Paris (75)

Activité de la cour d’appel de Paris dans le domaine de la concurrence (novembre 2021 à janvier 2022)

Publié le 09/05/2022
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L’activité de la cour d’appel de Paris en matière de droit de la concurrence au sens du livre IV du Code de commerce, pendant la période d’octobre 2021 à janvier 2022, est particulièrement riche. La présente chronique comprend notamment une série d’arrêts rendus dans le cadre de litiges dans des secteurs aussi variés que les produits laitiers, les produits pour l’hygiène corporelle et la réparation automobile. Elle comprend également l’arrêt rendu, après une double cassation, dans l’affaire des commissions interbancaires.

Le présent article porte sur les arrêts rendus par la cour d’appel de Paris en droit de la concurrence, au sens du livre IV du Code de commerce, au cours de la période d’octobre 2021 à janvier 2022.

Les décisions suivantes ont plus particulièrement retenu notre attention :

  • réforme de la décision de l’Autorité de la concurrence dans l’affaire des commissions interbancaires (I) ;

  • infirmation d’un jugement du tribunal de commerce de Paris dans une affaire en follow-on de l’entente dans le secteur des produits laitiers (II) ;

  • infirmation d’un jugement du tribunal de commerce de Paris dans une affaire en follow-on de l’entente dans le secteur des produits pour l’hygiène corporelle (III) ;

  • confirmation de la condamnation d’un réparateur agréé Peugeot qui vendait des véhicules neufs de la marque (IV).

I – Réforme de la décision de l’Autorité de la concurrence dans l’affaire des commissions interbancaires

Nous nous souvenons que, par la décision n° 10-D-28 du 20 septembre 2010, l’Autorité de la concurrence a condamné plusieurs banques pour avoir instauré entre elles diverses commissions interbancaires. Étaient concernées une commission d’échange image-chèque (CEIC), versée par la banque remettante à la banque tirée à l’occasion de chaque paiement par chèque et destinée à compenser la perte de trésorerie subie par la banque tirée du fait de la réduction du temps de traitement des chèques, et huit commissions occasionnelles dites commissions pour services connexes, parmi lesquelles les commissions d’annulation d’opérations compensées à tort (AOCT), liées à certains services rendus par les banques pour l’exécution des paiements par chèques dans le nouveau système.

La cour d’appel de Paris, saisie sur renvoi après une double cassation1, réforme cette décision après avoir jugé que n’étaient établis ni l’objet anticoncurrentiel, ni l’existence d’une infraction par effet.

A – Sur l’existence d’une infraction par objet

1 – La CEIC

La présente affaire trouve son origine dans la dématérialisation de la compensation interbancaire des chèques opérée, à partir de 2002, par la mise en place d’un système d’échange d’image-chèques (EIC). Jusqu’alors, la compensation des chèques reposait sur l’échange physique, quotidien, sous format papier, de vignettes de chèques.

Pour décider que l’instauration et l’application de la CEIC constituaient une pratique prohibée par les articles 101 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et L. 420-1 du Code de commerce, l’Autorité a considéré que la commission était une restriction de concurrence par son objet, consistant à restreindre la liberté de chaque banque de définir individuellement sa politique tarifaire et à faire obstacle à la libre fixation des prix sur le marché du chèque, en favorisant artificiellement leur hausse du côté de la remise et leur baisse du côté de l’émission (pt 83).

L’institution a par ailleurs relevé que la CEIC poursuivait l’objectif de régulation de l’utilisation des différents moyens de paiement et que le principe d’une régulation commune reposant sur la conclusion d’un accord multilatéral de nature tarifaire comportait une restriction de concurrence par objet (pt 84).

Pour parvenir à la qualification de restriction de concurrence par objet, l’Autorité a en outre considéré que, en instaurant cette CEIC, l’accord en cause a introduit un élément de coût artificiel et uniforme pour les banques majoritairement remettantes. Par ailleurs, présumant que ce coût avait vocation à être répercuté sur les prix, elle a considéré que l’accord était susceptible de produire deux types d’effets anticoncurrentiels qu’elle a identifiés comme étant, sur le marché de la remise du chèque, une raréfaction de l’offre et une augmentation des prix finaux et, sur le marché de l’émission, une hausse artificielle des revenus des banques majoritairement tirées (pt 110).

La cour ne partage pas cette analyse, à laquelle elle reproche d’être fondée sur de simples présomptions conduisant à assimiler l’accord en cause à un accord sur les prix de la remise des chèques (pt 113).

