Le blanchiment, un enjeu national et européen

Publié le 15/10/2019

Matière vivante, la jurisprudence de la Cour de cassation vient de rendre de nouveaux arrêts, le 11 septembre dernier, qui reviennent sur la définition même du blanchiment et introduisent la notion d’instantanéité dans l’infraction. Avec de multiples conséquences sur la prescription. Par ailleurs, si le blanchiment est aujourd’hui très fréquemment utilisé dans l’arsenal du droit des affaires, il est aussi devenu un enjeu au niveau européen, notamment avec les bouleversements liés au numérique. Le colloque organisé à la Cour de cassation le mardi 17 septembre sur le blanchiment a été l’occasion de revenir sur ses spécificités et enjeux.

« Le blanchiment c’est un peu la Cendrillon du droit pénal des affaires. C’est en effet une success story incroyable », a lancé, non sans humour, David Chilstein, professeur à l’université Panthéon-Sorbonne (Paris 1), spécialisé en droit privé et affaires criminelles. En effet, qui aurait parié que le blanchiment, infraction à « l’origine modeste et à la formulation laborieuse et empruntée », proche du recel à tel point qu’elle a peiné à convaincre de son bien-fondé deviendrait « l’infraction phare de la matière » ?

À la base, le blanchiment « concernait le trafic de stupéfiants, le proxénétisme », et ce n’est qu’en 1996 que le législateur créé l’infraction générale de blanchiment. Quant à sa formulation, elle laisse perplexe David Chilstein : loin d’être intuitive, sa définition : « Apporter un concours à une opération de placement, de dissimulation, de conversion d’un produit direct ou indirect d’un crime ou d’un délit », sonne « étrangement aux oreilles du juriste » car ses termes principaux, placement ou conversion, « n’appartiennent simplement pas à la langue des juristes, mais davantage à l’ingénierie financière », contrairement au recel, auquel elle ressemble étrangement, et qui lui fait appel à des termes plus familiers aux juristes.

Un succès dû à la moralisation du monde des affaires

Pour David Chilstein, le « succès » du blanchiment ne doit rien au hasard, puisque sa définition a été portée par tous les courants destinés « à favoriser la moralisation du droit des affaires ». Quitte à faire preuve d’une conception molle du principe d’égalité, « rendue possible par les termes mêmes de l’incrimination : « la notion de placement est assez vague et ne rend pas bien compte de ce qu’est une opération de blanchiment ». En somme, si un accusé est incriminé pour une action séparée des étapes du processus du blanchiment (soit un ensemble d’opérations destinées à effacer l’origine délictueuse du produit d’un crime ou d’un délit), le processus lui-même est perdu de vue et n’apparaît plus comme la condition nécessaire à la commission de l’infraction. Ainsi « déposer des fonds bancaires, sans même l’utilisation d’un prête-nom, suffit à constituer une infraction », donne-t-il en exemple.

Depuis les arrêts rendus par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 11 septembre dernier, l’infraction était considérée comme une infraction continue, et bénéficiait ainsi du retardement de point de départ du délai de prescription (qui se met en branle dès lors que l’acte de blanchiment prend fin). Pour le parquet, ce changement de paradigme revient à un vrai « cadeau ». « C’est ainsi qu’il s’est saisi de cette infraction miracle, modelée pour les besoins de la répression », où il n’existe plus d’infraction pour corruption sans blanchiment de corruption, plus de fraude fiscale, sans blanchiment de fraude fiscale. « Infraction balais, le blanchiment arrive toujours à la rescousse. Voilà pourquoi elle est devenue omniprésente », analyse David Chilstein.

Désormais, les arrêts du 11 septembre affirment que « le blanchiment n’est pas une action continue mais instantanée ». Résultat : alors que le blanchiment était au fait de sa puissance, on lui ôte d’un seul coup l’attribut principal de son attractivité, son caractère continu.

Caractère continu ou instantané ?

Jean-Paul Valat, avocat général à la cour criminelle de la Cour de cassation, a reconnu que « les enseignements de ces arrêts sont importants car la chambre criminelle ne s’était encore jamais prononcée sur la nature de l’infraction de blanchiment par rapport aux règles de la prescription, désormais l’infraction est instantanée, sauf cas particulier ». Les affaires sur lesquelles se sont basés les arrêts posaient trois questions : « Le blanchiment est-il une infraction instantanée ? Continue ? Dissimulée ou occulte ? », « Quelle est la base de calcul de l’amende professionnelle prévue par l’article 324-3 du Code pénal ? », enfin « Est-il toujours possible, au regard de l’évolution de la jurisprudence, de sanctionner la même personne pour fraude fiscale et blanchiment de fraude fiscale ? ».

En tout état de cause, pour David Chilstein, le caractère instantané du blanchiment est lourd de conséquences, notamment sur la prescription. « Il faut revenir sur la distinction capitale entre ces deux types d’infraction, cette distinction fondée sur la durée de commission des infractions, sur la durée d’exécution de l’acte délictueux », précise-t-il.

