Affaire Novartis et Roche : amende de 400 millions d’euros annulée en appel

Publié le 25/04/2023
Piqûre, médicament
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La cour d’appel de Paris annule une sanction de plus de 400 millions d’euros infligée à trois laboratoires pharmaceutiques par l’Autorité de la concurrence.

CA Paris, 16 févr. 2023, no 20/14632

La présente affaire a pour origine la condamnation par l’Autorité de la concurrence des laboratoires Roche, Novartis et Genentech pour avoir mis en œuvre des pratiques abusives visant à préserver les ventes du médicament Lucentis pour le traitement de la DMLA (dégénérescence maculaire liée à l’âge) au détriment d’Avastin, spécialité concurrente 30 fois moins chère.

Pour parvenir à cette solution, l’Autorité de la concurrence a estimé que les trois laboratoires détenaient une position dominante collective et en ont abusé en diffusant un discours dénigrant et un discours alarmiste, voire trompeur, sur les risques liés à l’utilisation d’Avastin pour le traitement de la DMLA.

Novartis a été sanctionné au titre du grief n° 1 pour avoir diffusé un discours dénigrant.

L’Autorité a également retenu le grief n° 2, qui reprochait aux trois entreprises d’avoir diffusé un discours alarmiste, voire trompeur, sur les risques liés à l’utilisation d’Avastin pour le traitement de la DMLA, afin de bloquer ou ralentir, de façon indue, les initiatives des pouvoirs publics qui envisageaient de favoriser et sécuriser son usage pour le traitement de la DMLA.

Les trois laboratoires ont formé un recours auquel la cour d’appel de Paris fait droit en grande partie en réformant la décision attaquée en toutes ses dispositions. Sont ainsi supprimées les amendes, d’un montant total de 400 M€, infligées aux entreprises.

I – Marché pertinent

A – Substituabilité concrète de l’Avastin et du Lucentis pour le traitement de la DMLA exsudative

Dans la décision attaquée, l’Autorité a retenu que l’Avastin et le Lucentis ont été des médicaments substituables pendant la période couverte par les pratiques reprochées.

Cette position est partagée par la cour qui, par ailleurs, observe que, dans le secteur des médicaments, leur substituabilité ne dépend pas fondamentalement de leur identité physique ou chimique, mais de leur fonctionnalité du point de vue du dispensateur, et donc, dans le cas des médicaments soumis à prescription, du point de vue des médecins prescripteurs (pt 209).

En effet, la décision d’achat n’est pas prise par l’utilisateur final, mais par le médecin prescripteur, qui choisit le médicament devant être administré à son patient en fonction des indications et contre-indications thérapeutiques de ce médicament, des particularités de son patient et du système de santé (pt 210).

B – Connexité des marchés du traitement de certaines pathologies oculaires traitées par anti-VEGF et de celui du traitement de la DMLA

Dans sa décision, l’Autorité a retenu que le Lucentis et l’Avastin sont utilisés pour le traitement de certaines pathologies oculaires. Elle en a conclu que les marchés du traitement de ces pathologies sont connexes au marché du traitement de la DMLA exsudative par anti-VEGF (vascular endothelial growth factor1).

La cour approuve cette analyse (pt 250).

C – Délimitation des marchés de la ville et de l’hôpital

L’Autorité a retenu dans sa décision que l’Avastin et le Lucentis ont entretenu un rapport de concurrence à l’hôpital comme en ville, les praticiens hospitaliers ayant le choix d’utiliser le premier dans le cadre d’une hospitalisation ou prescrire le second dans le cadre d’une consultation externe. Elle indique en outre que l’Avastin, quoique médicament de réserve hospitalière, pouvait être administré en ville, et qu’une certaine concurrence par les prix était possible. Elle en a conclu qu’il convenait, en l’espèce, de ne pas distinguer le marché de la ville et le marché de l’hôpital, mais qu’en tout état de cause, la délimitation d’un seul ou de deux marchés est sans incidence sur la détermination de la position dominante collective détenue par Novartis, Roche et Genentech.

Pour la cour, il n’y a pas de raison suffisante pour remettre en cause, en l’espèce, la distinction entre un marché de la ville et un marché de l’hôpital. Il en résulte que la pratique anticoncurrentielle en question doit être regardée comme affectant le marché de l’hôpital, seul marché où l’Avastin était accessible licitement et susceptible de faire l’objet, en l’absence de preuve contraire, d’un reconditionnement dans les conditions d’asepsie requises (pt 302).

La décision est en conséquence réformée en ce sens.

D – Substituabilité juridique de l’Avastin et de Lucentis

Une quatrième et dernière question retient l’attention au stade de la délimitation du marché : celle de la substituabilité juridique de l’Avastin et de Lucentis.

