbines à gaz de moyenne et grande puissance destinées à la production d’énergie à une amende de 2 millions d’euros pour avoir créé un déséquilibre significatif dans les relations avec ses fournisseurs
La cour d’appel a condamné la société GEEPF, du groupe General Electric, à une amende civile sur le fondement de l’article 442-6, I, 2° qui interdit le fait de « soumettre ou de tenter de soumettre l’autre partie à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ».
La procédure a débuté par une enquête de la DGCCRF visant deux clauses figurant dans les conditions générales d’achat, les contrats de fourniture et les contrats de prestation de services de la société GEEPF, à savoir, d’une part celle faisant prévaloir les CGA sur les CGV des fournisseurs et, d’autre part, une clause relative aux conditions de paiement anticipé des factures des fournisseurs.
À l’issue de l’enquête, le ministre de l’Économie et des Finances a assigné l’entreprise devant le tribunal de commerce de Nancy qui, par jugement du 23 juin 2018, a estimé que les clauses en cause n’ont pas créé de déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties. Ce jugement est infirmé en toutes ses dispositions par la cour d’appel.
Les discussions devant la cour ont notamment porté sur des procès-verbaux dont les informations permettant d’identifier les fournisseurs (nom, activité, chiffre d’affaires) ont été anonymisées. La cour rejette le moyen par lequel la société GEEPF faisait valoir que ces procès-verbaux ont porté atteinte à ses droits de la défense.
Elle observe d’abord que la nécessité de démontrer, dans la présente espèce, l’absence de négociation effective entre les parties a conduit le ministre à préserver l’anonymat des fournisseurs victimes en occultant certaines mentions des procès-verbaux permettant leur identification, afin que ces procès-verbaux puissent être versés aux débats, ce qui est fréquemment revendiqué par les entreprises mises en cause, sans pour autant risquer de provoquer des représailles à leur encontre.
Pour la cour, le procédé ainsi mis en œuvre n’a pas porté une atteinte excessive aux droits de la défense de la société GEEPF, la communication de procès-verbaux anonymisés ne causant pas, au regard des circonstances très particulières de l’espèce, une atteinte disproportionnée au principe du contradictoire au motif que : (i) ils ont été dressés par des agents assermentés ; (ii) ils ont porté sur des questions dont la société GEEPF avait connaissance et auxquelles elle pouvait répondre en produisant des pièces destinées à démontrer le contraire ; (iii) la société GEEPF pouvait débattre contradictoirement du fond des pièces et de la portée des auditions dont le contenu n’était pas anonymisé ; (iv) seules les informations empêchant toute réidentification du déposant ont été tronquées, dans le seul but de préserver l’identité des déposants et l’efficacité d’enquêtes et de procédures destinées à protéger l’ordre public économique, puisqu’en cas contraire, le ministre ne pourrait pas apporter de preuve relative aux griefs allégués, ou à tout le moins très difficilement.
La cour relève par ailleurs qu’il n’est pas démontré que les témoignages en cause ont été obtenus déloyalement par les services d’enquête.
Au surplus, ces nombreuses déclarations, toutes concordantes, sont confortées par d’autres éléments du dossier et ne constituent pas les seuls éléments de preuve.
Sur le fond, pour faire droit au recours du ministre, la cour examine d’abord la place de la société GEEPF à l’égard de ses fournisseurs et sous-traitants et relève que GEEPF est la société la plus importante en France dans le secteur d’activité de la fabrication de la turbine puissante et fait partie des cinq leaders mondiaux. Dès lors, les cocontractants français de la société GEEPF ne peuvent se passer d’un fabriquant ayant cette puissance au regard du secteur d’activité très particulier de l’industrie haute technologie de l’énergie, de son chiffre d’affaires et de sa place dans le commerce international.
Elle relève ensuite que tous les témoignages, au nombre de 17, se corroborent entre eux, mais aussi que ces déclarations font référence aux clauses contractuelles litigieuses, de sorte que ces références confirment la crédibilité des procès-verbaux, dressés par des agents assermentés, et notamment le fait qu’elle fasse primer contractuellement ses CGA sur les CGV de ses cocontractants. Ces clauses se retrouvent en effet dans la majorité des contrats liant la société GEEPF à ses fournisseurs ou sous-traitants.