Rappelant que la notion de restriction de concurrence par objet doit être interprétée de manière restrictive (pt 109), elle observe que l’accord litigieux ne contient aucune clause stipulant l’obligation pour les banques de répercuter la commission sur leur clientèle. Les banques restaient ainsi libres de déterminer, dans le cadre de leur relation commerciale avec leur clientèle, s’il y avait lieu de pratiquer une telle répercussion et dans quelle mesure (pt 123).

La cour observe encore que l’accord litigieux n’interdit pas aux banques de négocier en bilatéral le principe et le montant de la commission. Les banques restaient ainsi libres de déterminer, dans le cadre d’une relation bilatérale, d’autres conditions interbancaires que celles prévues par l’accord litigieux (pt 124).

En outre, dès lors que l’accord n’interdisait pas aux banques de déterminer, dans le cadre d’une relation bilatérale, d’autres conditions interbancaires que celles prévues par l’accord litigieux, il ne peut être soutenu que cet accord, en lui-même, était de nature à restreindre la liberté commerciale de chaque banque de choisir de facturer ou non une commission interbancaire associée au traitement des chèques et de définir individuellement le niveau de cette éventuelle commission en fonction de ses coûts propres de traitement des chèques et des pertes attendues du fait du passage à l’EIC (pt 126).

S’agissant enfin des objectifs poursuivis par l’accord litigieux, à savoir préserver les équilibres de trésorerie interbancaire et assurer une cohérence des différents moyens de paiement, ils ne pouvaient être considérés comme illégitimes au regard du jeu normal de la concurrence entre les banques (pts 134 et s.).

La cour d’appel ajoute que l’instauration d’une commission interbancaire multilatérale visant à compenser, de manière transitoire, un déséquilibre de trésorerie induit par la dématérialisation d’un système de compensation interbancaire ne relève d’aucun accord ou pratique dont le caractère nocif est avéré et facilement décelable au vu de l’expérience acquise telle qu’elle ressort de la pratique décisionnelle des autorités de concurrence confortée par la jurisprudence (pt 147).

Elle écarte en conséquence l’assimilation de l’accord litigieux à un accord tarifaire prohibé par nature (pt 148).

2 – Les commissions sur AOCT

Les commissions sur AOCT, qui ne concernaient que les rapports interbancaires, avaient pour objectif non seulement de compenser le transfert de charge, générée par une banque qui a effectué une opération à tort, au détriment d’une autre, mais également d’inciter les établissements à plus de vigilance dans les opérations de paiement des chèques afin d’éviter les erreurs ou incidents générateurs de coûts. Selon la cour, l’objet de ces commissions n’était donc ni artificiel, ni illégitime.

La cour en déduit que la circonstance que ces commissions AOCT ont été fixées à un niveau uniforme, identique d’une banque à l’autre, sans considération des coûts propres de chaque établissement, ne permet pas de considérer, au regard des objectifs poursuivis et des circonstances dans lesquelles elles ont été instaurées, qu’elles ont pour objet de neutraliser un élément de concurrence entre les banques et en particulier, de limiter la liberté des banques dans la détermination de leurs prix et conditions appliqués à leurs clients (pt 156).

La cour conclut qu’il n’est pas permis de considérer, en l’absence d’expérience acquise pour ce type de commissions de nature compensatoire et dissuasive, que par leur nature même, elles présentent un degré de nocivité suffisant à l’égard de la concurrence pour être qualifiées de restriction de concurrence par objet (pt 158).

B – Sur l’existence d’une infraction par effet

La cour d’appel ayant retenu que l’objet anticoncurrentiel de l’accord n’était pas établi, il lui incombait de vérifier si la qualification d’infraction demeure applicable à raison des effets de la pratique en cause (pt 181).

À cet effet, elle énonce que, pour apprécier l’impact de l’accord litigieux sur la concurrence, il convient d’examiner le jeu de la concurrence dans le cadre réel où il se produirait en l’absence de l’accord litigieux (pt 225). Il s’agit ainsi de faire ressortir, par une comparaison entre le jeu de la concurrence tel qu’il a existé en présence de l’accord en cause et le jeu de la concurrence tel qu’il se serait produit, en l’absence de cet accord, une situation concurrentielle dégradée lorsque celui-ci s’applique (pt 226).

