Contrôle des killer acquisitions sur le fondement du droit relatif aux abus de position dominante

Publié le 03/07/2023
Contrôle des killer acquisitions sur le fondement du droit relatif aux abus de position dominante
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Le droit des concentrations ne s’oppose pas à ce qu’une opération de concentration d’entreprises, dépourvue de dimension communautaire, située en dessous des seuils de contrôle ex ante obligatoire prévus par le droit national et n’ayant pas donné lieu à un renvoi à la Commission européenne, soit analysée par une autorité de concurrence d’un État membre comme étant constitutive d’un abus de position dominante prohibé à l’article 102 TFUE au regard de la structure de la concurrence sur un marché de dimension nationale.

Le système de seuils, au-delà desquels s’impose l’obligation de notification, exprimés en chiffre d’affaires, implique que les killer acquisitions, c’est-à-dire les acquisitions d’entreprises innovantes à haute valeur mais faible chiffre d’affaires et ne franchissant donc pas les seuils de notification, peuvent échapper au contrôle des concentrations alors qu’elles peuvent avoir de graves conséquences sur la concurrence. Une solution à ce problème passe par une application de l’article 22 du règlement n° 139/2004 du 20 janvier 2004. Rappelons à cet égard pour mémoire que, le 11 septembre 2020, la Commission a annoncé que les autorités nationales de concurrence pourront lui transmettre pour examen, sur le fondement de l’article 22, des opérations sensibles qui n’atteignent ni les seuils européens ni les seuils nationaux. Cette nouvelle lecture de l’article 22 a été accueillie par l’Autorité de la concurrence dans un communiqué de presse du 15 septembre 2020 qui a souligné que cette évolution permettra « de mieux appréhender le phénomène des acquisitions prédatrices ou consolidantes “sous les seuils”, que l’on constate en particulier dans l’économie numérique, mais aussi dans le secteur pharmaceutique ou les biotechnologies, ainsi que dans certains secteurs industriels très concentrés ». Une réponse au problème des killer acquisitions pourrait également passer par l’application des règles relatives aux abus de position dominante. Tel est le principal enseignement que l’on tirera de l’arrêt rendu le 16 mars 2023 par la Cour de justice de l’Union européenne dans la présente affaire.

À l’origine de cette affaire, Télédiffusion de France (TDF), qui fournit en France des services de diffusion de la télévision numérique terrestre (TNT), a pris le contrôle exclusif d’Itas, société également active dans le secteur de la diffusion de la TNT. L’opération d’acquisition, située en dessous des seuils définis à l’article 1er du règlement n° 139/2004 et à l’article L. 430-2 du Code de commerce, n’avait pas fait l’objet d’une notification et n’avait pas davantage donné lieu à une procédure de renvoi à la Commission en application de l’article 22 du règlement n° 139/2004.

L’Autorité de la concurrence a été saisie par Towercast, société qui fournit des services de diffusion de la TNT en France, d’une plainte par laquelle l’entreprise alléguait que la prise de contrôle d’Itas par TDF constituait un abus de position dominante, en ce qu’elle entravait la concurrence sur les marchés de gros en amont et en aval de la diffusion de la TNT en renforçant significativement la position dominante de TDF sur ces marchés.

Par la décision n° 20-D-01, du 16 janvier 2020, l’Autorité a rejeté la plainte en jugeant que le grief d’abus de position dominante qui avait été notifié n’était pas établi. Plus précisément, elle a considéré, en substance, que l’adoption du règlement n° 4064/89 du 21 décembre 1989 avait tracé une ligne de partage nette entre le contrôle des concentrations et le contrôle des pratiques anticoncurrentielles et que le règlement n° 139/2004, qui lui a succédé, s’appliquait à titre exclusif aux concentrations telles que définies à l’article 3 de ce règlement et rendait sans objet l’application de l’article 102 du TFUE à une opération de concentration, en l’absence d’un comportement abusif de l’entreprise mise en cause détachable de cette opération.