Selon la cour, l’ensemble de ces déclarations et pièces concordantes démontrent que les fournisseurs ou sous-traitants de la société GEEPF ne pouvaient négocier les clauses litigieuses avec elle, ces clauses inscrites dans les CGA étant présentées comme non négociables par cette dernière à un nombre certain de ses interlocuteurs, le nombre de cocontractants entendus étant significatifs pour être considéré comme probant.
S’agissant du mécanisme de paiement anticipé, la cour retient que les taux pratiqués réduisent de manière conséquente le montant final de la facture des fournisseurs qui se sont vu imposer cette clause sans que cette réduction ne corresponde à une prestation quelconque de la société GEEPF et sans que le cocontractant ait une visibilité claire du montant final qui lui sera versé. En outre, 40 % des cocontractants de la société GEEPF ont refusé, lorsqu’ils le pouvaient, d’avoir recours à ce système, ce qui, pour la cour, démontre par ailleurs que ses bénéfices ne sont pas perçus comme effectifs par ceux-ci.
En l’espèce, la plupart des fournisseurs ont expliqué que les taux pratiqués par la société GEEPF étaient abusifs.
Par ailleurs, la société GEEPF n’a pas prouvé que son système était avantageux pour ses fournisseurs ni qu’elle fournissait des contreparties concrètes et supplémentaires à ses cocontractants, dans le cadre du mécanisme de paiement anticipé.
Dans ces conditions, la réduction conséquente de la facture du cocontractant sans contrepartie et sans qu’un rééquilibrage ne soit opéré par d’autres clauses du contrat caractérise un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties.
Au regard de l’ensemble des éléments ci-dessus, la cour considère que la société GEEPF a soumis ou tenté de soumettre 50 % de ses cocontractants à des obligations créant un déséquilibre significatif dans leurs droits et obligations.
La cour infirme en conséquence le jugement du tribunal de commerce de Nancy. Statuant à nouveau, elle condamne l’entreprise à une amende civile et lui enjoint de cesser les pratiques incriminées.
S’agissant de l’amende, la cour rappelle qu’elle doit viser à prévenir et dissuader les pratiques restrictives prohibées, mais lucratives en matière commerciale. La gravité du comportement en cause et le dommage à l’économie en résultant doivent être pris en compte.
Elle observe par ailleurs que c’est en raison des atteintes portées aux entreprises, et, notamment aux PME, par les retards de paiement que le législateur est intervenu pour limiter les délais de paiement, ayant d’ailleurs sanctionné par une amende civile le non-respect de ceux-ci dans les conditions imposées par l’article L. 441-6 du Code de commerce, dans le but d’améliorer la trésorerie des entreprises. La clause prévoyant une rémunération pour l’acheteur qui se contente de respecter la loi porte une atteinte grave à l’ordre public économique. Par ailleurs, l’impossibilité pour les fournisseurs de négocier sur la base de leurs CGV, les CGA de la société GEEPF leur étant imposées, constitue également une atteinte importante à l’ordre public économique.
La situation d’acteur majeur de la société GEEPF sur son marché contribue à accentuer la gravité des faits qui lui sont reprochés, du fait de son devoir d’exemplarité.
La rémunération exigée par la société GEEPF au détriment de 50 % de ses cocontractants français, pendant les années 2009 à 2012, a par ailleurs coûté plus de 18 millions d’euros aux fournisseurs français qui ont été soumis aux clauses incriminées, ce qui atteste l’effet conséquent de ces pratiques.
Dès lors, compte tenu de la gravité des faits, de leur durée et de leur ampleur mais aussi de la fonction dissuasive de l’amende, la société GEEPF est condamnée à une amende de 2 millions d’euros5.
V – Déclaration de recevabilité d’un recours formé par une entreprise ayant été sanctionnée par l’Autorité de la concurrence à l’issue d’une procédure de transaction
À l’origine de la présente affaire, l’Autorité de la concurrence a, par décision n° 18-D-15 du 26 juillet 2018, sanctionné diverses entreprises du secteur de la distribution de médicaments vétérinaires pour avoir enfreint les dispositions de l’article L. 420-1 du Code de commerce et du paragraphe 1 de l’article 101 du TFUE.