L’Avastin était prescrit alors même qu’il ne bénéficiait pas d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) pour le traitement de la DMLA. Les trois laboratoires ont réagi en recourant aux pratiques anticoncurrentielles en cause.

La décision attaquée a retenu qu’une autorité nationale de concurrence peut inclure dans le marché pertinent, outre les médicaments autorisés pour le traitement des pathologies concernées, un autre médicament dont l’AMM ne couvre pas ce traitement, mais qui est utilisé à cette fin et présente ainsi un rapport concret de substituabilité avec les premiers. L’Autorité a par ailleurs retenu que le reconditionnement et la prescription de l’Avastin n’ont jamais été illicites. Ce point est important car, pour appartenir au même marché de produits, les médicaments ne doivent pas être fabriqués ou vendus de manière illicite.

La cour ne partage pas l’analyse de l’Autorité. Certes, elle constate que l’état d’incertitude entourant la licéité des conditions de la prescription de l’Avastin au regard du droit de l’Union européenne ne faisait pas obstacle, en vertu de la jurisprudence Hoffmann-Laroche, à ce que l’Autorité conclue que l’Avastin relevait du même marché que le Lucentis pour le traitement, notamment, de la DMLA dès lors qu’il était établi qu’existe un rapport concret de substituabilité entre ces médicaments (pt 328).

La cour constate par ailleurs qu’au cours de la période antérieure à la loi Bertrand, la prescription de l’Avastin en vue d’une utilisation hors AMM n’était pas illicite au regard du droit national (pt 335).

Cependant la cour observe également que si l’Avastin et le Lucentis peuvent être regardés comme juridiquement substituables au cours de la période qui court du mois de mars 2008 au 30 décembre 2011, tel n’est pas le cas à compter de l’entrée en vigueur de la loi Bertrand, le 31 décembre 2011 et jusqu’à la fin de la période infractionnelle (novembre 2013). En effet, au cours de cette dernière période, le droit interne ayant interdit la prescription de l’Avastin hors AMM, ce médicament doit être regardé comme hors commerce pour le traitement de la DMLA et des autres pathologies (pt 367).

II – Premier grief

Il était reproché à Novartis d’élaborer une série d’arguments, ou d’éléments de langage, ayant vocation à être développés par ses forces de vente dans leurs relations avec les médecins, les associations de patients ou les autorités de santé.

A – Compétence de l’Autorité pour apprécier le discours de Novartis

La compétence de l’Autorité pour apprécier le discours de Novartis a été contestée, mais sans succès. Selon la cour, l’Autorité ne s’est livrée à aucune appréciation scientifique excédant ses pouvoirs et compétences. Saisie d’une pratique de dénigrement de l’utilisation d’Avastin pour le traitement de la DMLA, il lui appartenait d’analyser les propos reprochés afin de déterminer s’ils ont dénaturé les arguments scientifiques opposés dans le cadre du débat public sur l’efficacité et la sécurité comparées d’Avastin et Lucentis. Une telle analyse n’implique pas de se livrer à une appréciation d’ordre scientifique ou médical mais uniquement de rechercher si les propos litigieux ont relayé de manière fidèle et mesurée les arguments de ces études (pt 388).

B – Discours de Novartis

La décision attaquée a retenu que Novartis a « diffusé, par le biais d’une campagne de communication globale et structurée, un discours dénigrant, en exagérant, de manière injustifiée, les risques liés à l’utilisation d’Avastin “hors AMM” pour le traitement de la DMLA, et plus généralement en ophtalmologie, en comparaison avec la sécurité et la tolérance de Lucentis pour un même usage ».

Novartis a contesté une telle analyse. La cour fait droit à son argumentation en jugeant que les pratiques mentionnées à l’article 1 de la décision attaquée, lues à la lumière du grief n° 1, ne sont pas établies.

Elle estime que les éléments de discours diffusés mettent en exergue les différences entre les deux médicaments tenant à l’existence d’une présomption d’efficacité et d’innocuité attachée à la délivrance, à l’un, le Lucentis, d’une AMM pour le traitement de la DMLA et à l’absence d’une présomption de même nature pour l’autre, l’Avastin, qui ne bénéficie pas d’une telle AMM (pt 437).

Ces différences ont été certes soulignées et développées par Novartis mais sur la base d’éléments objectifs et sur un ton neutre. Ainsi, il ne saurait lui être reproché d’avoir exagéré les risques liés à l’utilisation de l’Avastin en dehors de son AMM pour le traitement de la DMLA (pt 438).