Sur la question préjudicielle

Towercast a formé un recours contre cette décision devant la cour d’appel de Paris en se fondant sur l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 21 février 1973, Europemballage et Continental Can/Commission (CJUE, 21 février, 1973, n° 6/72). L’entreprise a fait valoir que, par cet arrêt, la Cour avait jugé que la Commission pouvait légalement appliquer aux opérations de concentration entre entreprises l’article 86 du traité CEE (Traité instituant la Communauté européenne ; devenu art. 102 TFUE). Elle estimait que les principes énoncés dans cet arrêt étaient toujours pertinents. L’institution d’un contrôle préalable des concentrations par les règlements n° 4064/89 et 139/2004 n’aurait pas rendu sans objet l’application de l’article 102 TFUE à une concentration qui ne revêt pas de dimension communautaire. Le règlement n° 139/2004 ne s’appliquerait exclusivement que pour les concentrations qui se trouvent dans son champ d’application, c’est-à-dire celles de dimension communautaire ou renvoyées à la Commission par les autorités nationales de concurrence. Elle se prévalait également de l’effet direct de l’article 102 TFUE et revendiquait, concernant les opérations de concentration situées sous les seuils, un contrôle ex post de compatibilité avec cet article. Saisie d’un doute sur la solution à apporter au litige, la cour d’appel a décidé de surseoir à statuer et de demander à la cour de justice « si l’article 21, paragraphe 1, du règlement n° 139/2004 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’une opération de concentration d’entreprises, dépourvue de dimension communautaire, au sens de l’article 1er de ce règlement, située en dessous des seuils de contrôle ex ante obligatoire prévus par le droit national et n’ayant pas donné lieu à un renvoi à la Commission en application de l’article 22 dudit règlement, soit analysée par une autorité nationale de concurrence comme constitutive d’un abus de position dominante prohibé à l’article 102 TFUE au regard de la structure de la concurrence sur un marché de dimension nationale ».

La cour de justice répond par la négative : « L’article 21, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 139/2004 du Conseil, du 20 janvier 2004, relatif au contrôle des concentrations entre entreprises, doit être interprété en ce sens que (…) il ne s’oppose pas à ce qu’une opération de concentration d’entreprises, dépourvue de dimension communautaire, au sens de l’article 1er de ce règlement, située en dessous des seuils de contrôle ex ante obligatoire prévus par le droit national et n’ayant pas donné lieu à un renvoi à la Commission européenne en application de l’article 22 dudit règlement, soit analysée par une autorité de concurrence d’un État membre comme étant constitutive d’un abus de position dominante prohibé à l’article 102 TFUE au regard de la structure de la concurrence sur un marché de dimension nationale ».

Pour parvenir à cette solution la cour de justice rappelle que, selon une jurisprudence constante, l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union requiert de tenir compte non seulement de ses termes, mais également du contexte dans lequel elle s’inscrit ainsi que des objectifs et de la finalité que poursuit l’acte dont elle fait partie.

S’agissant du libellé de l’article 21, paragraphe 1, du règlement n° 139/2004, il en ressort que ce règlement « est seul applicable aux concentrations telles que définies à l’article 3 », pour lesquelles le règlement n° 1/2003 ne trouve, en principe, pas à s’appliquer.

L’article 21, paragraphe 1, du règlement n° 139/2004 tend donc à régir le champ d’application de ce règlement en ce qui concerne l’examen des opérations de concentrations par rapport à celui des autres actes de droit dérivé de l’Union en matière de concurrence (pt 33).

En revanche, l’examen du libellé de cette disposition ne répond pas à la question de savoir si les dispositions du droit primaire et, en particulier, l’article 102 TFUE demeurent applicables à une opération de concentration d’entreprises, au sens de l’article 3 du règlement n° 139/2004, notamment dans l’hypothèse, telle que celle en cause au principal, où la concentration concernée n’a, d’une part, pas atteint les seuils de contrôle prévus par le droit de l’Union ainsi que par les droits nationaux et, d’autre part, pas fait l’objet d’un renvoi à la Commission en vertu de l’article 22 de ce règlement, de telle sorte qu’aucun contrôle ex ante au regard du droit des concentrations n’a été effectué (pt 34).

S’agissant des objectifs et de l’économie générale du règlement n° 139/2004, la Cour relève que, ainsi que son considérant 5 l’énonce, ce règlement vise à garantir que les restructurations des entreprises, notamment sous la forme de concentrations, n’entraînent pas de préjudice durable pour la concurrence. Par conséquent, le droit de l’Union doit comporter des dispositions applicables aux concentrations susceptibles d’entraver de manière significative une concurrence effective dans le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci (pt 36).