En l’espèce, la cour observe que, par l’accord litigieux qui portait sur les conditions interbancaires de l’EIC, les banques ont décidé de tirer les conséquences entre elles de l’effet d’accélération de l’EIC. L’accélération du règlement interbancaire et la CEIC étaient liées : les banques ont choisi de fixer la CEIC parce qu’elles avaient choisi de tirer les conséquences entre elles du passage à la dématérialisation en anticipant la date de règlement interbancaire (pt 228).

Le contrefactuel ne peut donc être limité au jeu de la concurrence tel qu’il aurait existé en l’absence de la seule CEIC, comme l’a retenu l’Autorité dans la décision attaquée, mais correspond à celui qui aurait existé en l’absence de l’accord litigieux, en ce qu’il a instauré la CEIC et réduit le délai de règlement interbancaire. En effet, l’accélération des échanges a bien été permise par l’accord dans la mesure où l’EIC pouvait être mise en place sans cette accélération et, partant, sans modification des équilibres de trésorerie, dès lors que la fixation de la date de règlement interbancaire relevait d’une libre décision des banques (pt 229).

Ainsi, selon la cour, pour apprécier les effets restrictifs de l’accord sur les prix, il y a lieu de tenir compte non seulement de l’évolution des prix directement facturés aux clients remettants mais également de l’évolution des prix indirects, tels que résultant des dates de valeur appliquées, afin de déterminer si l’accélération des échanges interbancaires permise par l’accord leur a été répercutée et, de fait, de mesurer leurs gains de trésorerie générés par une disposition plus rapide des fonds (pt 233).

Le comportement des banques à cet égard était hétérogène dès lors que toutes n’ont pas répercuté de manière systématique la CEIC. La cour en conclut qu’il n’est pas établi que la CEIC a eu des effets réels sur les prix du service de la remise de chèque et, partant, qu’elle a de manière effective contraint les banques dans leur politique tarifaire (pt 278).

Elle estime, par ailleurs, que les éléments invoqués par l’Autorité n’établissent pas que la CEIC a réduit de manière sensible l’offre sur le marché de la remise et, ainsi, réduit, de manière sensible, le jeu de la concurrence sur ce marché (pt 295).

Elle en conclut qu’il n’est pas établi que la CEIC a eu pour effet de fausser, restreindre ou empêcher le jeu normal de la concurrence entre les banques (pt 296).

Elle parvient à la même conclusion s’agissant des commissions AOCT. Après avoir observé que le caractère infractionnel de ces commissions ne saurait résulter de leurs seuls effets potentiels sur le prix des services concernés (pt 299), la cour énonce que l’Autorité n’a pas établi que ces commissions ont faussé, restreint ou empêché de manière sensible le jeu normal de la concurrence entre les banques (pt 301).

En conséquence, la cour d’appel réforme la quasi-totalité de la décision de l’Autorité et, statuant à nouveau, dit qu’il n’est pas établi que l’instauration de la commission interbancaire CEIC et la perception de cette commission ont enfreint les dispositions de l’article L. 420-1 du Code de commerce et de l’article 81 du traité CE, devenu l’article 101 du TFUE ; il n’est pas non plus établi que l’instauration des commissions AOCT et leur perception ont enfreint ces dispositions2.

II – Infirmation d’un jugement du tribunal de commerce de Paris dans une affaire en follow-on de l’entente dans le secteur des produits laitiers

Cette affaire a pour origine la décision n° 15-D-03 du 11 mars 2015 par laquelle l’Autorité de la concurrence a condamné des producteurs de produits laitiers qui se sont concertés sur les prix et les volumes dans le secteur des produits laitiers frais vendus sous marque de distributeur (MDD).

Deux entreprises de la grande distribution ont assigné divers producteurs ainsi condamnés en leur demandant réparation du préjudice qu’elles estiment avoir subi du fait des pratiques identifiées mais elles ont été déboutées par le tribunal de commerce de Paris. Elles ont eu plus de succès devant la cour d’appel de Paris.

Commençant par déterminer le droit applicable en l’espèce, celle-ci énonce que « les pratiques illicites en cause ayant été commises entre décembre 2006 et février 2012, soit avant la date de transposition de la directive n° 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 novembre 2014, il ne peut être fait application dans le cadre du présent litige des présomptions légales insérées depuis 2017 à l’article L. 481-4 du Code de commerce ». L’affaire a donc été examinée au regard du droit commun de la responsabilité civile, ce qui supposait d’établir l’existence d’une faute (le fait générateur), d’un dommage et d’un lien de causalité entre le fait générateur et le dommage.

