Parasitisme et produits de prestige : querelle autour du trèfle quadrilobé

La définition du parasitisme fait l’objet d’une construction prétorienne constante. Les sociétés Vuitton et Cartier/Richemont International se sont récemment affrontées en la matière au sujet d’un motif de fleur quadrilobé figurant au sein de leurs collections de joaillerie de luxe. La Cour de cassation, malgré l’existence d’une valeur économique individualisée, rappelle que la preuve d’une faute intentionnelle du prétendu parasite doit être rapportée. Tel ne fut pas le cas en l’espèce, les sociétés Vuitton s’étant inspirées de leur propre création iconique, soit du trèfle quadrilobé figurant notamment sur leurs produits issus de la maroquinerie de luxe. C’est ensuite ce même dessin floral qui fit l’objet de déclinaisons au sein des différentes collections de joaillerie desdites sociétés Vuitton.
La notion de parasitisme est relativement imprécise et une jurisprudence régulière participe à sa construction1. Elle se heurte à deux formes de libertés, celle du commerce et de l’industrie et celle de la liberté de copier. Récemment, la Cour de cassation a clarifié la définition prétorienne du parasitisme2 et a rappelé que les idées sont de libre parcours. La haute juridiction vient encore d’enrichir sa jurisprudence s’agissant du mode d’appréciation de la confusion3. Cette décision mérite l’attention en raison de la rareté des décisions rendues concernant des marques de luxe. Elle présente en outre un intérêt fondamental en ce qu’elle traite de la propre inspiration du soi-disant parasite quant à un produit distinct développé par ses soins et bénéficiant d’un droit de propriété intellectuelle.
Dans cette affaire, les sociétés Cartier et Richemont international (propriétaire de Van Cleef & Arpels), s’estimant victimes de parasitisme de la part des sociétés Louis Vuitton Malletier et Louis Vuitton France, assignent ces dernières devant le tribunal de commerce de Paris. Les premières reprochent aux secondes la commercialisation depuis la fin de l’année 2006 d’une gamme de bijoux initialement dénommée « Monogram », renommée « Blossom » quelques mois plus tard, se caractérisant par un motif de trèfle quadrilobé comportant un élément central et entouré d’un cercle. En effet, depuis 1968, les sociétés du groupe Richemont commercialisent une gamme de bijoux de luxe baptisée « Alhambra » ayant également pour motif un trèfle quadrilobé – devenu iconique – en pierre dure semi-précieuse entourée d’un contour en métal précieux perlé ou lisse. Les juges consulaires condamnent les sociétés Vuitton. Celles-ci interjettent appel et le jugement est infirmé. Les sociétés du groupe Richemont forment alors un pourvoi rejeté par la haute juridiction qui décide que les sociétés Vuitton ne sont pas les auteurs d’actes de parasitisme. La Cour de cassation procède à un double mode d’appréciation du parasitisme en raison d’une utilisation par les sociétés Vuitton de leur propre création.
I – Un double mode d’appréciation des articles de joaillerie après l’invocation d’agissements parasitaires
Après avoir appréhendé de façon globale les éléments ressemblants entre des produits, la jurisprudence semble évoluer, avec l’arrêt du 5 mars 2025, en faveur d’un double système d’analyse bien plus pertinent des éléments qui lui sont soumis.
A – L’examen des différences entre les modèles des produits concurrents
L’appréciation de la confusion se réalise habituellement selon une méthode consistant à examiner les ressemblances et non les différences entre les produits4. De plus, les éléments litigieux sont appréhendés dans leur globalité ainsi que le rappelle régulièrement la Cour de cassation5. Au sein de l’arrêt du 5 mars 2025, le mode d’appréciation inhabituel de la confusion par l’examen des différences est d’autant plus intéressant en raison de la rareté de contentieux concernant des produits de grand luxe ou de prestige6. En l’espèce, la Cour de cassation, après avoir rappelé que le modèle « Alhambra » est un produit emblématique et notoire, procède donc à un examen des différences avec le modèle « Color Blossom ». En procédant de la sorte, la haute juridiction retient un mode d’appréciation qui s’écarte du mode habituel consistant à retenir les ressemblances et non les différences (pt 8). S’agissant des différences, il est ainsi remarqué que la fleur quadrilobée « Color Blossom », commercialisée par les sociétés Vuitton, « ne reprend pas » l’ensemble des caractéristiques de son concurrent. Il résulte de ce raisonnement a contrario que la forme quadrilobée n’est pas détourée, qu’elle ne comporte pas de sertissage perlé ni de caractère doublé face et que la pierre n’est pas lisse et qu’elle comporte un élément central. Ce mode d’appréciation différentiel permet de conclure que la collection de bijoux « Color Blossom » s’abstient de retenir les caractéristiques du modèle « Alhambra ». Par ailleurs, l’examen de ces dissemblances mène à considérer que les sociétés Vuitton se sont inspirées de la forme de la fleur quadrilobée apparaissant sur la toile monogrammée qu’elles utilisent depuis 1896 pour confectionner des malles de voyage et de la maroquinerie de luxe. L’analyse ainsi menée s’écarte de l’appréciation d’une impression d’ensemble précédemment mise en œuvre, qui ne prenait pas en compte les différences car ces dernières pourraient échapper au public d’attention moyenne7. L’examen des différences réalisé en l’espèce permet encore de constater des dissemblances entre les produits, celles-ci résultant tant des tendances de la mode (usage de pierres précieuses ou semi-précieuses, association ou non à un seul type d’or), que des impératifs économiques (pt 9).
