Le droit boursier à l’épreuve de la liberté d’expression
La Cour européenne des droits de l’Homme vient de donner tort à la France, dans un arrêt Tête c/ France du 26 mars 2020 (req. n° 59636/16). Condamné pour dénonciation calomnieuse, parce qu’il avait dénoncé dans une lettre ouverte au président de l’AMF, la soi-disant fausse information financière diffusée par un émetteur, Étienne Tête a obtenu de la CEDH la reconnaissance d’une atteinte disproportionnée à sa liberté d’expression.
Il est assez rare que la question de la liberté d’expression rencontre celle du droit boursier. Mais cela arrive. Il y a notamment eu quelques décisions de l’AMF prononcées à l’encontre de journalistes. Cette fois, le cas est plus atypique puisqu’il concerne la liberté d’expression d’un homme politique concernant un émetteur.
Un nouveau stade de football dénommé OL Land
Dans cette affaire, dont les faits remontent à la fin des années 2000, la personne qui a saisi le Cour européenne des droits de l’Homme est Étienne Tête. À l’époque de l’affaire, il est notamment adjoint au maire de Lyon, chargé des travaux, marchés publics et affaires juridiques. À ce titre, il s’oppose au projet de construction par la société Olympique Lyonnais Groupe d’un nouveau stade de football dans la banlieue lyonnaise, l’« OL Land ». Étienne Tête est aussi l’avocat d’autres opposants au projet et de personnes expropriées dans le cadre de sa réalisation. Il se trouve que l’OL Groupe décide d’entrer en bourse pour réaliser ce projet et soumet à l’Autorité des marchés financiers (AMF) un document de base que celle-ci enregistre le 9 janvier 2007. Or Étienne Tête estime que cette introduction est illégale et, par ailleurs, que la société n’a pas respecté le calendrier du projet d’acquisition d’actifs qu’elle a elle-même fixé. Le 24 janvier 2010, il adresse une lettre ouverte au président de l’AMF dans laquelle il alerte sur les circonstances d’entrée en bourse de l’OL Groupe, en particulier sur la qualité de certaines informations relatives au projet OL Land figurant dans le document de base. Le 8 février 2010, le président de l’AMF répond qu’il a transmis ce courrier à ses services. Finalement, l’AMF ne jugera pas nécessaire de donner suite à la lettre.
Plainte pour dénonciation calomnieuse
Le 13 avril 2010, l’OL Groupe et son dirigeant portent plainte pour dénonciation calomnieuse, donnant ainsi le coup d’envoi au contentieux qui va monter jusqu’à la CEDH. Par jugement du 16 mars 2012, le tribunal correctionnel de Paris constate que le courrier comporte des faits susceptibles d’emporter des sanctions. Il relève ensuite que les faits dénoncés sont faux et la réaction bien tardive (3 ans après). Par conséquent, il condamne Étienne Tête à 3 000 euros d’amende, un euro de dommage-intérêts à la société et à son dirigeant, et 5 000 euros d’article 475-1 (frais de justice). Ce jugement est confirmé par la cour d’appel de Paris le 15 décembre 2014, qui souligne que les difficultés du projet et les possibles retards n’ont pas été minorés dans le document d’introduction, dès lors que celui-ci évoquait bien au titre des réserves tous les problèmes que le projet était susceptible de rencontrer. Étienne Tête se pourvoit en cassation mais, une fois de plus, il échoue. La Cour confirme l’arrêt par une décision du 12 avril 2016. En voici les principaux motifs : « Attendu que les juges, qui étaient saisis de faits de dénonciation calomnieuse et non de diffamation publique, n’avaient pas à répondre à l’argumentation du prévenu tendant à justifier les faits qui lui sont reprochés par la libre expression d’un homme politique vis-à-vis d’un projet d’intérêt général ; qu’en effet, des faits de dénonciation calomnieuse ne sauraient être justifiés par le droit d’informer le public défini par l’article 10§1 de la Convention (…), lequel, dans son second paragraphe, prévoit que l’exercice de la liberté de recevoir et de communiquer des informations comporte des devoirs et des responsabilités et qu’il peut être soumis par la loi à des restrictions ou des sanctions nécessaires à la protection de la réputation des droits d’autrui ».
Atteinte à la liberté d’expression
C’est alors qu’Étienne Tête décide de saisir la Cour européenne des droits de l’Homme. Il invoque une atteinte à la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention. Dans cette affaire, tout le monde est d’accord, y compris le gouvernement français, pour admettre qu’il y a eu ingérence dans la liberté d’expression. Mais évidemment, les plaideurs n’en tirent pas les mêmes conséquences. L’État estime que cette ingérence était nécessaire pour préserver la réputation de la société et de son dirigeant. Il souligne qu’Étienne Tête, en écrivant au président de l’AMF, visait la sanction de ceux qu’ils dénonçait. Il note également que si Étienne Tête se présente devant la CEDH comme avocat et homme politique, ce n’est pas en cette qualité qu’il a écrit au président de l’AMF mais en tant que défenseur de l’intérêt général. À supposer qu’il ait agi en homme politique, les hommes politiques doivent s’abstenir de recourir à des propos ou des attitudes vexatoires ou humiliantes, incompatibles avec un climat social serein. Enfin, le gouvernement français fait valoir que l’objectif du requérant, « qui connaissait le caractère inexact de ses propos et n’était donc pas de bonne foi, n’était pas d’informer, mais de dénoncer l’OL Groupe et son président pour diffusion de fausse informations à l’autorité ayant pour fonction d’enquêter et de poursuivre les violations des règles boursières, tout en sachant que sa dénonciation aurait pu déclencher des poursuites administratives et pénales contre eux et porter atteinte à leur honneur et à leur intégrité morale ». En d’autres termes, le requérant aurait instrumentalisé la procédure de saisine de l’AMF à des fins politiques. L’intéressé rétorque qu’il n’y a pas eu de condamnation et que ce serait une première de sanctionner quelqu’un pour dénonciation calomnieuse quand celle-ci n’a emporté aucun préjudice. Il souligne que l’information litigieuse était publique et d’intérêt général, qu’il ne poursuivait pas un intérêt personnel et que la personne visée a pu répondre immédiatement. Il précise encore que cela s’inscrivait dans le cadre d’un débat d’intérêt général.