Pour l’essentiel, l’existence d’une faute n’était pas contestée par les intimés. La cour d’appel ne s’y attarde donc pas.

S’agissant du préjudice, les appelantes s’appuyaient sur une étude économique qui a procédé, à partir de données empiriques sur les supermarchés Cora et Match, à une comparaison sur une période considérée comme affectée par l’entente avec des périodes de référence jugées concurrentielles.

Les intimés ont qualifié cette étude de lacunaire ou d’erronée mais sans convaincre la cour qui estime que, présentant un échantillon des produits représentatif sur des périodes « affectées » en lien avec les effets probables de l’entente, elle est suffisamment robuste pour permettre de démontrer l’existence d’un surcoût effectivement subi par les sociétés Cora et Match et directement lié à la pratique concertée litigieuse.

Rappelant qu’il appartient au juge du fond de rechercher si le demandeur en réparation a, en tout ou partie, effectivement répercuté les surcoûts résultant de l’infraction dont il a été victime afin d’éviter un enrichissement sans cause de la victime, la cour d’appel constate l’existence d’un préjudice direct subi par les sociétés Cora et Match, du fait d’un surcoût lié à l’entente, surcoût dont la répercussion sur les prix finaux n’a été que partielle.

Concernant le préjudice « ombrelle », la cour rappelle les conclusions de l’avocat général Kokott dans l’affaire Koné selon lesquelles « l’on peut parler d’effet ombrelle sur les prix lorsque des entreprises, qui ne sont pas elles-mêmes parties à une entente (…), fixent, délibérément ou non dans le sillage des agissements de cette entente, leurs propres prix à un niveau plus élevé que ce que les conditions de la concurrence leur aurait permis de faire autrement ».

En l’espèce, elle estime que les appelantes ont démontré que « l’effet ombrelle » constaté de 2009 à février 2012 correspond à un préjudice certain subi par elles.

Enfin, la cour estime que la réparation intégrale du préjudice subi doit inclure la compensation des effets négatifs résultant du temps depuis la survenance du préjudice causé par l’infraction. Plus précisément, le préjudice doit inclure l’érosion monétaire et la perte de chance subie par la partie lésée du fait de l’indisponibilité du capital. La cour actualise donc le préjudice financier subi par les appelantes en appliquant le taux d’intérêt de 3,65 % pour la société Cora et de 2,79 % pour la société Match jusqu’au jour du prononcé du présent arrêt.

Notons encore que, si la cour estime démontrer l’existence d’un préjudice direct du fait du surcoût lié à l’entente, d’un préjudice ombrelle et d’un préjudice lié au temps, en revanche, elle considère que les appelantes n’ont pas établi un effet volume. Celles-ci soutenaient que l’augmentation des prix de l’entreprise victime liée au passing-on est susceptible d’engendrer une réduction de la demande qui lui est adressée. Cet effet-volume engendre donc un profit manqué sur les ventes perdues. Pour la cour, cependant, le marché des produits laitiers frais MDD se caractérise par sa faible élasticité : il connaît donc très peu d’effet de baisse de volume du fait d’une hausse des prix.

Au terme de son analyse, la cour d’appel infirme le jugement attaqué et, statuant à nouveau, accorde plus de 2 000 000 € au titre des dommages et intérêts3.

III – Infirmation d’un jugement du tribunal de commerce de Paris dans une affaire en follow-on de l’entente dans le secteur des produits pour l’hygiène corporelle

Nous nous rappelons que, par la décision n° 14-D-19 du 18 décembre 2014, l’Autorité de la concurrence a sanctionné la société Vania pour sa participation, entre le 22 janvier 2003 et le 3 février 2006, à une entente anticoncurrentielle, dans le secteur des produits pour l’hygiène corporelle, visant pour les fournisseurs en cause à maintenir leurs marges par une concertation sur les prix des produits d’hygiène pratiqués à l’égard de la grande distribution.

Le groupe Carrefour a assigné la société Vania afin d’obtenir réparation des préjudices subis du fait de la participation de la société à cette entente. Le tribunal de commerce avait accueilli l’action mais la cour d’appel de Paris a infirmé son jugement pour l’essentiel.