Elle observe par ailleurs que si, en vertu du système du « guichet unique » instauré par le règlement, celui-ci constitue un instrument procédural spécifique ayant vocation à s’appliquer à titre exclusif aux concentrations d’entreprises impliquant des modifications structurelles importantes dont l’effet sur le marché s’étend au-delà des frontières nationales d’un État membre, ainsi qu’il ressort du considérant 8 dudit règlement, il ne saurait toutefois en être déduit que ce législateur a entendu rendre sans objet le contrôle opéré au niveau national d’une opération de concentration au regard de l’article 102 TFUE (pt 37).

La Cour justifie également sa position par l’applicabilité directe de l’article 102 TFUE. Selon elle, cette disposition est suffisamment claire, précise et inconditionnelle de telle sorte qu’il n’est pas nécessaire de prévoir une règle de droit dérivé pour son application par les autorités et juridictions nationales (pt 51).

Sur la limitation des effets dans le temps du présent arrêt

TDF a demandé à la cour de justice de limiter les effets dans le temps du présent arrêt si la Cour devait juger qu’une opération ne franchissant pas les seuils de contrôle des concentrations et ne faisant pas l’objet d’un renvoi à la Commission peut être analysée au regard de l’article 102 TFUE.

La Cour ne fait pas droit à cette demande. Elle rappelle que, conformément à une jurisprudence constante, l’interprétation que la Cour donne d’une règle du droit de l’Union, dans l’exercice de la compétence que lui confère l’article 267 TFUE, éclaire et précise la signification et la portée de cette règle, telle qu’elle doit ou aurait dû être comprise et appliquée depuis la date de son entrée en vigueur. Il s’ensuit que la règle ainsi interprétée peut et doit être appliquée par le juge à des rapports juridiques nés et constitués avant le prononcé de l’arrêt statuant sur la demande d’interprétation, si, par ailleurs, les conditions permettant de porter devant les juridictions compétentes un litige relatif à l’application de cette règle se trouvent réunies (pt 56).

La Cour ajoute que ce n’est qu’à titre tout à fait exceptionnel qu’elle peut, par application d’un principe général de sécurité juridique, être amenée à limiter la possibilité pour tout intéressé d’invoquer une disposition qu’elle a interprétée en vue de mettre en cause des relations juridiques établies de bonne foi. Pour qu’une telle limitation puisse être décidée, il est nécessaire que deux critères essentiels soient réunis, à savoir la bonne foi des milieux intéressés et le risque de troubles graves (pt 57).

Or en l’occurrence, s’agissant en premier lieu du critère relatif à la bonne foi des milieux intéressés, la Cour constate que l’interprétation du droit de l’Union donnée dans le présent arrêt s’inscrit dans le prolongement de la jurisprudence bien établie de la Cour et de celle du Tribunal relative à l’effet direct de l’article 102 TFUE et aux conséquences qui s’y attachent. TDF ne saurait utilement faire valoir qu’elle pouvait s’attendre à ce que l’opération de concentration en cause dans l’affaire au principal ne serait pas examinée sous l’angle de l’article 102 TFUE en raison d’une incertitude objective et importante quant à la portée juridique de cet article du TFUE (pt 58).

En second lieu, la Cour relève que ni la demande de décision préjudicielle ni les observations déposées devant la Cour ne contiennent d’élément de nature à établir que l’interprétation retenue par la Cour dans le présent arrêt comporterait un risque de troubles graves, faute d’indication précise quant au nombre de rapports juridiques susceptibles d’être affectés par cette interprétation (pt 59).

En outre, observe la Cour, l’interprétation du droit de l’Union donnée par la Cour dans le présent arrêt porte sur la possibilité pour une autorité nationale de concurrence d’examiner sous l’angle de l’article 102 TFUE une opération de concentration dépourvue de dimension communautaire, située en dessous des seuils de contrôle ex ante obligatoire prévus par le droit national et n’ayant pas donné lieu à un renvoi à la Commission en application de l’article 22 de ce règlement. Une telle interprétation n’implique pas nécessairement qu’une telle opération serait menacée d’être remise en cause, portant ainsi atteinte au droit de propriété et emportant des conséquences financières considérables (pt 60).

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