Toutes les entreprises avaient sollicité le bénéfice de la nouvelle procédure de transaction (issue de l’article 218 de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques) prévue au III de l’article L. 464-2 du Code de commerce qui dispose que « Lorsqu’un organisme ou une entreprise ne conteste pas la réalité des griefs qui lui sont notifiés, le rapporteur général peut lui soumettre une proposition de transaction fixant le montant minimal et le montant maximal de la sanction pécuniaire envisagée. Lorsque l’entreprise ou l’organisme s’engage à modifier son comportement, le rapporteur général peut en tenir compte dans sa proposition de transaction. Si, dans un délai fixé par le rapporteur général, l’organisme ou l’entreprise donne son accord à la proposition de transaction, le rapporteur général propose à l’Autorité de la concurrence, qui entend l’entreprise ou l’organisme et le commissaire du gouvernement sans établissement préalable d’un rapport, de prononcer la sanction pécuniaire prévue au I dans les limites fixées par la transaction ».
Les sociétés Alcyon, qui se sont vu infliger une sanction de 10 millions d’euros, ont formé un recours contre la décision de l’Autorité, demandant à la cour d’appel de Paris de limiter à 6 millions d’euros le montant de la sanction qui leur a été infligée. Le ministre de l’Économie et des Finances a, par ailleurs, formé un recours incident par lequel il demandait à la cour de déclarer irrecevable les recours des sociétés Alcyon et de constater que par, ces recours les sociétés Alcyon ont remis en cause la transaction et, par voie de conséquence, réformer la décision attaquée en fixant une sanction d’un montant de 12 millions d’euros.
A – Recevabilité des recours de sociétés Alcyon
Le ministre de l’Économie et des Finances et l’Autorité de la concurrence ont contesté la recevabilité des recours des sociétés Alcyon en rappelant d’abord l’esprit de la transaction, qui a pour finalité de remédier à l’absence de prévisibilité de la sanction et de permettre une économie sur le temps d’instruction devant l’Autorité et sur le temps de procédure global en prévenant les recours. Ils insistaient ainsi sur le fait qu’il s’agit d’une procédure négociée et qu’avant de statuer, le collège de l’Autorité s’assure auprès de la personne mise en cause qu’elle ne souhaite pas remettre en cause les termes de la transaction. Ils considéraient qu’en demandant, en substance, de réduire la sanction infligée, alors que son quantum était compris dans la fourchette (entre 6 et 13 millions d’euros) convenue et acceptée en toute connaissance de cause, les sociétés Alcyon ont remis en cause la transaction dans la présente espèce. Ils en ont déduit qu’une telle contestation doit être considérée comme irrecevable.
La cour rejette ces arguments en soulignant que la nouvelle procédure de transaction a été instaurée en vue de permettre une économie sur le temps d’instruction devant l’Autorité de la concurrence et sur le temps de procédure global, en prévenant les recours. En revanche, poursuit la cour, le législateur n’a pas envisagé d’interdire tout recours contre les décisions de sanctions prises à l’issue d’une procédure de transaction, le but recherché étant seulement d’en limiter le nombre, par rapport à l’ancienne procédure de non-contestation des griefs (pt 46).
De fait, ajoute la cour, consentir à ne pas contester la réalité des griefs notifiés et à cantonner la discussion relative au montant de la sanction à l’intérieur d’une fourchette prévoyant un montant minimal au-dessous duquel l’Autorité ne pourra pas descendre et un montant maximal qu’elle ne pourra pas dépasser, n’implique pas pour autant que l’entreprise renonce à toute voie de recours concernant la régularité de la procédure suivie et n’induit pas davantage qu’elle reconnaît la proportionnalité de la sanction infligée, où qu’elle se situe dans la fourchette (pt 47).
En effet, l’entreprise ne saurait admettre la proportionnalité du montant d’une sanction qui n’a pas encore été arrêté par le collège de l’Autorité et dont elle ne pourra se convaincre qu’à la lumière des motifs de la décision qui la condamne. La possibilité pour une entreprise ayant accepté d’entrer en voie de transaction de former un recours contre la sanction qui lui est infligée, fût-elle comprise dans la fourchette qu’elle avait acceptée, n’est donc susceptible de méconnaître ni l’interdiction de ne pas se contredire au détriment d’autrui ni la règle de l’estoppel (pt 48).