Notons d’abord que, comme dans l’affaire de l’entente dans le secteur des produits laitiers examinée ci-dessus, la cour d’appel retient que le délai de prescription de l’action court à compter de la date de la décision de l’Autorité de la concurrence, soit, en l’espèce, le 18 décembre 2014. En conséquence, la prescription quinquennale n’était pas acquise lorsque les sociétés Carrefour ont assigné la société Vania par acte du 23 janvier 2017 devant le tribunal de commerce en réparation du préjudice causé par les pratiques anticoncurrentielles.

Sur le fond, la cour fait droit aux arguments de Vania selon lesquels la charge de la preuve d’un préjudice direct, certain et actuel, pèse sur le demandeur à l’action indemnitaire.

Or, l’ordonnance du 9 mars 2017 transposant la directive du 26 novembre 2014, qui présume notamment que la victime n’a pas répercuté le surcoût, n’est pas applicable à la présente cause, les faits générateurs de responsabilité invoqués étant survenus antérieurement au 11 mars 2017.

Les sociétés Carrefour, demanderesses à l’indemnisation, devaient donc prouver, au titre de la démonstration de leur préjudice, qu’elles n’ont pas répercuté sur le consommateur le manque à gagner résultant des marges arrières minorées du fait de l’entente sanctionnée. Elles n’y sont pas parvenues dès lors qu’elles n’ont produit aucun élément en ce sens. L’existence d’un dommage certain lié à l’entente n’étant pas démontrée, le jugement attaqué est infirmé en ce qu’il a retenu l’existence d’un préjudice en lien de causalité avec la faute commise par la société Vania et condamné cette dernière à le réparer.

Pour parvenir à cette solution, la cour écarte l’argument des sociétés Carrefour selon lequel la faute commise par la société Vania du fait de sa participation à l’entente anticoncurrentielle sur les produits d’hygiène a eu pour effet de limiter les marges arrières qu’elles auraient obtenu si les négociations n’avaient pas été biaisées. En effet, elle juge non convaincante l’étude de la société Oxera produite à l’appui de cet argument et accorde plus de foi à un rapport du cabinet Leconomics qui, selon Vania, montre que les taux de marge arrière n’ont jamais diminué sous le régime de la loi Galland et que le taux de marge arrière qu’elle a réellement versé aux sociétés Carrefour a augmenté pendant les pratiques.

Nous noterons encore que la cour d’appel refuse de faire droit à la demande suivante tendant à poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne : « Le fait d’exiger que la victime d’une entente ne puisse obtenir réparation du préjudice qui en découle que si elle rapporte la preuve comptable qu’elle n’a pas répercuté le manque à gagner sur le consommateur, alors que la victime n’est pas en mesure de fournir une telle preuve, est-il contraire à l’article 101 du TFUE et à son principe d’effectivité ? ».

Selon elle, la question ne soulève pas une difficulté sérieuse dont la réponse serait nécessaire à la solution du litige dans la mesure où la preuve de la non répercussion du manque à gagner sur le consommateur, qu’il n’y a pas lieu de restreindre à la seule comptabilité, n’est ni impossible, ni excessivement difficile4.

IV – Confirmation de la condamnation d’un réparateur agréé Peugeot qui vendait des véhicules neufs de la marque

Le présent litige oppose la société Automobiles Peugeot à la société Glinche, qui exerçait une activité de vente de véhicules neufs et d’occasion de toutes marques ainsi que l’activité de réparateur agréé Peugeot. La société Peugeot, ayant constaté que la société Glinche proposait des véhicules neufs Peugeot sur son site internet, a résilié le contrat de réparateur agréé et assigné Glinche devant le tribunal de commerce de Rennes afin de faire cesser son éventuelle activité de revendeur de véhicules neufs. Parallèlement, Glinche a assigné Peugeot devant le tribunal de commerce de Paris pour faire rétablir son contrat de réparateur agréé Peugeot. Le tribunal de commerce de Paris a procédé à la jonction des deux affaires et condamné Glinche au paiement de la somme de 250 000 € à titre de dommages et intérêts et validé la résiliation pour faute grave du contrat de réparateur agréé entre Peugeot et Glinche.

Glinche a interjeté appel de ce jugement mais sans succès, la cour ayant rejeté tous les moyens soulevés par le réparateur.