« Certaines infractions se produisent en un trait de temps, le temps de la soustraction frauduleuse, et commencent à se prescrire dès leur fin. D’autres infractions perdurent dans le temps ou sont susceptibles de durer », précise David Chilstein. « La durée fait partie intégrante de l’infraction. Mais la plupart des infractions continues possèdent en revanche un élément constitutif qui est susceptible de durer, comme la détention d’un objet qu’on a acquis en connaissance de son origine délictueuse ». Mais, contrebalance-t-il, cette détention, peut aussi ne pas durer. Et si elle ne dure pas, cela ne change rien au fait qu’on commette un recel. Quid de la dissimulation ? « Bien sûr la dissimulation est un acte susceptible de durer dans le temps ».

Et de revenir sur la fiche explicative disponible sur le site de la Cour de cassation, qui revient sur la subtilité de l’enchevêtrement normatif entre recel et dissimulation. « Or la dissimulation est également un élément constitutif du recel, le recel ce n’est pas seulement détenir, c’est aussi dissimulé », ce qui mène à une aporie.

La question de la prescription

David Chilstein pense que les arrêts rendus par la cour criminelle, affirmant le caractère instantané de l’infraction, permettent de « couper court aux effets de l’arrêt de 2004 », et procède ainsi à une sorte « de rééquilibrage entre le régime des poursuites applicables au recel et au blanchiment, articulé sur les règles d’imputabilité des deux infractions ». Après 2004, « le blanchiment étant considéré comme une infraction autonome, la prescription de l’infraction principale ne [faisait] pas obstacle à la poursuite du blanchiment subséquent. Conséquences : tous les auteurs d’infraction prescrite ont pu être rattrapés par le collet en raison du blanchiment du produit de l’infraction commise mais qui était prescrite », éclaire David Chilstein.

« La fraude fiscale avait beau être prescrite, les auteurs étaient néanmoins poursuivis par le biais du blanchiment ». Certains y ont vu un certain dévoiement du régime de la prescription, « comme machine à faire sauter la prescription ». Car si l’auteur est condamné pour blanchiment, il paie surtout pour l’infraction commise à l’origine. « Il y a un décalage criminologique », a-t-il estimé. « L’enseignement à tirer revient à considérer qu’une infraction subséquente ne peut être continue si elle est imputée aux auteurs de l’infraction principale », selon les arrêts du 11 septembre 2019.

En somme, « le régime de la prescription appliquée au blanchiment était excessivement sévère, compte tenu du choix d’étendre le blanchiment aux auteurs de l’action préalable. La Cour de cassation a su entendre les plaintes de la défense ». Pour autant, il souligne un point restant incohérent. « Quand on enseigne le droit pénal aux étudiants de 2e année, en leur expliquant que le voleur d’un tableau peut être poursuivi pendant 6 ans, mais que celui qui lui a acheté et l’a depuis 20 ans, peut être poursuivi pendant 26 ans, ils ne comprennent pas » la logique de l’affaire !

Pour lui, « la durée du délit ne justifie pas une telle différence de régime en tant que prescription. La détention se réalise aussi dans un trait de temps. Ce qui compte c’est l’effet générateur de l’acquisition, au moment de l’achat du bien ou du dépôt bancaire ».

Pour conclure sur l’actualité de la jurisprudence, « le véritable intérêt de l’arrêt sonne le glas des infractions continues, ou réduit leur périmètre ». Peut-être la cour criminelle aurait-elle dû aller jusqu’au bout de sa démarche intellectuelle « en reconnaissant que les infractions continues sont une anomalie du droit pénal et qu’elles devraient disparaître »…

Le droit européen face au blanchiment

Silvia Allegrezza, professeur de droit criminel, procédure pénale et droit fondamentaux à l’université du Luxembourg, est convaincue que « le droit comparé constitue un élément fondamental dans la recherche juridique », d’autant plus pertinent pour le blanchiment, qui « offre une perspective presque unique sur la politique criminelle européenne, en matière de criminalité économique et financière », en étant le « témoin des tensions qui traversent la politique européenne ».

Elle a rappelé que le blanchiment était « au cœur de la politique pénale européenne depuis les années 80 », en faisant « l’objet d’un activisme normatif sans précédent (plusieurs conventions et traités internationaux des Nations unies, l’UE a adopté des décisions-cadres, règlements, directives…), sans oublier, du point de vue de la soft law, « de dizaines de recommandations, des lignes directrices, livres verts… ». Côté jurisprudentiel, il fait aussi l’objet de centaines de décisions internationales. En ce qui concerne l’UE, dispositif divisé en volet préventif et répressif.