Par ailleurs, une telle possibilité de recours ne prive pas la procédure de transaction de son intérêt pour l’Autorité dès lors que les contestations qui pourront être élevées devant la cour d’appel demeurent limitées (pt 49).
En conséquence, la cour déclare recevables les recours des sociétés Alcyon (pt 50).
B – Recours du ministre
La cour rejette le moyen par lequel le ministre demandait la réformation du montant de la sanction infligée à Alcyon afin qu’elle soit portée à 12 millions d’euros.
Elle rappelle d’abord que le recours formé par une entreprise sanctionnée, contre une décision rendue à l’issue d’une procédure de transaction, peut porter sur le montant de la sanction infligée, dès lors qu’il ne remet pas en cause la fourchette de transaction acceptée (pt 54).
Elle observe ensuite que le ministre ne remet en cause ni le principe ni la fourchette de transaction en cause mais fonde son recours incident sur l’abandon du bénéfice de cette procédure par suite du recours formé par les sociétés Alcyon (pt 55).
Or, poursuit la cour, les recours des sociétés Alcyon ne conduisent pas à un tel abandon en ce qu’ils ne privent pas l’Autorité du gain procédural escompté. En effet, les griefs ne sont pas contestés et la discussion a été circonscrite au seul contrôle des exigences légales de motivation et proportionnalité applicable à toute sanction (pt 56).
Dans cette limite, les recours entrepris par les sociétés Alcyon ne sauraient s’analyser comme un abandon de la procédure de transaction, qui justifierait une sanction de 12 millions dépassant son plafond (pt 57).
C – Demandes des sociétés Alcyon
La cour rejette un moyen qui reprochait à l’Autorité de ne pas avoir mis en œuvre le communiqué du 16 mai 2011 relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires.
Elle observe que l’Autorité a renvoyé à ce communiqué pour rappeler que les circonstances particulières résultant de la procédure de transaction justifient de ne pas motiver les sanctions prononcées par référence à la méthode de détermination définie dans le communiqué sanctions (pt 71).
En effet, cette procédure conduit les parties en cause et l’Autorité à négocier le montant de la sanction, entre un minimum et un maximum que ces parties estiment acceptables, en leur principe, au regard des pratiques qu’elles ont mises en œuvre. Cette sanction négociée est également proche d’une sanction forfaitaire. Sa nature rend en conséquence inutile la mise en œuvre des étapes et critères exposés dans le communiqué sanctions, lequel ne répond pas à la même finalité, ayant été élaboré pour « accroître la transparence, en faisant connaître par avance la façon concrète dont l’Autorité exerce son pouvoir de sanction, à l’intérieur du cadre prévu par le I de l’article L. 464-2 du Code de commerce » (pt 72).
L’Autorité s’est donc conformée à la directive qu’elle s’est fixée (pt 73).
La cour rejette aussi un moyen tiré d’une insuffisance de motivation en observant que l’exigence de motivation est nécessairement adaptée au cadre procédural dans lequel la décision attaquée s’inscrit (pt 81).
Le caractère négocié de cette procédure, qui conduit l’Autorité à renoncer à infliger une sanction dont le montant excéderait le plafond fixé par la transaction, justifie la réalisation de gains procéduraux par l’Autorité au moyen d’une motivation plus succincte, ce que confirme l’absence d’établissement d’un rapport (pt 83).
Les requérantes ne sont donc pas fondées à exiger une motivation aussi détaillée que celle qui est requise lorsque l’Autorité, faute de transaction, détermine la sanction en application du communiqué sanctions (pt 84).
Dans le cadre d’une décision rendue après transaction, l’Autorité n’est donc tenue que d’indiquer les éléments essentiels permettant d’apprécier l’individualisation de la sanction infligée et d’en justifier la proportionnalité (pt 85).
Au terme de son analyse, la cour constate que l’Autorité s’est conformée à cette obligation en l’espèce (pt 119)6.