Celle-ci a notamment observé que, dès lors que Glinche est un professionnel de l’automobile et faisait partie du réseau des réparateurs agréés Peugeot depuis plusieurs années, son dirigeant ne pouvait ignorer qu’il existait un réseau de distribution sélective pour les ventes de véhicules neufs sous marque Peugeot sur le marché de l’Union européenne. En s’approvisionnant auprès de distributeurs agréés Peugeot espagnols et italiens et auprès d’autres sociétés intermédiaires européennes, Glinche était consciente d’avoir recours à un approvisionnement illicite et, ainsi, en connaissance de cause, a participé à la violation du réseau de distribution sélective des véhicules Peugeot.

Or, rappelle la cour, l’article L. 442-6, I, 6°, du Code de commerce applicable au moment des faits dispose qu’« engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé, le fait […] : 6° de participer directement ou indirectement à la violation de l’interdiction de revente hors réseau faite au distributeur lié par un accord de distribution sélective ou exclusive exempté au titre des règles applicables du droit de la concurrence ».

Glinche avait remis en cause la licéité et l’étanchéité du réseau de distribution de véhicules neufs Peugeot et en avait déduit que ce réseau n’est pas opposable aux tiers. Elle s’appuyait sur les termes du contrat de concessionnaire agréé dans le cadre du réseau de distribution sélective pour les véhicules Peugeot neufs selon lesquels « le concessionnaire s’interdit de revendre des véhicules Peugeot neufs ou immatriculés depuis moins de trois mois à des personnes physiques ou morales qui achètent pour revendre ou dont l’activité est équivalente à celle de la revente, à moins qu’il ne s’agisse de membres du réseau de distribution de la marque Peugeot agréés pour revendre lesdits véhicules et installés sur le territoire de l’Espace économique européen ou de la Suisse ».

Pour contester la licéité de cette clause, Glinche soutenait qu’elle ne constituait pas une clause d’étanchéité telle que visée à l’article L. 442-6, I, 6°, du Code de commerce en ce qu’elle autorise la revente hors réseau de tout véhicule neuf n’ayant pas été conduit sur route, dès trois mois d’immatriculation. Elle faisait valoir que, par cette clause, la société Peugeot ignorait la définition d’un véhicule neuf telle que posée par un arrêt de principe de la Cour de cassation selon lequel un véhicule neuf est un véhicule immatriculé ou non immatriculé mais n’ayant pas été conduit sur route5.

La cour rétorque que la vente de véhicules automobiles neufs est régie depuis le 1er juin 2013 par le cadre général du règlement (UE) n° 330/2010 du 20 avril 2010, lequel ne donne aucune définition du véhicule neuf mais définit la distribution sélective comme « un système de distribution qui a pour conséquence de ne rendre les produits disponibles à la revente qu’auprès de distributeurs autorisés par le fournisseur, sur la base de différents critères d’agrément. Dans ce cadre, la société Peugeot n’est pas tenue, dans l’organisation de son réseau, par une définition légale ou jurisprudentielle qui s’imposerait à elle concernant les biens contractuels objets du réseau. Elle est ainsi libre de cerner le périmètre de son réseau dans le respect des conditions de l’exemption aux dispositions de l’article 101 du TFUE. Par conséquent, Glinche échoue à démontrer que la clause litigieuse est illicite.

Glinche contestait également l’étanchéité du réseau sélectif de vente de véhicules neufs Peugeot en soutenant qu’il existe une revente parallèle opérée par Peugeot.

La cour estime cependant que Glinche ne démontre pas que Peugeot a été défaillante dans son rôle de tête de réseau devant assurer la police de son réseau afin que celui-ci soit suffisamment étanche. La société Peugeot est donc en droit de se prévaloir de son réseau de distribution sélective et d’invoquer le manquement grave reproché à la société Glinche lors de la résiliation de leur relation contractuelle.

Le jugement entrepris est donc confirmé en toutes ses dispositions et notamment en ce qu’il a validé la résiliation du contrat de réparateur agréé Peugeot aux torts de la société Glinche6.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Cass. com., 14 avr. 2015, n° 12-15971 ; Cass. com., 29 janv. 2020, n° 18-10967.
  • 2.
    CA Paris, 2 déc. 2021, n° 20/046267.
  • 3.
    CA Paris, 24 nov. 2021, n° 20/04265 : L’actu-concurrence Hebdo 47/2021, comm. R. Amaro.
  • 4.
    CA Paris, 5 janv. 2022, n° 19/22293 : L’actu-concurrence Hebdo n° 3/2022, obs. M. Chagny.
  • 5.
    Cass. com., 15 mars 2011, n° 10-11854.
  • 6.
    CA Paris, 12 janv. 2022, n° 17/14189.
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