B – L’examen des différentes collections entre les produits concurrents
Après une appréciation de la confusion fondée sur l’examen des différences entre les modèles « Alhambra » et « Color Blossom », il est procédé à une étude par gammes des produits joaillers, c’est-à-dire à un examen générique entre produits concurrents. Ce faisant, la Cour de cassation réalise une comparaison entre les colliers, bracelets, bagues et boucles d’oreilles composant la collection « Alhambra » et ceux de la collection « Color Blossom ». Ceux-ci constituent des produits usuels, communs en matière de joaillerie (pts 10 et 11). Ces collections sont examinées sous divers angles : évolution, ressemblance globale, comparaison avec des joaillers de renom, pratiques tarifaires, codes publicitaires et campagnes de communication. Un examen comparatif est ainsi effectué entre les collections présentes et les précédentes, lequel permet de conclure à l’absence de modification de leur gamme par les sociétés Vuitton. Ainsi, il n’est constaté aucune volonté de se placer dans le sillage d’autrui. Ensuite, il est procédé à un examen global des bijoux composant les deux collections. Ce sont 31 bijoux quadrilobés qui sont envisagés au motif qu’il aurait été procédé à la captation minutieuse de la structure particulière de la collection « Alhambra ». Or, la comparaison des collections de bijoux ne peut davantage permettre d’établir une telle volonté de captation. Par ailleurs, au sein d’une gamme de bijoux, le fait de décliner un même bijou en deux ou trois tailles n’est pas davantage constitutif de parasitisme. Il s’agit d’une pratique commune qui ne saurait être reprochée à un joailler, fut-il de luxe et quelles que soient les dimensions du bijou considéré. Aucun comportement fautif ne peut davantage reposer sur le fait que l’une des trois tailles des bijoux de la collection « Color Blossom » correspond à une taille de la collection « Alhambra ». Enfin, il est remarqué que les écarts de prix entre les collections sont hétérogènes et qu’aucune rupture dans la stratégie de communication commerciale des sociétés Vuitton n’a été constatée.
II – Une double justification quant à l’utilisation de la fleur quadrilobée par le prétendu parasite
L’ensemble des éléments examinés par la haute juridiction, même pris en combinaison, furent insuffisants à établir un comportement fautif des sociétés Vuitton. L’intérêt de cette décision réside également dans le fait que lesdites sociétés invoquèrent au sein de leur argumentation l’usage d’une création antérieure étendue à de nouveaux produits de joaillerie.
A – L’inspiration de sa propre création iconique par le soi-disant parasite
Afin de contester les agissements parasitaires qui leur étaient reprochés, les sociétés Vuitton évoquaient notamment devant la cour d’appel de Paris le trèfle quadrilobé constituant le motif iconique de reconnaissance de leur marque8. La Cour de cassation précise alors – à deux reprises (pts 8 et 13) – que les sociétés Vuitton se sont inspirées de la fleur quadrilobée figurant sur la toile monogramme desdites sociétés. Il est bien entendu fait référence au trèfle quadrilobé figurant notamment sur les produits issus de la maroquinerie de luxe et des malles de voyage de la marque Louis Vuitton. C’est précisément de cette fleur, « code historique » de leur patrimoine et figurant sur leur toile monogrammée, que les sociétés Vuitton se sont inspirées pour leur motif « Blossom ». Il en résulte qu’il ne saurait exister une copie fautive d’une valeur économique individualisée. Il ne peut donc être relevé une singularité de la création par les sociétés Richemont International et Cartier. La haute juridiction rappelle à ce titre que, si le modèle « Alhambra » est exploité de manière continue depuis 1968, le modèle « Blossom » est directement inspiré de la forme de la fleur quadrilobée utilisée au sein de la maroquinerie de luxe depuis 1896 des sociétés Vuitton. Dans le domaine de la maroquinerie, ce motif floral constitue leur véritable signe de reconnaissance depuis la fin du XIXe siècle. Autrement dit, la forme de la fleur quadrilobée constituât un motif iconique chez le prétendu parasite 72 ans avant qu’il ne le soit chez les soi-disant parasités. Il s’agit d’un motif préexistant et iconique. Il importe peu que le motif querellé ait d’abord existé au sein de la maroquinerie avant d’être étendu par les sociétés Vuitton au domaine de la joaillerie. Ces dernières avaient préalablement hissé ce dessin floral emblématique constitutif de leur patrimoine sur le marché international du luxe.
