Affaire des commodités chimiques : montant de la sanction infligée par la cour d’appel de Paris qui statue en l’absence de rapport

Publié le 23/11/2023
Affaire des commodités chimiques : montant de la sanction infligée par la cour d’appel de Paris qui statue en l’absence de rapport
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Lorsque la cour d’appel de Paris annule le rapport établi en application de l’article L. 464-2 du Code de commerce, elle demeure tenue de se prononcer sur les griefs, dès lors que cette annulation est sans incidence sur la validité de la notification des griefs. En conséquence, elle doit renvoyer l’affaire à l’Autorité de la concurrence pour rédaction d’un nouveau rapport ou, si elle décide de statuer en l’absence de rapport, ne pas prononcer de sanctions pécuniaires excédant le plafond de 750 000 euros.

Cass. com., 6 sept. 2023, no 20-23582, 20-23715

La présente affaire, dite des commodités chimiques, offre l’occasion à la Cour de cassation de s’exprimer sur la procédure de clémence dont plusieurs entreprises ont demandé le bénéfice sur le fondement de l’article L. 464-2, IV, du Code de commerce qui prévoit qu’une exonération totale ou partielle des sanctions pécuniaires peut être accordée à une entreprise ou à un organisme qui a, avec d’autres, mis en œuvre une pratique prohibée par les dispositions de l’article L. 420-1 du Code de commerce s’il a contribué à établir la réalité de la pratique prohibée et identifier ses auteurs, en apportant des éléments d’informations dont l’Autorité de la concurrence ou l’Administration ne disposaient pas antérieurement.

Après s’être saisie d’office des pratiques en cause, l’Autorité de la concurrence, par une décision n° 13-D-12 du 28 mai 2013, a dit établies deux infractions aux dispositions de l’article 101 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et de l’article L. 420-1 du Code de commerce impliquant notamment, en tant qu’auteurs des pratiques, les sociétés Brenntag SA et Solvadis France, pour la première, et la société Brenntag SA, pour la seconde, ainsi qu’en leur qualité de sociétés mères, diverses sociétés dont Deutsche Bahn AG, société mère de Brenntag SA venant aux droits de Mobility Logistics AG.

Par un arrêt du 2 février 2017, la cour d’appel de Paris a constaté une atteinte portée aux droits de la défense des sociétés Brenntag et annulé le rapport établi par les rapporteurs de l’Autorité ainsi que la décision n° 13-D-12.

Deux pourvois, présentés ci-après successivement, ont été formés : Deutsche Bahn AG a formé le pourvoi n° 20-23582 contre deux arrêts rendus par la cour d’appel de Paris les 18 avril 2019 et 3 décembre 2020 ; le groupe Brenntag, pour sa part, a formé le pourvoi n° 20-23715 contre les arrêts rendus par la cour d’appel de Paris les 2 février 2017, 18 avril 20191 et 3 décembre 20202.

I – Prononciation d’une sanction, à l’encontre d’une société mère, d’un montant supérieur à celle de la filiale

La société Deutsche Bahn AG faisait grief à l’arrêt du 3 décembre 2020 de rejeter ses demandes tendant à bénéficier de l’exonération totale ou partielle accordée à la société Brenntag SA à l’occasion de la procédure de clémence et de la condamner, en conséquence, au paiement d’une amende de 5 224 995 euros au titre du grief n° 1 et de 50 916 euros au titre du grief n° 2, alors que, selon elle, « si la responsabilité des sociétés mères est entièrement dérivée de celle d’une filiale qui leur a successivement appartenu, le montant total des condamnations qui peuvent être prononcées contre les sociétés mères ne peut pas excéder le montant auquel est condamnée cette filiale ; qu’en condamnant l’ancienne société mère à des amendes supérieures à celle de sa filiale, après lui avoir refusé le bénéfice des exonérations totales ou partielles dont sa filiale auteur des pratiques avait profité, la cour d’appel a violé les articles 101 du TFUE, L. 420-1 et L. 464-2, IV, du Code de commerce ».

Le moyen est rejeté. La Cour énonce que « la condamnation d’une société mère, au titre de l’influence déterminante qu’elle exerce sur sa filiale, n’est pas une simple garantie de paiement lorsque la société mère participe, à raison de son influence déterminante, à la pratique anticoncurrentielle mise en œuvre. Il s’ensuit que la sanction prononcée contre la société mère peut être d’un montant supérieur à celui de sa filiale dès lors que, contrairement à cette dernière, la société mère ne bénéficie pas de la procédure de clémence » (pt 18).

Et la Cour d’ajouter que, « ayant retenu que la société Deutsche Bahn AG n’était pas fondée à invoquer à son profit l’extension du bénéfice de la clémence accordée à son ancienne filiale, la société Brenntag SA, c’est sans encourir le grief du moyen que, bien que la responsabilité de la première résultât de l’influence déterminante qu’elle exerçait sur la seconde au cours de la période infractionnelle, la cour d’appel a prononcé à l’encontre de la société Deutsche Bahn AG des sanctions pécuniaires d’un montant supérieur à celui des sanctions prononcées à l’encontre de la société Brenntag SA » (pt 19).