Il est intéressant à cet égard de noter que la cour considère que la mesure dans l’expression du discours qui relève les différences entre deux médicaments dont l’un bénéficie d’une AMM pour une spécialité donnée et l’autre non, dès lors qu’il porte sur un sujet d’intérêt général concernant la santé publique et est fondé sur une base factuelle suffisante, comme en l’espèce, ne peut être appréciée de la même manière que dans le cas de propos soulignant des différences entre un générique et un princeps qui tous les deux bénéficient de la même présomption d’efficacité et d’innocuité (pt 439).

III – Deuxième grief

A – Pratiques reprochées à Roche

La décision attaquée a retenu que les laboratoires en cause ont mis en œuvre des comportements de blocage administratif et sont intervenus de façon inappropriée dans le débat public, par le biais d’un discours alarmiste, voire trompeur, sur les risques liés à l’utilisation d’Avastin en ophtalmologie.

Roche a contesté cette analyse. La cour lui donne raison. Selon elle, il n’est pas établi que Roche a commis les pratiques visées à l’article 2 de la décision attaquée, lues à la lumière du grief n° 2. À titre d’exemple elle estime que la décision de Roche de ne pas demander d’AMM complémentaire pour l’Avastin relevait de sa libre appréciation (pt 485).

Dans ce contexte, dès lors qu’il ne peut être reproché à Roche de ne pas avoir formé une telle demande, la question de savoir si les propos tenus par Roche pour s’opposer à l’utilisation de l’Avastin hors AMM étaient « alarmistes, voire trompeurs », est jugée inopérante par la cour (pt 486).

B – Pratiques reprochées à Novartis

Dans la décision attaquée, l’Autorité a sanctionné Novartis pour avoir pris part aux pratiques visées par le grief n° 2 en multipliant les démarches vis-à-vis des autorités de santé et des pouvoirs publics dans un contexte de débat public concernant l’utilisation d’Avastin hors AMM pour le traitement de la DMLA et en « diffusant aux autorités publiques un discours alarmiste et trompeur, insistant de manière univoque sur les effets secondaires liés à l’utilisation d’Avastin en ophtalmologie, en opposition avec le profil de sécurité établi de Lucentis ». Ce faisant, Novartis aurait cherché à faire obstacle à la volonté des pouvoirs publics d’encadrer et de sécuriser les conditions d’usage d’Avastin dans le traitement de la DMLA.

La cour n’approuve pas cette analyse dès lors qu’une lettre adressée par Novartis en date du 9 mai 2011 constitue le seul élément du dossier de l’Autorité susceptible de fonder le grief n° 2 pendant la période en cause (pt 521). Or, selon la cour, ce courrier n’outrepasse pas les limites de la liberté d’expression (pt 532). Il ne saurait non plus être considéré comme alarmiste voire trompeur dans la mesure où il ne peut être regardé comme tendant à exagérer, dans un contexte d’incertitude scientifique, la perception des risques liés à l’utilisation hors AMM de l’Avastin (pt 533).

C – Pratiques reprochées à Genentech

L’Autorité a sanctionné Genentech pour avoir pris part à la communication de Novartis et de Roche faisant l’objet du grief n° 2 en participant à la formulation des réponses à apporter au débat public concernant la commercialisation de ses produits.

La cour retient cependant que le refus de Genentech de développer l’Avastin en ophtalmologie ne peut, en soi, lui être reproché, comme il ne peut l’être à Roche (pt 549). En outre, dès lors que les discours de Roche et Novartis examinés pendant la période retenue par la cour ne constituent pas des pratiques anticoncurrentielles, la coordination de ces discours par Genentech n’a pas pu avoir d’effet anticoncurrentiel (pt 550).

IV – Communication de l’Autorité de la concurrence

Novartis a demandé à la cour « d’annuler la décision (…) de l’Autorité de la concurrence de mettre en œuvre une campagne de communication (…), en procédant à une large publication et une large diffusion par voie de communiqué de presse, d’une conférence de presse et d’une vidéo diffusée sur de multiples réseaux sociaux, de la décision attaquée et/ou d’extraits ou résumés de celle-ci ».

La cour rejette cette demande. Elle considère en effet que l’Autorité s’est bornée à rappeler le déroulement de la procédure, ainsi que son analyse d’un comportement qu’elle a considéré comme anticoncurrentiel, et certaines conséquences des faits qu’elle considérait comme établis, dans une forme accessible au public et dans un ton qui n’a pas été manifestement excessif au regard de la gravité des faits tels qu’elle les analysait (pt 579). Elle ajoute qu’il ne saurait lui être reproché d’avoir tenu des propos de nature diffamatoire ou dénigrants et d’avoir ainsi manifestement excédé son pouvoir de communication (pt 580).

Notes de bas de pages

  • 1.
    Les anti-VEGF sont des inhibiteurs du processus de croissance de nouveaux vaisseaux sanguins à partir de vaisseaux préexistants.
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