B – La déclinaison de sa propre création iconique par le soi-disant parasite
Les sociétés Vuitton ont procédé à une déclinaison tardive du motif floral quadrilobé déjà exploité en maroquinerie pour l’étendre à la joaillerie. Il convient de remarquer que le quadrilobe est un ornement gothique inspiré de l’histoire religieuse constituant un fonds commun. Il fut donc repris librement au siècle précédent par le malletier Vuitton. On pourrait alors légitimement soutenir que le prétendu parasité constitue lui-même le parasite. En effet, la chronologie des faits incline à le démontrer : le modèle, exploité de manière continue depuis 1968 par les sociétés Richemont, l’était en réalité précédemment depuis 1896 par les sociétés Vuitton. Cette situation peu ordinaire peut encore être appréhendée comme une illustration de la formule retenue par la Cour de cassation selon laquelle les idées sont de libre parcours9. Il est alors permis de penser que les sociétés Richemont pouvaient sans crainte reprendre le motif de la fleur quadrilobée – en la déclinant au sein de leurs créations joaillères – créé par leur concurrent Vuitton. La Cour de cassation, en revanche, ne se prononce pas sur la question de la marque figurative constituée du dessin de la fleur quadrilobée dont la société Louis Vuitton Malletier est titulaire et déposée le 23 février 1996. L’existence de ladite marque est invoquée par les sociétés Vuitton devant la cour d’appel afin de contester les agissements parasitaires lui étant reprochés. Était ainsi fait état que le parasitisme ne peut être constitué par l’usage d’une marque antérieurement enregistrée, légitimement utilisée et désignant la joaillerie et les articles de bijouterie. Cependant, la Cour d’appel a considéré que l’existence de ladite marque ne rend pas l’action en concurrence parasitaire dénuée de tout fondement. L’existence d’un droit de propriété intellectuelle ne pouvait constituer une mesure protectrice.
L’appréciation des actes de parasitisme relève d’un délicat équilibre entre créativité et captation. Le parasitisme constitue un trouble commercial complexe à cerner. L’effort créatif s’inspire souvent d’un signe distinctif préexistant et ceci justifie pleinement la formule retenue par la Cour de cassation selon laquelle les idées sont de libre parcours. La présente affaire en constitue l’exemple parfait.
Notes de bas de pages
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1.
JCl. Marques – Dessins et modèles, fasc. 3495, Vo Concurrence déloyale et concurrence parasitaire, sept. 2024, n° 80, P. Greffe.
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2.
Lettre de la chambre commerciale de la Cour de cassation, n° 13, juill. 2024, p. 16 et s.
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3.
Cass. com., 5 mars 2025, n° 23-21.157.
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4.
JCl. Commercial, Vo Parasitisme, Régime juridique spécifique, Fasc. 255-10, n° 7, 2023, Ph. Le Tourneau.
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5.
Cass. com., 20 mai 2014, n° 13-16.942 – Cass. com., 27 janv. 2021, n° 18-20.702.
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6.
M. Malaurie-Vignal, « Concurrence déloyale et parasitisme dans le secteur de la mode », Contrats, conc. consom. 2023, 1, n° 6.
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7.
Cass. com., 2 févr. 2010, n° 09-11.152 et sur cet arrêt, v. JCl. Commercial, Vo Parasitisme, Régime juridique spécifique, Fasc. 255-10, n° 7, 2023, Ph. Le Tourneau.
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8.
CA Paris, 5-2, 23 juin 2023, n° 21/19404.
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9.
Cass. com., 22 juin 2017, n° 14-20.310 : Bull. civ. I, n° 152.
Référence : AJU017i8