II – Ayant annulé le rapport établi en application des articles L. 463-2 et R. 463-11 du Code de commerce, la cour d’appel de Paris devait renvoyer l’affaire à l’Autorité de la concurrence pour rédaction d’un nouveau rapport ou prononcer une sanction d’un montant maximum de 750 000 euros

Les sociétés Brenntag ont reproché à l’arrêt du 3 décembre 2020 de prononcer une sanction pécuniaire de 47 043 774 euros contre la société Brenntag SA, solidairement avec la société mère Deutsche Bahn AG, alors « qu’il résulte de la combinaison des dispositions des articles L. 463-2, L. 463-3 et L. 464-5 du Code de commerce (…) que la possibilité, pour les personnes poursuivies devant (…) l’Autorité, de voir établi par les rapporteurs (…) un rapport, fruit de la confrontation de la notification des griefs avec les observations en défense (…) constituait une garantie des droits de la défense à laquelle il ne pouvait être dérogé au détriment des personnes poursuivies qu’en compensation d’une limitation de la sanction pécuniaire encourue à un plafond de 750 000 euros pour chacun des auteurs de pratiques prohibées ». Selon le moyen, « la cour d’appel de Paris, lorsqu’elle annule une décision de l’Autorité de la concurrence et se prononce sur les griefs notifiés en vertu de l’effet dévolutif, statue avec les mêmes pouvoirs que ceux de l’Autorité et selon les mêmes limitations quant aux sanctions maximales susceptibles d’être infligées ». Le pourvoi faisait valoir qu’en l’espèce, « après avoir, dans son arrêt du 2 février 2017, annulé dans sa totalité le rapport des rapporteurs ainsi que la décision subséquente du collège de l’Autorité, cette dernière en tant qu’elle concernait les sociétés Brenntag, et décidé de faire jouer l’effet dévolutif, privant par là les sociétés Brenntag de la garantie que constituait l’établissement d’un rapport par les services de l’instruction de l’Autorité, la cour d’appel a, par son arrêt du 3 décembre 2020, infligé une sanction pécuniaire de 47 043 774 euros à la société Brenntag SA, solidairement avec la société Deutsche Bahn AG ». Et le pourvoi d’ajouter qu’en ne limitant pas le montant de cette sanction pécuniaire à hauteur de 750 000 euros, alors que, était-il soutenu, « ce plafond légal constituait le corollaire nécessaire d’une procédure répressive menée à son terme sans la garantie que constituait l’établissement d’un rapport, la cour d’appel a violé les articles L. 463-2, L. 463-3 et L. 464-5 du Code de commerce dans leur version applicable en la cause » (pt 22).

La haute juridiction fait droit à cette argumentation.

Elle observe qu’il résulte de la combinaison des articles L. 464-8 du Code de commerce et 561 et 562 du Code de procédure civile que, lorsque l’irrégularité ayant motivé l’annulation d’une décision de l’Autorité de la concurrence n’est pas de nature à affecter la validité de la notification des griefs et de sa propre saisine, il appartient à la cour d’appel, en vertu de l’effet dévolutif du recours, de se prononcer sur ces griefs (pt 24).

Elle ajoute que, selon l’article L. 463-3 du Code de commerce, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 2020-1508 du 3 décembre 2020, « le rapporteur général peut, lors de la notification des griefs, décider que l’affaire sera examinée par l’Autorité de la concurrence sans établissement préalable du rapport » ; et il résulte de l’article L. 464-5, dans sa rédaction abrogée par cette même loi du 3 décembre 2020, que lorsque l’Autorité statue selon cette procédure simplifiée, elle ne peut prononcer une sanction pécuniaire d’un montant supérieur à 750 000 euros pour chacun des auteurs de pratiques prohibées (pt 26).

En conséquence, afin de préserver les droits garantis aux parties en application des articles L. 463-2, L. 463-3, L. 464-5 et R. 463-11 du Code de commerce, « la cour d’appel doit renvoyer l’affaire à l’Autorité pour rédaction d’un nouveau rapport ou, si elle décide de statuer en l’absence de rapport, ne pas prononcer de sanctions pécuniaires excédant le plafond de 750 000 euros » (pt 29).

Or l’arrêt du 3 décembre 2020, après avoir retenu que la société Brenntag SA avait participé à une entente complexe et continue, a prononcé à son encontre une sanction pécuniaire d’un montant de 47 043 774 euros (pt 30).

En statuant ainsi, alors qu’ayant annulé le rapport établi en application des articles L. 463-2 et R. 463-11 du Code de commerce, elle devait renvoyer l’affaire à l’Autorité pour rédaction d’un nouveau rapport ou prononcer une sanction pécuniaire d’un montant qui ne pouvait être supérieur à 750 000 euros, la cour d’appel a violé les textes susvisés (pt 31).

En conséquence, la Cour de cassation casse et annule l’arrêt attaqué en ce qu’il prononce une sanction pécuniaire de 47 043 774 euros à l’encontre de la société Brenntag SA, solidairement avec la société Deutsche Bahn AG.

Il appartiendra à la cour d’appel de renvoi de déterminer s’il convient de renvoyer l’affaire à l’Autorité de la concurrence pour rédaction d’un nouveau rapport ou de prononcer une sanction à l’encontre des sociétés Brenntag (pt 33).

Notes de bas de pages

  • 1.
    CA Paris, 18 avr. 2019, n° 13/13058.
  • 2.
    CA Paris, 5-7, 3 déc. 2020, n° 13/13058.
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