Un contrôle de proportionnalité devait être effectué en l’espèce
En substance, la Cour européenne va reprocher d’une part à la cour d’appel de ne pas s’être interrogée sur la liberté d’expression et, d’autre part, à la Cour de cassation d’avoir considéré que la dénonciation calomnieuse constituait intrinsèquement un abus de la liberté d’expression. « Ce qui irrite la Cour européenne des droits de l’Homme semble-t-il, c’est que les juridictions françaises ne se soient pas livrées au contrôle de proportionnalité entre l’atteinte à la liberté d’expression d’une part, et l’atteinte à la vie privée, de l’autre. C’est donc elle qui va y procéder. Le problème, c’est qu’elle est éloignée du terrain, de la réalité française, ce qui explique que certains éléments retenus en faveur d’Étienne Tête puissent nous apparaître discutables », analyse Jean-Philippe Pons-Henry, associé chez Gide. Pour considérer en effet que l’ingérence dans la liberté d’expression était disproportionnée en l’espèce, la Cour retient plusieurs éléments. Elle note que l’AMF n’a pas donné suite à la lettre, ce qui relativise l’atteinte portée à la réputation de la société et de son dirigeant et que le dossier ne comporte rien permettant de déterminer qu’il y a eu atteinte à leur réputation. Elle relève également que « le requérant s’exprimait sur un sujet d’intérêt général, puisqu’il était question d’une grande infrastructure dont la réalisation était de nature à générer d’importantes dépenses publiques et avoir de fortes conséquences sur l’environnement, et dans le cadre d’un débat largement ouvert sur le plan local ».
Alerte boursière ou débat politique ?
« Devant l’AMF et les juridictions françaises, l’intéressé s’était présenté comme un lanceur d’alerte préoccupé par la qualité de l’information financière délivrée au public à propos de ce projet et suspectant une manipulation de marché, note Jean-Philippe Pons-Henry. Devant la CEDH, il invoque sa qualité d’homme politique légitime à s’investir dans un débat d’intérêt général. Si le sujet avait été traité par les juridictions françaises, l’incompatibilité entre ces deux postures aurait probablement été identifiée. Les juges auraient sans doute été plus enclins à relever qu’il n’y avait pas de lien logique et légitime entre l’intérêt général au nom duquel s’exprimait son militantisme anti-stade, et l’intégrité du marché financier au nom de laquelle il a saisi l’AMF. Ici, la Cour met en balance la liberté d’expression et la réputation, mais il y avait un autre intérêt à protéger : la capacité des autorités à remplir leur mission sans être perturbées par des dénonciations inutiles ». La Cour relève encore que la lettre est rédigée en partie sous forme interrogative. Or les précautions de style font partie des éléments à prendre en compte dans le contrôle de proportionnalité. « Quand vous présentez deux options dont l’une apparaît à l’évidence impossible, je ne suis pas certain qu’on puisse parler de précaution, cela relève davantage de la rhétorique. Une juridiction interne aurait sans doute relativisé cet élément », note l’avocat. S’agissant de l’amende, la Cour admet que, comme le soutient le gouvernement français, elle n’est peut-être pas lourde mais pour rappeler immédiatement que « le prononcé même d’une condamnation pénale est l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression ».
Pour toutes ces raisons, elle donne raison à Étienne Tête et lui alloue 10 000 euros pour réparation du dommage matériel ainsi que 10 000 euros au titre des frais de justice ; en revanche, elle a rejeté sa demande d’euro symbolique au titre du dommage moral résultant de l’atteinte infligée à sa liberté d’expression, estimant que la décision qui lui donne raison suffit à réparer ce préjudice. « La conséquence de cet arrêt, c’est un affaiblissement du garde-fou que représente la dénonciation calomnieuse contre les fausses accusations. Il faut craindre que cela n’engendre une diminution de la prudence dans l’expression », prévient Jean-Philippe Pons-Henry. Alors que la question des activistes agite beaucoup depuis quelques temps, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur l’effet d’une telle jurisprudence sur ce phénomène dès lors que précisément l’une des critiques qui leur est adressée est leur communication offensive dans les médias. « Si les critiques d’un activiste venaient à dégénérer en diffusion de fausse information, on peut en effet imaginer que la CEDH procéderait au contrôle d’une éventuelle condamnation sur ce fondement sur le terrain de la liberté d’expression et selon une méthodologie similaire », estime Jean-Philippe Pons-Henry.