Le volet préventif s’est composé de la consolidation de la 4e et 5e directive de lutte contre le blanchiment, désormais « pierre angulaire du volet préventif, qui se base sur l’appréciation des risques par la doctrine du « know your customer ». Le volet pénal a été laissé de côté jusqu’à récemment, a précisé Silvia Allegrezza. Mais la dernière avancée de cette « boulimie législative est la 6e directive octobre 2018 qui vise à renforcer les mesures de la décision-cadre de 2001 ». Pour rappel, cette décision (identification, dépistage, gel, saisie et confiscation…) « ne faisait que reprendre des définitions de la convention de Strasbourg de 1990, en évitant toute harmonisation à la fois dans la description des infractions, et dans la liaison entre les infractions primaires et le blanchiment tout court. Ces limites et ces faiblesses laissaient perdurer les divergences entre États membres, surtout en ce qui concerne les infractions primaires ».

Aujourd’hui, détaille-t-elle, « le blanchiment est une infraction générale, distincte et autonome. Le renforcement du dispositif répressif est assuré par la 6e directive par l’émancipation du blanchiment de son infraction primaire, ce qui entraînait une difficulté de causalité. Elle se réjouit que la directive permette une « harmonisation de sanctions et tente d’améliorer la mise en œuvre de la lutte contre le blanchiment, en élargissant énormément la compétence obligatoire des États membres ». En effet, chaque fois qu’une infraction primaire a été commise à l’étranger, si une partie du blanchiment a été commis dans un État membre, ce dernier est toujours compétent et doit poursuivre le blanchiment.

Mais n’en restent pas moins des faiblesses, dans la procédure, notamment sur « la circulation des informations entre les cellules de renseignement financier des différents pays, les enquêteurs, et les autorités pénales ».

Le numérique, révélateur de faiblesses ?

Délits en chaîne, le blanchiment « constitue une infraction multiforme, caméléon » et « les blanchisseurs ont su immédiatement utiliser les nouvelles technologies et le développement du numérique ». Ainsi, il est aussi révélateur des faiblesses du cadre normatif au niveau européen. « Les implications ne demandent [certes] pas de mise à jour normative. Les cartes de crédit, Paypal, les banques en ligne ou les casinos ne changent pas les éléments constitutifs du blanchiment ».

Là encore, souligne-t-elle, « le point de faiblesse concerne la procédure. Comment établir la compétence dans un système numérique globalisé ? Quelles mesures d’enquête pour les enquêteurs ? Est-ce que la boîte d’outils est suffisamment évoluée pour permettre aux enquêteurs d’être efficaces ? Et les règles du Code pénal sont-elles adéquates aux nécessités de la justice numérique ? ». Autant de questions soulevées par la professeur de droit. Les points d’acchoppements se concentrent sur les « difficultés d’accès aux éventuelles traces laissées sur la toile par les auteurs », face à quoi, la proposition d’injonction européenne de production de conservation de preuves électroniques en cas de délit en ligne transfrontalières est un outil utile à la justice pénale européenne.

Le visage du blanchiment a changé avec l’arrivée des cryptomonnaies, « qui utilisent la technologie de la blockchain et la cryptographie pour dissimuler l’identité du bénéficiaire effectif ». Depuis la mise en circulation de bitcoins en 2009, « le développement spectaculaire des monnaies virtuelles est sujet de l’attention des autorités internationales ». Il apparaît comme impérieux de « trouver des réponses normatives et réglementaires à ce problème ».

Véritable « game changer », la monnaie virtuelle ne nécessite plus de tiers de confiance, comme les banques centrales. « Ce sont les utilisateurs qui redistribuent, ce qui permet de conserver données des transactions, par les ordinateurs connectés. Une fois que la transaction est validée, le bénéficiaire peut convertir en dollars ou les conserver dans un portefeuille virtuel qu’il peut gérer ». Au niveau européen, la 5e directive parle des cryptomonnaies mais de façon négative en affirmant qu’ « elles ne sont ni émises par une banque centrale ou une autorité publique et ne possèdent pas le statut juridique de monnaie ou d’argent. Sans oublier que leur convertibilité n’est pas garantie pas la loi, mais sujets à des taux fluctuants ». Alors que tous les systèmes préventifs se basent sur la dénonciation, le registre de bénéficiaires effectifs, le « know your customer »…, et imposent ces contraintes aux professionnels du secteur financiers, qui faut-il assujettir aux obligations dans le cas de l’absence de tiers ? Pour Silvia Allegrezza, face à la décentralisation vers le privé, « il faut se focaliser sur le prestataire de services d’échanges, véritable point de contact ».

Ainsi le Gafi (Groupe d’action financière) demande à tous les pays de forcer le fournisseur de service de monnaie virtuelle à être doté de licence, ce qui revient à « les obliger à communiquer les données aux gens qui sont les bénéficiaires des cryptomonnaies ». Il existe bien une seconde façon d’obtenir les informations, collectables « pendant le trajet des données virtuelles », grâce à une captation en temps réel, lors de laquelle l’enquêteur cherche une faille dans système, ce qui signifie rapprocher les techniques de police de celles utilisées par les hackers. « Les implications sont évidentes, avec des dangers de dérives possibles », s’inquiète Silvia Allegrezza, « mais la justice pénale doit faire choix entre privatisation ou le recours aux méthodes non orthodoxes de police », dans le respect des droits démocratiques.

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